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Ce diagnostic de la réalité que devraient commencer par faire les milliardaires français soudainement épris de justice sociale
©LOIC VENANCE / AFP

Riches et pas contents

Des hommes d'affaires tels que François Pinault ou Mathieu Pigasse ont fait part de leur inquiétude concernant la politique d'Emmanuel Macron. Une véritable prise de conscience des élites financières ?

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Atlantico : Plusieurs hommes d’affaires critiquent et s’inquiètent de la politique sociale d’Emmanuel Macron, dont Mathieu Pigasse et François Pinault. L’ancien PDG du groupe de luxe Kering, estime dans une interview au Monde magazine parue ce vendredi, que le président de la République « ne comprend pas ses citoyens les plus pauvres ». Le milliardaire ajoute qu’il redoute qu’Emmanuel Macron "mène la France vers un système qui oublie les plus modestes". Comment analysez-vous cette déclaration de la part d’un homme d’affaires comme François Pinault ?

Jean-Paul Betbeze : En France, même les milliardaires ne sont pas comme ailleurs ! Aux Etats-Unis, où ils sont bien plus nombreux et aussi plus riches, beaucoup critiquent le Président Trump pour sa politique sociale et d’immigration, et surtout sur le commerce international. Certains, rares, l’encouragent dans une politique libertarienne. Surtout, les milliardaires américains ont créé beaucoup de millionnaires, au moins, que l’on songe aux actionnaires et aux salariés d’Apple ou Facebook, ou aux actionnaires de Berkshire Hathaway, le groupe de Warren Buffet. Enfin, de nombreux milliardaires américains ont prévu de léguer l’essentiel de leur fortune à des fondations caritatives, voire s’y engagent à temps plein, comme Bill Gates (deuxième fortune mondiale avec 90 milliards, derrière Jeff Bezos 112), dans la Fondation Bill-et-Melinda Gates.

Il n’est pas question ici de mesurer le talent, voire le génie de ces personnes, sans doute servies par la chance (qui sourit aux audacieux, comme on sait), mais de voir comment elles envisagent d’utiliser leur expertise et les résultats de leur succès, pour leur pays et, plus généralement, pour aider. Ces milliardaires américains font parfois de la politique, mais prêchent surtout par l’exemple.

Le cas français ne semble pas aller sur cette voie. Les milliardaires ici sont en général silencieux, plus souvent mécènes en art qu'en activités, moins encore activistes. Dans leurs entreprises, leur politique d’intéressement est plus généreuse, mais pas très différente des autres (non milliardaires), sans doute pour des raisons légales et fiscales. Enfin, on ne sait pas grand-chose de leur testament. C’est leur choix. N’est pas Soros qui veut.

Ce qui est plus étrange ici, c’est par exemple que François Pinault, troisième fortune française (autour de 27 milliards de dollars selon Forbes, mais trentième mondiale tout de même) s’en prend au Président de la République, qui « ne comprend pas ses citoyens les plus pauvres ». Il n’avance pas de preuve : son propos suffit, et moins encore d’explication : que veut dire « comprendre » ?

Veut-il donc proposer de surtaxer les gros héritages, comme le proposent certains soutiens du Président (puisque « les enfants des innovateurs sont souvent des rentiers » selon Philippe Aghion, Philippe Martin et Jean Pisani-Ferry). Veut-il plutôt donner ses milliards à la Fondation de France, financer une cause spécifique ? « Comprendre » : c’est faire quoi ? Et les milliardaires n’ont-ils pas un rôle particulier dans cette France qui n’aime pas beaucoup l’argent, mais qui a un taux de chômage structurel autour de 7% ?

Selon Mathieu Pigasse dans Une interview aux Échos, « il manque la dimension sociale, essentielle, et une politique de lutte contre les inégalités sous toutes ses formes : où sont le plan banlieues, la lutte contre la pauvreté, les efforts supplémentaires pour l'enseignement supérieur ? » S’agit-il juste de mots destinés à assumer leur confort personnel ou est ce qu’on peut y voir un mouvement des élites ? A quoi s’attendre de leur part ?

En passant des milliardaires aux multimillionnaires, il est à craindre que le niveau analytique n’escorte le niveau monétaire. Le problème ici, est l’oubli des faits. Or, calcule l’Insee « en 2015, en France métropolitaine, le niveau de vie médian de la population s’élève à 20 300 euros annuels, soit un niveau légèrement plus élevé qu’en 2014 en euros constants, mais toujours en dessous de celui d’avant‑crise. En 2015 comme en 2014, les inégalités restent stables, à un niveau proche de celui de 2008. Leur évolution sur cette période est plus favorable en France que dans la majorité des autres pays de l’Union européenne (UE), où elles ont augmenté entre 2008 et 2015… 14,2% de la population vit sous (le) seuil de pauvreté, un des niveaux les plus bas de l’UE. Les chômeurs ont le plus fort taux de pauvreté (37,3%) ». Et, pour les patrimoines, « début 2015, la moitié des ménages vivant en France déclarent un patrimoine brut supérieur à 158 000 euros et détiennent collectivement 92% de la masse totale de patrimoine brut… Les inégalités de patrimoine ont augmenté entre 1998 et 2015, même si elles baissent légèrement depuis 2010 ». Et, selon l’OCDE, le patrimoine net moyen est égal à huit fois le patrimoine net médian aux Etats-Unis, quatre fois en Allemagne et deux fois en France. En fait, qu’on le veuille ou non, l’aime ou non, la France est moins inégalitaire que les États-Unis, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Ce sont des faits, même si le ressenti diffère.

Et si l’on veut agir, à partir cette fois de faits, il s’agit de travailler à la cause majeure de pauvreté : le chômage, qui conduit souvent à celle des familles monoparentales. Les autres éléments de crise s’ensuivent : santé, banlieues, drogues, délinquance… C’est bien pourquoi, vis-à-vis des banlieues, il ne s’agit pas de « donner » dans un plan banlieues, avec (bien sûr) un Plan Marshall, mais de demander aux entreprises et à la société civile de s’impliquer effectivement. La quête, ou l’impôt, peuvent tranquilliser, mais ne résolvent rien !

Quant aux « élites », si elles veulent mériter le terme (les « choisis »), elles doivent d’abord partir du réel, des données, pas d’une représentation qui les arrange et de critiques qui les mettent hors d’apporter leurs solutions : pas leur argent, mais leur implication. Critiquer le Président est la moderne façon de se « laver les mains » du réel.

Ces déclarations ont fait réagir Richard Ferrand, patron du groupe LREM à l'Assemblée nationale sur tweeter : « Nul doute que seuls les milliardaires peuvent comprendre les autres : la commisération procure un supplément d’âme qui ne s’achète pas", a-t-il commenté. Comment comprendre cette réponse assez cinglante?

La sortie de crise que nous vivons est très complexe : révolution technologique d’abord, chamboulements géopolitiques ensuite, crise climatique mondiale enfin, le tout mêlé. « Les inégalités sous toutes (leurs) formes » en sont plus l’effet que la cause, même si elles créent un cercle vicieux. On peut donc s’énerver devant les remarques psychologisantes ou les solutions yaqua, compte tenu de l’ampleur des problèmes à résoudre et des moyens limités pour le faire. Une autre réponse, pratique celle-là, serait de participer aux solutions, par des projets à définir, mener et financer (bien sûr). C’est dans la vraie vie, pour s’occuper des « gens modestes » et renforcer leurs capabilités, comme dit l’économiste Sen, qu’on a besoin de tous ! Il faut des talents pour réveiller les talents !

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