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Turquie : ce que valent vraiment les opposants d’Erdogan
©AFP

Elections

Les élections présidentielles turques se tiendront le 24 juin prochain. Les pronostics anticipent un deuxième tour opposant l'actuel président, Erdogan, à son principal opposant, Muharrem Ince.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : Alors que les élections présidentielles turques se tiendront ce 24 juin, et si les derniers sondages placent encore Recep Tayyip Erdogan en tête avec un score de 39 à 43% des voix, son opposant principal Muharrem Ince se situe à un niveau compris entre 26 et 30% des voix, ce qui permet d'anticiper un second tour entre les deux hommes. Si la victoire du président sortant semble bien plus probable, quels seraient les changements à attendre d'une victoire du leader du candidat du Parti républicain du peuple (CHP) ?

Laurent Leylekian : Comme vous le soulignez, la percée d’Ince à 30% des intentions de vote est remarquable puisqu’il était moins de 10% il y a deux mois, juste après avoir succédé à Kilicdaroglu. Ince a remarquablement su jouer des conditions mises en place par Erdogan lui-même, c’est-à-dire celles d’une hystérisation de la société turque, avec une chasse aux sorcières qui va désormais bien au-delà des gülenistes réels ou supposés, avec la guerre en Syrie et les réfugiés qui encombrent désormais tout le pays, et non plus les seules zones frontalières et surtout avec le retournement de tendance économique que je commentais dans vos colonnes il y a quatre mois. 

Si Ince arrivait au pouvoir, ce qui reste quand même improbable, on peut supposer qu’il tenterait d’abord de réparer un tissu social dilacéré par les menées totalitaires d’Erdogan. Ceci impliquerait avant tout de mettre un terme à la culture du soupçon généralisé et à la criminalisation de l’opposition. En matière de politiques économiques également, on pourrait espérer un retour à plus de rigueur budgétaire avec moins de projets de prestige ou d’utilité douteuse – comme l’aéroport d’Istanbul ou le troisième pont sur le Bosphore – et moins de clientélisme. Bref, l’arrêt de la fuite en avant.

Les conséquences de l’arrivée d’Ince seraient en revanche plus incertaines pour ce qui est de l’aventure syrienne : les kémalistes dont se revendique Ince ont traditionnellement une conception de la Turquie qui dérive du fameux Nütük d’Atatürk mais il faut bien reconnaître que les limites arbitraires et contestables que Mustafa Kemal mettait aux contours de la Turquie dans ce discours relevaient du pragmatisme bien plus que l’absence d’ambitions impérialistes. Pour le dire autrement, il n’est pas sûr du tout qu’une Turquie dirigée par Ince renonce aux gains territoriaux d’Erdogan en Syrie.

Du reste, sur ces positions nationalistes que sont l’occupation de Chypre, la négation du Génocide des Arméniens ou l’oppression politique des Kurdes, je ne m’attendrais à aucune évolution, même si Ince donne tactiquement des gages culturels aux Kurdes de Turquie.

Quelles en seraient les conséquences du point de vue international, et notamment dans les relations entre Ankara et Washington, et Ankara et les Européens ? 

Aujourd’hui l’Occident n’a presque plus aucune prise sur la Turquie ; et la Turquie d’Erdogan joue un rapprochement avec la Russie, rapprochement qui a aussi ses limites du fait des ambitions démesurées de part et d’autre, par exemple au Proche-Orient mais aussi dans les Balkans ou au Caucase. Je doute personnellement que des personnalités aussi exclusives qu’Erdogan et Poutine puissent accorder leurs visions sur ces régions périphériques ; bien heureusement d’ailleurs pour celles-ci. 

L’arrivée d’Ince au pouvoir conduirait me semble-t-il là aussi à un apaisement dans les formes. Est-ce à dire que sur le fond, les Etats-Unis et l’Europe seraient alors à même de recoller les morceaux avec Ince ? Pas forcément car au-delà des personnalités et des politiques, la Turquie a gagné une autonomie stratégique à laquelle elle ne renoncera pas si ce n’est par la force. N’oublions pas qu’Ince tout comme son prédécesseur Kilicdaroglu ont violemment critiqué Washington sur la non-extradition de Fetullah Gülen et ont promis des ultimatums et de sanctions contre les Etats-Unis – notamment la fermeture de la base d’Incirlik – s’ils parvenaient au pouvoir. Kilicdaroglu s’en est aussi pris à la Russie accusée d’encercler la Turquie. 

Bien sûr, il y a certainement de la démagogie électorale dans ces positions outrées mais je crois que nous devons renoncer à voir la Turquie comme un pays aligné sur l’Occident ou sur la Russie pour la considérer comme un acteur à part entière et – pour ce qui est de l’Europe – comme une menace. C’est sans doute d’ailleurs ce qu’ont acté les Etats-Unis dont le Sénat vient de refuser la vente des chasseurs F35 à Ankara.

En 1938, sur son lit de mort, Atatürk avait mis en garde ses successeurs de ne pas s’engager dans le conflit mondial qui s’annonçait sous peine de conduire à l’anéantissement de la Turquie. Il s’en est suivi une longue politique d’inféodation aux Etats-Unis. Ce qui pourra rester du règne d’Erdogan est – me semble-t-il – l’abandon de cette politique de prudence.

Quelles seraient les conditions nécessaires à une telle victoire du CHP ? 

Sauf surprise, une victoire franche et nette me paraît hors de portée du CHP. Les conditions socioéconomiques ne sont apparemment pas encore assez dégradées.

N’oublions pas cependant que le scrutin du 24 concerne l’élection du Président de la République mais aussi celui de l’Assemblée nationale. Sauf surprise, Erdogan devrait être reconduit président mais il pourrait bien se trouver face à une coalition hétéroclite rassemblant le CHP, les partisans de Mme Aksener, les islamistes du Saadet et les progressistes du HDP si d’aventure ceux-ci dépassait les 10% des suffrages exprimés ce que n’excluent pas les derniers sondages. 

Erdogan n’aurait alors plus la majorité absolue et serait obligé de composer avec ses adversaires ce qui n’est pas précisément son habitude mais ce qui n’est pas étranger non plus à son habileté tactique. Sans parler de victoire de CHP, ce serait alors à tout le moins la fin de l’hégémonie Erdogan avec de possibles gouvernements de cohabitation ou bien – selon les votes – des majorités de circonstance. Autant dire que la Turquie rentrerait dans une ère d’instabilité ce qui ne serait peut-être pas pire de l’actuelle dérive autoritaire que connaît le pays.

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