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Armes chimiques en Syrie : pourquoi les analyses des enquêteurs n'auront aucun impact sur la guerre de l'information qui se joue entre les différents camps
©LOUAI BESHARA / AFP

Parties irréconciliables

La Russie a annoncé qu'une délégation de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) s'est rendue samedi sur le site de l'attaque chimique présumée du 7 avril à Douma. Ses analyses ne permettront pas de faire toute la lumière sur ce qui s'est passé.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Une chaîne russe a publié une vidéo qui, selon elle, montre que les attaques chimiques en Syrie étaient une mise en scène. Que faut il en penser alors que les enquêteurs vont enfin se rendre sur les lieux ?

Alain Rodier :D’une manière générale, et plus particulièrement en matière de situation internationale, nous nageons dans une guerre de l’information (et de l’intoxication) où plus personne ne sait très bien distinguer le vrai du faux, particulièrement sur ce qui se passe au Proche-Orient. La cible pour les dirigeants politiques, qu’ils soient occidentaux, russes ou chinois, est d'abord leurs propres opinions publiques avec toutefois un sérieux bémol : les citoyens russes sont persuadés majoritairement que la présentation de la situation syrienne par leurs autorités est exacte alors que les opinions occidentales - en dehors des anglo-saxons - sont beaucoup plus partagées (les Chinois sont visiblement moins préoccupés car moins engagés directement en dehors du problème des Ouighours).

Il est d’ailleurs très inquiétant de voir comment le conflit syrien est en train de s’exporter insidieusement en Europe - et plus particulièrement en France - un peu à l’image de son homologue palestino-israélien. Les commentaires sont tranchés de part et d’autre, les tenants du neoconservatisme renvoyant leurs contradicteurs aux années "noires" de notre Histoire et affirmant qu'ils sont les suppôts de la propagande concoctée à Moscou puis diffusée par RT et Sputnik (chaînes d'informations désignées à la vindicte populaire par le chef de l'Etat en personne). Persuadés de la justesse de leurs thèses, quelques censeurs vont jusqu’à qualifier de "traîtres" ceux qui ne partagent pas exactement leurs opinions sur le sujet. On sent même chez certains observateurs-idéologues poindre l’envie de la recréation de tribunaux d’exception et de ressortir la guillotine. Même s’ils font preuve de mansuétude, l’ouverture d’ailes spéciales dans les hôpitaux psychiatriques pour les "déviants" pourrait trouver grâce à leurs yeux. En effet, ces deniers ne peuvent qu’être des "fous" pour nier l’évidence ! N’oublions jamais que les responsables des Vietminh et des Khmers rouges ont été formés dans les universités françaises qui - comme chacun le sait - sont des temples du dialogue, de la tolérance et de la vérité historique. Il fut un temps où le maoïsme y était même très en vogue…

Sur le fond de l’affaire des deux bombardements présumés chimiques de la Douma, il n’y a aujourd’hui pas de preuve absolue (il suffit pour le constater de lire avec attention l' "évaluation nationale" publiée le 14 avril 2018 sur le sujet) ni dans un sens ni dans l’autre. Techniquement, cela devrait être éclairci dans les semaines à venir mais, rien ne dit que la vérité en sortira réellement.

L'OIAC (Organisation Internationale de lutte contre les Armes Chimiques) est arrivée à Damas et a prélevé des échantillons dans une zone qui aurait été frappée par des attaques chimiques. Quelles pourraient être les retombées si elle venait à ne rien trouver, ou à corroborer la thèse du complot dénoncée par Bachar El-Assad et Vladimir Poutine ?

La mission de l’OIAC est de vérifier s’il y a eu emploi de l’arme chimique et les résultats de ses prélèvements devraient être connus après analyses par des laboratoires indépendants. Mais si l’emploi de l’arme chimique est confirmé, l’OIAC n’est pas mandatée pour désigner qui en a été l’instigateur.

D’un autre côté, les résultats - quel qu’ils soient - des études des échantillons prélevés seront contestés.

S’il n’y a pas de traces de produits chimiques, l’Occident aura beau jeu d’affirmer que les enquêteurs ont été volontairement retardés par les autorités syriennes - bien sûr pilotées par Moscou - pour "nettoyer" les zones inspectées. Les déclarations de Paris, Londres et Washington vont déjà dans ce sens.

S’il y en a, Damas affirmera que ces produits étaient stockés par les rebelles et qu’ils ont été activés, soit suite aux bombardements classiques par les forces gouvernementales, soit, plus retors, volontairement mis en œuvre pour provoquer une frappe occidentale.

Sur le plan politique, il ne faut donc rien attendre de ces analyses. Elles serviront uniquement aux historiens qui étudieront la guerre civile syrienne dans des dizaines d’années car aujourd’hui, aucune analyse neutre ne peut être faîte car les passions sont bien trop exacerbées.

Le délai d'attente pour avoir les résultats de ces échantillons est de deux semaines. Devrait-on s'attendre à un statu quo pendant cette période ?

Rien n’est sûr dans la guerre civile qui se déroule en Syrie depuis plus de sept ans. Les rébellions (qui sont extrêmement diverses et qui se battent parfois entre elles pour le contrôle de territoires qui se réduisent en peau de chagrin sous les coups des forces gouvernementales et turques) sont capables de tout pour tenter de provoquer une intervention internationale. Je pense qu’elles se trompent lourdement car aucun dirigeant politique censé de prendra l’initiative de se lancer dans une guerre des canonnières en Syrie. Selon l’expression populaire : "l’intérêt n’en vaut pas la chandelle".

Certes le président Poutine, lui, le fait en se rangeant résolument du côté de Bachar el-Assad. Mais ce n’est pas pour sauver le régime syrien pour lequel il n’éprouve vraisemblablement aucune sympathie particulière, mais pour défendre les intérêts jugés comme prioritaires pour la Russie en Méditerranée orientale. Il veut y conserver des facilités aéronavales pour les cinquante années à venir car, selon lui, il en va de l’influence future de Moscou sur la scène internationale.

Les Occidentaux n’ont pas les mêmes intérêts car seul le foyer "terroriste" représenté par le "Califat islamique" qui s’étendait à cheval sur l’est de la Syrie et l’ouest de l’Irak représentait une menace. Or, cette dernière est désormais détruite (du moins sa partie "étatique" car Daech n'est pas vaincu, il se réorganise dans la clandestinité). Et, quoiqu’on en dise, Bachar el-Assad ne veut pas attaquer l’Europe (et la France en particulier même s’il a rendu sa Légion d’Honneur réclamée après sept ans de guerre civile - on aurait peut-être pu y penser avant ), donc nous ne sommes plus en position de "légitime défense".

Quant aux Américains, selon une citation attribuée au général de Gaulle par Sabine Jansen dans son livre "les sautes d’humour du général de Gaulle" paru aux éditions Payot en avril 2018 : « [ils] commettront toutes les conneries imaginables, et même celles auxquelles on ne pense pas ».

Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de reprendre une autre citation du général tirée du même ouvrage mais qui concerne le suivisme ambiant de nos intellectuels à propos de la Syrie, de la Russie, etc.: « comme un homme politique ne croit jamais ce qu’il dit, il est tout étonné quand il est cru sur parole ». Point n’est donc besoin de preuves pour convaincre, la parole suffit !

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