Extrémistes
Ces défenseurs des libertés devenus les artisans d’une idéologie autoritaire
Dans un article publié par le supplément littéraire du Times, John Gray évoque le "problème de l'hyperlibéralisme", qui, sous couvert de libéralisme, tendrait à exclure toute forme de pensée alternative sur les campus.
Edouard Husson
Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli.
Atlantico : Dans un article publié par le supplément littéraire du Times, John Gray évoque le "problème de l'hyperlibéralisme", qui, sous couvert de libéralisme, tendrait à exclure toute forme de pensée alternative sur les campus. Comment a évolué cette situation au cours de ces dernières années, et quel constat dresser de la situation en France?
Edouard Husson : Ce qui se passe sur les campus américains annonce avec dix à quinze ans d’avance une montée de l’intolérance sur les campus européens. L’origine ne s’en trouve pas d’abord dans la vie universitaire, mais dans l’émergence, après 1945, d’une vague d’individualisme, comme l’Europe en connaît régulièrement. La théorisation par les sciences sociales, au-delà de l’oeuvre de quelques pionniers vient après et les universités sont en général en bout de chaîne. Il faut une vingtaine d’années pour qu’un ouvrage théorique commence à imprégner l’enseignement universitaire. Et cet ouvrage théorique est lui-même en retard sur la réalité d’une vingtaine d’années. La révolution individualiste des années 1960 s’est d’abord exprimée en termes marxistes, psychanalytiques ou structuralistes parce que c’était le langage théorique de l’époque. Il a fallu attendre les années 1980 pour que la révolution individualiste commence à parler un langage individualiste: en particulier avec la découverte de Foucault, et la lente diffusion de la théorie du genre. C’est le moment où l’on commence à parler de post-modernité. John Gray a raison de souligner à la fois combien « l’hyperlibéralisme» actuellement à l’oeuvre sur les campus est totalitaire mais aussi combien il prend sa source dans le libéralisme classique
Dans quelle mesure cet autoritarisme libéral universitaire peut-il également s’appliquer au domaine politique, comme le suggere l’auteur en mettant en doute les accusations en « marxisme » du Labour de Jeremy Corbyn au Royaume Uni?
Le cas des universités est en quelque façon spécifique. Le professeur d’université passe une grande partie de son temps dans la recherche fondamentale et la théorie. La théorie a soit une grande avance sur la perception commune - quand on s’appelle Marx, Judith Butler ou Michel Foucault - soit du retard et une capacité de survie bien au-delà des changements de paradigmes sociaux ou politiques. L’hyperlibéralisme des départements de sciences sociales des universités américaines est en retard sur l’évolution du monde -et les universités européennes, qui suivent par effet de mode avec dix ou quinze ans de retard verront peut-être s’installer des forteresses hyperlibérales dans un monde qui sera devenu largement conservateur. On peut aussi réfléchir en termes de métamorphose de la gauche. Au moment où le prestige du marxisme commence à s’effriter, dans les années 1950, émerge la théorie du genre, dont l’ambition de transformation du monde n’est pas moins forte. Nous avons là un projet de refonte de l’humanité, de redéfinition de la condition humaine qui renouvelle et prolonge à la fois le vieux refus de la gauche de faire un compromis avec la réalité de la nature humaine, de l’homme comme « zoon politikon », « animal politique » ou, plus précisément, « être de socialbilité », pris dans le flux du temps et la transmission des générations. Les Lumières voulaient faire table rase des trésors de sagesse et d’expérience que recèle l’histoire au nom d’une raison désincarnée; le marxisme a cherché à détruire patrimoine, épargne et capital, tout ce qui constitue la « richesse des nations ». La théorie du genre met toute la passion nominaliste au service d’un individu libre de s’inventer une identité sexuelle. Le « Labour » de Corbyn n’est pas seulement post-marxiste, il est aussi imprégné de « gender ».
En quoi cette pensée libérale a-t-elle tout à perdre de ce que l’auteur nomme hyperliberalisme?
Il faut y insister, le libéralisme ne se segmente pas en différents domaines indépendants les uns des autres. Parlons d’individualisme, pour être plus clair. Il y a des métamorphoses de l’individualisme à travers les trois derniers siècles. Et comme tous les mouvements d’émancipation modernes, l’individualisme risque toujours de se retourner en son contraire. La grande poussée individualiste de 1789 aboutit à la Terreur; le progressisme de Wilson et de Roosevelt implique une ingérence énorme de l’Etat dans la vie des concitoyens; Et « 1968 », qui avait commencé par la dénonciation de l’impérialisme américain a produit un spectaculaire ralliement, dans les années 1980 et 1990, des acteurs de cette génération aux guerres de l’OTAN. Je crois qu’il ne faut pas confondre la défense des libertés et le libéralisme. Le libéralisme annonce défendre le marché mais il aboutit largement à une domination des grandes entreprises sur un marché international verrouillé pour les nouveaux entrants; le libéralisme défend la libération des moeurs au point de ne pas accepter qu’une partie de la population revendique un attachement à des vues moralement conservatrice. Le libéralisme prône la liberté politique universelle au point de pratiquer l’ingérence humanitaire. Nous sommes arrivés en bout de cycle, au moment où une idéologie dominante a tendance à ne plus accepter la pluralité des points de vue.
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