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MBS, un prince héritier à Paris : pourquoi la France parvient difficilement à assumer une autre ambition vis-à-vis de l’Arabie saoudite que les ventes d’armes
©FAYEZ NURELDINE / AFP

Dans le flou

Le puissant prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, arrive ce dimanche pour une visite de trois jours en France.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Alors que le nouvel homme fort de Riyad, Mohammed Ben Salman arrivera ce jour à Paris pour une visite de deux jours, la France pourrait voir ici la confirmation d'une commande de 39 bateaux d’interception pour les chantiers de Cherbourg (CMN). Au regard de tels contrats, peut-on considérer que la diplomatie française aurait ici une ambition allant au-delà de la simple vente d'armes ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : En matière de contrats, il semble qu’une partie du patronat français éprouve une certaine déception. Sous François Hollande, les relations diplomatiques ont été des plus étroites, avec leurs contreparties économiques. L’ancien président français a su mettre à profit la déstabilisation des relations américano-saoudiennes causée par l’accord sur le nucléaire iranien (14 juillet 2015) et la volonté de Barack Obama de rééquilibrer la présence des Etats-Unis dans la région, au profit de Téhéran. Ainsi Hollande a-t-il été le premier chef d’Etat étranger à participer à un sommet du Conseil de coopération du Golfe (2015). Sur le plan commercial, contrats et promesses d’achat se sont élevés jusqu’à 50 milliards de dollars. Les contrats d’armement représentaient environ 7 milliards de dollars, mais les montants ont fléchi depuis.

Outre les ventes d’armes, privilégiées dans votre question, il faut mentionner les succès ou percées d’Airbus, d’Alstom ou d’Engie dans les secteurs civils. L’éventuel succès des chantiers de Cherbourg viendrait s’ajouter à quelques autres. Cependant, toutes les attentes n’ont pas été satisfaites. Au total, la France n’est que le huitième exportateur en Arabie Saoudite et sa part de marché représente environ 3 % de ce marché, loin derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Allemagne et d’autres partenaires est-asiatiques (les trois quarts du pétrole saoudien sont désormais exportés vers l’Asie). Aujourd’hui, le discours français officiel valorise moins les grands contrats et porte l’accent sur les investissements d’avenir, les nouvelles technologies, le tourisme et la valorisation des sites archéologiques. Il faut faire de nécessité vertu !

Les déceptions peuvent s’expliquer par le retour en force de la diplomatie américaine en Arabie Saoudite, sous l’impulsion de Donald Trump, avec ses prolongements économiques notamment sur le plan de l’industrie d’armement. En témoigne la visite à Riyad du président américain, en mai 2017, au cours de laquelle les contrats signés et promesses d’engagement se sont élevés à  380 milliards de dollars, dont  110 milliards de contrats militaires. Présentement, Mohammed Ben Salman revient d’un voyage de trois semaines aux Etats-Unis où de nouveaux contrats ont été signés. Bref, ces chiffres et leur comparaison avec ceux réalisés par les groupes américains invitent à nuancer la dimension purement mercantile des relations franco-saoudiennes. Celles-ci s’inscrivent dans une logique géopolitique et doivent être mises en perspective sur le plan historique (voir plus bas). Dans l’immédiat, ne négligeons par les opportunités économiques que recèlent le plan de modernisation « Vision 2030 » et la privatisation à venir d’une partie de l’économie saoudienne. Ces opportunités sont encore incertaines, mais bien moins que le marché iranien, faussement présenté comme mirobolant ces dernières années.

Quel peut être le rôle de la France à l'égard de l'Arabie Saoudite, dans un contexte marqué par la prochaine décision de Donald Trump, le 12 mai prochain, concernant la question du nucléaire iranien, au moment même où les élections irakiennes auront lieu. Quelles sont les difficultés, pour la France, d'afficher un positionnement clair dans un tel contexte ?

De prime abord, rappelons que les relations franco-saoudiennes s’inscrivent dans la durée et qu’elles ont une portée historique. La France a reconnu l’Arabie Saoudite dès sa fondation, en 1926. Dans un Grand Moyen-Orient alors sous hégémonie britannique, malgré les mandats français au Levant (Liban, Syrie), ce royaume constituait un élément de pluralisme géopolitique dans la région. C’est d’ailleurs par souci de contrebalancer l’hégémonie britannique qu’Ibn Saoud s’est tourné vers les compagnies pétrolières américaines, afin d’explorer le sous-sol de son royaume, point de départ d’une histoire menant à l’alliance américano-saoudienne (le Pacte de Quincy, 14 février 1945). Toujours est-il que la diplomatie française est d’emblée engagée dans ce pays. Les liens se resserrent lorsque le général De Gaulle reçoit à Paris le roi Fayçal, en 1967, avec la volonté d’accroître le rôle de la France dans la région. Cette visite s’inscrit dans ce que l’on a nommé la « politique arabe » de la France, ensuite érigée en mythe, au point de faire oublier l’étroite alliance nouée sous la IVe République avec l’Etat hébreu, notamment dans le domaine du nucléaire, mais c’est une autre histoire.

Schématiquement, De Gaulle et ses successeurs ont instauré avec Riyad une relation du type « pétrole contre sécurité et coopération militaire », sans bien sûr pouvoir prétendre se substituer à l’alliance américano-saoudienne. Il s’agissait plutôt de jouer dans les interstices et de compenser en partie les achats massifs de pétrole par des contrats d’armement. En 1979, l’intervention du GIGN à La Mecque, contre un groupe terroriste islamiste qui s’était emparé de la Grande Mosquée, met en évidence l’étroitesse des relations franco-saoudiennes. A ce propos, soulignons l’importance de cette année 1979. En février 1979, l’Ayatollah Khomeiny s’empare du pouvoir en Iran pour y installer une république islamique, point de départ d’une rivalité croissante entre l’islamisme de facture chiite et celui de facture sunnite. En décembre 1979, l’intervention militaire soviétique en Afghanistan, qui vient après avoir organisé un coup d’Etat communiste l’année précédente, provoque d’immenses répercussions dans l’ensemble du Grand Moyen-Orient. Pour comprendre la situation géopolitique dans laquelle nous sommes, il faut remonter le passé sur au moins quatre décennies (bien plus en réalité, mais « 1979 » marque un tournant).

Dans le présent contexte géopolitique, l’accroissement des tensions causées par la volonté de Téhéran de dominer la région, du golfe Arabo-Persique à la Méditerranée orientale, l’éventuelle consolidation d’un « pont terrestre » à travers le théâtre syro-irakien et le contrôle plus ou moins achevé de quatre capitales arabes (Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa) mettent en porte-à-faux le discours convenu sur la France, « puissance d’équilibre » et le désir de « parler à tout le monde » (comme si la diplomatie se réduisait à une sorte de jactance). Dans un univers régi par le « principe de Boucle d’or » (ni trop chaud, ni trop froid), ce discours serait praticable, mais lorsque la situation se tend et évolue vers une polarité « ami/ennemi », il faut bien trancher. A juste titre, la diplomatie française a souligné les dangers du programme balistique conduit par Téhéran et de la politique iranienne de déstabilisation du Moyen-Orient. Sa prétention à tenir le rôle d’intermédiaire a échoué, les dirigeants iraniens refusant tout court de renégocier un accord qui leur est largement favorable. Dès lors, la France doit faire prévaloir ses alliances dans le golfe Arabo-Persique, avec l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. La remise en cause de l’accord nucléaire imposera un exercice de clarification. Il va nous falloir réduire les dissonances cognitives, i.e. l’écart entre le discours et le « monde de la vie ».

Quels sont les enjeux français sur le plus long terme dans son rapport avec l'Arabie saoudite ? En fonction des objectifs liés aux intérêts français, comment peut-on anticiper la position française vis à vis de Riyad ?

L’Arabie Saoudite est un grand pays de plus de deux millions de km², à la population croissante (près de trente millions d’habitant), immensément doté en pétrole et situé dans une zone géostratégique. Cela devrait suffire à mettre en évidence son importance géopolitique. Située sur le flanc sud de l’Iran chiite, l’Arabie Saoudite constitue un contrepoids aux ambitions de Téhéran au Moyen-Orient et s’inscrit dans une stratégie plus large d’endiguement qui passe par un rapprochement entre les régimes arabes sunnites et Israël, avec le soutien actif des puissances occidentales. La France est engagée auprès de l’Etat hébreu comme de la plupart des régimes arabes sunnites. Elle a aussi un vieux litige historique avec le régime iranien et sa diplomatie est pleinement consciente des dangers de la politique menée à Téhéran, en Syrie comme en Irak ou encore au Yémen. La France devrait donc tenir un rôle actif dans le soutien à l’Arabie Saoudite ou encore aux Emirats arabes unis où elle dispose d’une base militaire. Ces déterminants de la diplomatie française et de ses prolongements stratégiques s’inscrivent dans le temps long.

Sur un autre plan, la volonté modernisatrice de Mohammed Ben Salman est conforme à nos intérêts, au sens le plus large du terme. Au cours des dernières décennies, le royaume d’Arabie Saoudite, qui contrôle les lieux saints de l’islam, a tenu un rôle comparable, mutatis mutandis, au califat ottoman, supprimé par Mustafa Kemal au moment même où Ibn Séoud ravissait aux Hachémites La Mecque et Médine. L’influence de ce pseudo-califat saoudien dans l’ensemble du monde musulman a été démultipliée par les pétrodollars. D’une certaine manière, ce que l’Arabie Saoudite a fait, en diffusant une version ultra-rigoriste de l’islam, elle seule peut le défaire. Aussi les réformes esquissées par Mohammed Ben Salman seront-elles d’une importance décisive pour l’ensemble des Sunnites, soit l’immense majorité du monde musulman. C’est une raison supplémentaire pour lui apporter un soutien au long cours, d’autant plus que sa politique met sous tension le pays et comporte des risques. Un éventuel échec - sous l’effet de la résistance des clans royaux, des tribus ou des oulémas marginalisés par son action -, serait lourd de périls. On ne peut non plus exclure une réaction islamiste de type Al Qaida ou « Etat islamique ». Depuis les années 1990, la monarchie des Séoud est la cible de ce djihadisme sunnite globalisé.

Enfin, l’ensemble de la région, en dépit du discours sur la fin de l’économie pétrolière ou le rôle nouveau des hydrocarbures « non conventionnels », conserve une très grande importance géopolitique. Le Moyen-Orient représente les deux cinquièmes de la production mondiale de pétrole, hors pétrole de schiste, et dispose des réserves à la fois les plus abondantes et les plus aisées à extraire. Quand bien même l’Arabie Saoudite et ses voisins ne parviendraient plus à contrôler le marché, ils demeureront au centre de la géographie énergétique mondiale. Le Moyen-Orient est aussi un espace pivot entre l’Europe et le bassin Indo-Pacifique : le programme chinois de « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) est là pour le rappeler (voir la branche maritime des dites routes. C’est pourquoi il convient d’être attentif à la situation au Yémen et ne pas négliger la double menace constituée par les Houthistes, soutenus par l’Iran, et Al Qaida, prompt à exploiter le chaos. Conservons à l’esprit que 35 % du commerce mondial (bien plus encore sur l’axe commercial Europe-Asie) transitent par le détroit de Bab-el-Mandeb, au sud du Yémen. De surcroît, le Moyen-Orient, qui menace d’éclater sous l’effet de puissantes contradictions stratégiques, se situe dans le voisinage immédiat de l’Europe. Comment s’en désintéresser ? Au moment où le trio d’Astana (Russie-Iran-Turquie) prétend prendre le contrôle de la région et en exclure les Occidentaux, il est important de renforcer les alliances régionales dans le golfe Arabo-Persique.

Pour conclure, au-delà des considérations stratégiques et géoéconomiques, il importerait de s’interroger sur la place que le Moyen-Orient tient dans notre histoire, nos représentations géopolitiques, voire dans notre inconscient collectif. Le grand historien Pierre Chaunu y voyait « le nœud de toutes les aventures humaines », entre l’Asie Mineure, les plateaux iraniens, les déserts d’Arabie et le Delta du Nil. C’est sur ces 800.000 kilomètres carrés utilisables par les techniques agricoles du Néolithique, rappelait-il, que le Croissant fertile (étendu à la vallée du Nil) a pris forme. Dans les vastes mouvements de peuples protohistoriques, indo-européens et autres, le Moyen-Orient constituait un carrefour stratégique. Ensuite, à partir de ce nœud, l’espace antique s’est étendu, vers l’ouest et le nord, jusqu’à couvrir un espace correspondant aux empires romain et parthe ainsi qu’à la frange de la Germanie qui était en contact avec le monde méditerranéen (environ cinq millions de kilomètres carrés). Tous ces mouvements ont eu leurs correspondances dans le champ des idées, celui du divin et de la métaphysique. Bref, l’attraction exercée sur l’Occident par cette région du monde, encore aujourd’hui, n’est certainement pas le simple fait d’un simple utilitarisme ou d’un orientalisme désuet.

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