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“L’Europe est engagée dans une catastrophe” ...oui, mais contrairement à ce qu’en pense Jean Luc Mélenchon, le progressisme en est bien plus responsable que le libéralisme
©ALAIN JOCARD / AFP

Fausse route

Dans un long entretien donné à Mediapart, le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon assure que "l'Europe est engagée dans une catastrophe de première grandeur et rien ne semble pouvoir l'empêcher" et pointe le libéralisme comme responsable. Mais les choses sont peut-être un peu plus compliquées.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Dans une longue interview donnée à Mediapart, Jean-Luc Mélenchon déclare : "Notre adversaire n’est pas seulement idéologique, mais anthropologique, sociologique. Partout, le libéralisme a diffusé le venin de la fin des solidarités, de la compétition de chacun contre tous, l’accoutumance à la précarité et à la souffrance du vivant… Il faut donc affronter ce monde comme un tout, car il sape les fondamentaux de ce que nous sommes et de la civilisation humaine menacée de disparition. Depuis le début, je sais qu’il s’agit là d’un défi tragique. L’Europe est engagée dans une catastrophe de première grandeur et rien ne semble pouvoir l’empêcher. Le nouvel humanisme a donc besoin de gagner rapidement dans au moins un pays. Le nôtre allumerait un brasier mondial. Mais il faut entreprendre cette bataille, tout en sachant que la société qui nous intéresse, les fameux « 99 % », n’est pas une masse homogène.". Dans quelle mesure Jean-Luc Mélenchon peut-il commettre une erreur de jugement, confondant sa critique du libéralisme avec ce qui pourrait être attribué comme étant l'héritage du progressisme ?

Christophe Boutin :  Effectivement, Jean-Luc Mélenchon semble commettre une certaine confusion entre le libéralisme, un mot il est vrai ambigu et qui suppose de faire des distinctions internes, et ce qui relèverait de ce que l’on peut nommer, suivant en cela Emmanuel Macron, le « progressisme ».

Pour résumer brièvement les choses, on pourrait en effet distinguer deux catégories de libéralisme. D’une part, un libéralisme qui veut permettre aux hommes de se réaliser en écartant la tutelle du pouvoir absolu, prônant la défense des libertés individuelles, mais qui le fait sans nier les appartenances. Un libéralisme finalement plus identitaire que mondialiste, où l’on retrouve sociologiquement de petits entrepreneurs, des commerçants, des propriétaires. Un libéralisme qui est plus politique qu’économique en ce sens que pour lui la seule liberté économique ne saurait réguler la société. C’est bien le politique qui aurait vocation à le faire, et ce dernier pourrait même, lorsque l’exige un intérêt national qui doit primer sur les intérêts particuliers, contrôler l’économie, par l’instauration par exemple de services publics.

D’autre part, nous avons un libéralisme qui est lui clairement mondialisé, où la dimension économique prime sur la politique, volontiers considéré comme une simple « superstructure », et où l’ordre social naît de la liberté du Marché. Un libéralisme essentiellement financier, apatride, où aucun frein ne saurait être imposé à un individu-roi, démiurge tout puissant dégagé de toute appartenance. C’est le monde du « progressisme », et celui auquel semble s’attaquer Jean-Luc Mélenchon.

Il n’est pas seul, et ce qui est remarquable dans la citation que vous donnez, c’est que tout conservateur pourrait la signer sans la moindre hésitation. Le conservateur estime en effet lui aussi que le progressisme « sape les fondamentaux de ce que nous sommes » et que « la civilisation humaine est menacée de disparition ». Il réclame le retour des solidarités et le dépassement de la lutte de tous contre tous, comme la stabilité et la défense du vivant.

D’où vient alors la différence d’avec les conservateurs, et en quoi est-elle révélatrice des limites de l’analyse de Mélenchon ? De « l’humanisme » de ce dernier, qui lui interdit de se référer à l’héritage et le pousse dans une fuite en avant. Il ne prétend pas en effet restaurer des solidarités (c’est toujours pour lui « du passé faisons table rase »), mais prétend en créer de nouvelles sur la vieille base utopiste de l’égalitarisme absolu. Selon lui il y a « vocation des êtres humains à s’intégrer harmonieusement dans la société par l’égalité », une égalité qui, au vu des attentes de ses troupes, ne saurait être qu’une égalité des résultats et aucunement la nécessaire égalité des résultats.

En fait, la principale contradiction de Mélenchon vient sans doute de ce que ses fondamentaux sont les mêmes que ceux de son ennemi progressiste : pour lui aussi la dimension économico-sociale est censée primer toutes les autres, tout définir et tout expliquer.

Dans quelle mesure le "progressisme" peut-il se définir comme le produit d'une conversion à un libéralisme financier qui a pu s'accompagner d'un sociétalisme perçu comme un moyen de "couvrir" sa dimension économique ? En quoi ces deux éléments constituent le "tout" de ce qu''est devenu le "progressisme" ? 

À la base du « progressisme » au sens où nous l’entendons ici, il y a le culte de l’individu-roi, c’est-à-dire, pour citer Renan, de « cet homme abstrait, né orphelin, resté célibataire et mort sans enfants» », bien triste image de la condition humaine. Partant de cette base commune, libéralisme financier et libéralisme sociétal ne sont que les deux faces d’une même pièce.

Bien sûr, les délires hédonistes du libéralisme sociétal sont autant d’éléments qui, engluant les hommes dans un éternel présent, leur interdisent de prendre conscience de la dimension tragique de l’histoire, et limitent donc les risques de rébellion. C’est la société totalitaire décrite par Alexis de Tocqueville dans une des pages les plus forte de sa Démocratie en Amérique : « Je vois – écrivait-il - une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré a l'écart, est comme étranger a la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. »

Cette zombification hédoniste sert effectivement le pouvoir « immense et tutélaire », « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux » qui, pour Tocqueville, domine alors le tout. Mais n’oublions pas que, dans le monde progressiste, d’une part, il s’agit en grande partie d’une servitude volontaire, et, d’autre part, que le titulaire du pouvoir, ici le trader, est lui-même réduit à l’état de monade par le refus de toute appartenance.

Contre ce progressisme, caractérisé par le rejet de tout héritage, passé ou à transmettre, le conservatisme, dont toute la pensée est justement centrée autour de cette notion, est la seule réponse cohérente. Et derrière des diagnostics critiques parfois pertinents, le choix mélenchonien de la recréation naturelle de solidarités par l’égalitarisme social n’est qu’une nième résurgence de ces utopies millénaristes dont on connaît bien les effets destructeurs.

Au cours de cette même interview, Jean-Luc Mélenchon indique, à propos d'une alliance européenne des partis de gauche : "Elle est indispensable pour l’Histoire. Nous sommes dans une phase où la politique libérale a produit un monstre : en Europe, l’essentiel de la réplique à la politique néolibérale se fait aujourd’hui du côté de l’extrême droite, contrairement à l’Amérique latine où le souffle du volcan est allé de notre côté.".Comment comprendre cette construction reposant sur l'idée "d'un produit de l'histoire". Quels sont les failles d'une telle pensée de "systèmes" ? 

Alliance européenne d’abord, puis mondiale des partis de la gauche radicale (un terme que Jean-Luc Mélenchon n’aime pas), voilà en effet le but, une fois acté, comme le fait de tribun de FI, le décès de la social-démocratie en Europe. Une alliance qui devrait se bâtir en Europe autour du mouvement « Et maintenant le peuple », créé en avril avec des partis portugais et espagnols, mais qui pourrait regrouper des partis finlandais, suédois, danois, hollandais, irlandais, et pourquoi pas anglais si Corbyn veut bien renier la social-démocratie. Et qui pourrait donc connaître aussi une extension mondiale avec des partis du Venezuela, du Mexique, et qui sait, demain, du Brésil, d’Argentine, du Maghreb, ou même l’américain Bernie Sanders. Un seul exclu, le « social traître » Tsipras, qui a vendu la révolte grecque à la troîka bruxelloise contre 30 euros.

Hélas, hélas, hélas, comme aurait dit le Général de Gaulle, « en Europe aujourd’hui – s’inquiète Mélenchon -, la vermine est partout ». En France, en Italie, en Autriche, en Hongrie, en Pologne, « l’extrême droite » progresse, au point d’être parfois aux affaires. Pourquoi ? La réponse est facile à deviner, mais à cause du social, naturellement. « Le problème – déclare Mélenchon -, c’est que l’émergence de l’extrême droite est directement liée à la politique socialement destructrice des libéraux et au machiavélisme des eurolâtres avec leur chantage permanent : ‘C’est nous ou l’extrême droite’. »

On objectera au leader de FI que la vision de ses troupes et de leurs alliés d’extrême gauche favorise le même chantage, ce dont il a d’ailleurs conscience. Il reconnaît en effet le dilemme dans lequel il est : il lui faudrait, pour augmenter son électorat, convaincre des catégories sociales qui « ont horreur des décibels, alors que le cœur de notre stratégie, c’est la conflictualité, car sans conflictualité, pas de conscience ». Mais on retrouve surtout dans cette analyse le réductionnisme déjà évoqué du « tout social », et l’incapacité à imaginer d’autres identités que celle des classes, et d’autres inquiétudes que la perte d’emploi.

Or, et tous les sondages en Europe le montrent, l’emploi n’est plus l’inquiétude principale des populations : ce sont, dans le désordre, l’immigration, la menace identitaire et l’insécurité. Par ses prises de position sur l’Islam ou l’immigration, Jean-Luc Mélenchon passe donc nécessairement à côté du noyau dur de la révolte populiste actuelle, et qu’il s’oppose à l’Union européenne ou veille sortir de l’OTAN est ici bien secondaire. Très révélatrice d’ailleurs est son ambiguïté quand il est mis par Médiapart en face de ses propres contradictions face au phénomène migratoire. « Il y a beaucoup de personnes à régulariser », mais il n’est pas « pour la liberté d’installation » ; il faut un « protectionnisme solidaire » bâti sur les « points d’appui » que sont les frontière, et parler du phénomène serait faire jeu de l’extrême droite…

Malgré ces faiblesses, FI va certainement faire un score correct aux prochaines élections européennes, puisque les autres forces situées à la gauche de LaREM (PS et Verts) sont inaudibles sur ce point. Mais son approche purement sociale lui impose un plafond.

Sa tentative pour le franchir est, dans une approche très gramscienne, de jouer sur les « intellectuels organiques », et de se servir comme rabatteurs de cette gauche intellectuelle médiatique déçue par le macronisme. L’un des buts est de ramener à lui les « classes moyennes supérieures ‘sachantes’ », les « petits bourgeois gentilshommes », « les ingénieurs, les architectes, les professeurs », qu’il compte rassembler grâce à un projet de transition écologique. Tous ceux qui, effectivement, d’une part, sont inquiets de leur possible déchéance sociale et aimeraient se sentir mieux considérés, et, d’autre part, sont encore assez physiquement éloignés de certaines réalités pour croire que les aides sociales pourront tout résoudre. Quant à savoir si cette moyenne bourgeoisie et ses enfants rebelles des Blacks Blocks est « le peuple », c’est une autre question.

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