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L’élection de Donald Trump : cette revanche de ceux qui avaient perdu leur “monde à eux” en 1968
©SAUL LOEB / AFP

Nouvelle époque

Jean-Eric Branaa vient de publier chez Privat, le livre "Quand l'Amérique gronde 1968-2018". Cette période de 50 ans semble s'être achevée, avec le double mandat de Barack Obama, comme la fin d'une image que l'Amérique voulait se donner d'elle-même, libérale et tolérante, la "nation indispensable" comme le disaient Madeleine Albright ou John Kerry.

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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1968. Quand l'Amérique Gronde. Cette période de 50 ans semble s'être achevée, avec le double mandat de Barack Obama, comme la fin d'une image que l'Amérique voulait se donner d'elle-même, libérale et tolérante, la "nation indispensable" comme le disaient Madeleine Albright ou John Kerry. Donald Trump n'a-t-il pas été le révélateur d'une image rêvée pendant ces 50 années - ? 

Jean-Eric Branaa : Il faut comprendre d’où vient cette image libérale et de nation indispensable. Il faut se souvenir que dans les années 60, l'Amérique est un pays très différent de ce qu'il est aujourd'hui. Il n'y a pas encore 200 millions d'habitants, et un gros tiers d'entre eux sont des adolescents ou de jeunes adultes puisque l'on est dans la génération du baby-boom. C'est une chance énorme pour ce pays qui voulait s'appuyer sur sa jeunesse et qui voulait doper son insolente réussite depuis la fin de la guerre. Le contexte est alors favorable, le pays produisait beaucoup, on est dans la consommation de masse avec l'automobile qui tient une place très importante dans la société, cela est un objet social. On voit des changements énormes dans la façon de vivre, les Américains vivent dans le conformisme. Épater et consommer sont les maîtres mots de cette période, et la voiture sert à cela. La télévision entre dans les foyers et va bouleverser cette société en lui donnant des images du reste du monde mais également de ce qu'est l'Amérique elle-même. En 1968, il y a déjà 56 millions de télévisions dans les foyers américains, soit un taux d'équipement de près de 95%. La vision qui va être alors véhiculée est une vision très conservatrice de la société, une Amérique caucasienne – être blanc représente à ce moment là une "normalité" que personne ne remet en question – et quel que soit le type de programme, on constate ce manque flagrant de diversité raciale, de sexe, de classe sociale. La télévision s'adresse à ceux qui peuvent s'offrir un poste et les produits qui sont promotionnés dans les publicités, les héros appartiennent aux classes supérieures -des médecins, des avocats, des chefs d'entreprise – et les autres professions ne sont là qu'en supplétifs, comme le sont les classes les plus basses ou les femmes. Et c'est dans ce monde que grandit Donald Trump et tous ceux qui sont autour de lui. En 1968, il a alors 22 ans. Et l'imaginaire de ces gens là se construit autour de cette image très masculine voire machiste qui est projetée. Mais cette image va exploser en 1968 et Donald Trump nous y renvoie parce que c’est une image d'Épinal pour lui. C'est celle de sa jeunesse. Et c'est la lutte pour faire disparaître cette société qu'il combat aujourd'hui' ; c'est cellede 1968, qui a semé les graines du progressisme qui a réalisé un cycle de 50 ans et qui s'est achevée par l'élection du premier président noir. C'est un long cycle qui a été ressenti comme une descente aux enfers par l'Amérique blanche et conformiste qui s'est sentie flouée, dépossédée de ce qu'elle était, de ses valeurs. Cela a créé un état dépressif d'une partie de la population qui s'est recroquevillée pendant 50 ans, même si l'on a vu l'exception notable de Ronald Reagan et de George W Bush. Cette société là était en attente et a vu en Donald Trump celui qui pouvait leur rendre leur monde d'avant. « Rendre la grandeur à l'Amérique » (makeamericagreatagain) qui a souvent été interprété comme "rendre ma jeunesse", en quelque sorte. 

Ces 50 années séparent Lyndon Baines Johnson de la candidature de Hillary Clinton, entre un président qui a mené "la guerre contre la pauvreté" à une candidate qui qualifiait de "déplorables" les électeurs de Donald Trump. Quels sont les éléments qui ont provoqué, sur le temps long, une profonde transformation de ce parti ? Quelle est finalement sa part de responsabilité dans la victoire de Donald Trump ?

Il est vrai que nous avons été terriblement surpris de l'attaque de Hillary Clinton contre une partie de l'électorat de Donald Trump parce qu'elle s'est adressée aux classes les plus basses et les moins éduquées, c’est-à-dire aux antipodes de ce que faisaient les démocrates, parce que cela aurait du être leur électorat naturel. 1968 a mis en évidence une société duale. A côté des privilégiés, on s'est aperçu en 1968 qu'il y avait des pauvres, des ruraux, des minorités, des femmes et tant d'autres qui étaient à la marge. L'Amérique a découvert dans les années 60 la réalité du phénomène du pauvreté qui gangrenait sa société à travers le livre choc de Michael Harrington "l'autre Amérique". Il est alors apparu nécessaire, pour beaucoup d'américains, d'apporter une réponse sociale et politique à cette plaie. Et cela s'est affiché avec la volonté de John Kennedy et surtout de la guerre à la pauvreté initiée par Lyndon Johnson. Les démocrates ont pris ce flambeau et ne l'ont plus reposé pendant les 50 années qui ont suivies. On a observé un glissement lent vers une pensée plus socialiste qui était impossible à développer à l'origine, dans les années 60, parce que le contexte de la guerre froide était alors très fort. Pourtant, tous ne sont pas d'accord aujourd'hui au sein du parti démocrate sur la longueur du chemin à parcourir pour se rapprocher d'une société socialiste. Si le parti s'est lancé dans une mue continue et un glissement à gauche qui est indéniable cela a engendré deux résultats qui expliquent une grande partie des difficultés du parti : un éloignement du parti d'une part importante de son électorat de base, ce qui se manifeste par un écartement du centre et au final par la disparition de ce centre ,parce qu'il n'existeeffectivementquasiment plus, cela était pourtant un élément fort de cohésion politique entre les deux partis et leurs positions respectives jusqu'aux années Clinton. On a vu sous Obama à quel point il n'était plus possible pour les deux camps de se parler et de travailler ensemble. Sous Trump, l'opposition est totale. C'est le "camp d'en face" qui est devenu le camp des "déplorables" selon l'expression de Hillary Clinton, ce qui n'est pas de bon augure pour que le parti retrouve le chemin du succès électoral à l'avenir. Il y a en plus une deuxième inquiétude concernant l'écartèlement du parti entre ceux qui veulent prendre leur temps dans la transformation et sont conscients qu'il serait suicidaire de se couper de leurs éléments modérés et la frange plus radicale du parti qui veut au contraire accélérer en se tournant résolument vers une société socialiste. C'est ce qui sépare aujourd'hui le camp des supporters de Bernie Sanders ou Elizabeth Warren de ceux qui ont soutenu Hillary Clinton en 2016.

Comment faire la différence entre la vision d'un américain moyen de 1968 et celle de l'homme d'aujourd'hui ? Qu'est ce qui a changé ? 

Pour peu que l'américain moyen existe, bien sur les choses ont changé. Les colères sociales sont moins fréquentes aujourd'hui qu'elles ne l'étaient en 68 ou tout converge. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'y a plus de manifestations de masse, même si elles sont plus rares. On peut relever une grève importante en 2018 qui est celle des professeurs qui s'est propagée dans plusieurs États. En revanche, l'Amérique est toujours duale, et si elle panse ses plaies comme elle le peut, elle a un vrai problème avec l'écart entre les pauvres et les riches qui s'accentue sans cesse. Il n'est plus question d'une division générationnelle en 2018, mais c'est une division plus grave qui ronge l'Amérique de l'intérieur, celle que Harrington voulait montrer et qui désormais n'est plus invisible. Les demandes provenant des minorités n'ont aucune comparaison avec celles de 68 et le caractère fédérateur d'une lutte contre une injustice flagrante n'est plus le moteur qui les fait avancer aujourd'hui. Parce qu'ils ne se sentent plus pris en compte, les américains de 2018 dans leur majorité réagissent donc exactement comme l'ont fait leurs parents ou grands-parents, ils se recroquevillent et attendent que leur gouvernement préserve leur espace ou leur environnement social ou culturel. Ce n'est plus tout à fait une demande de préservation de la famille traditionnelle, 68 a fait bouger les lignes de ce côté-là, la contestation du pouvoir est en revanche très politicienne et n'a pas la base solide qu'elle avait en 1968, même si la base du front anti Trump est solide. Sur le plan politique, tout devient possible en réalité aux Etats-Unis, il n'est même pas exclu qu'il y ait une victoire d'une personnalité comme Bernie Sanders à l'avenir ou de quelqu'un qui portera les idées, ou mêmeau contraire, d’une personnalité totalement à l’opposé, qui s’appuiera sur le recours durable au conservatisme, comme il se pratiquait dans les années 50.

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