L’Autriche réautorise les cigarettes dans les restaurants : le détail qui n’a l’air de rien mais qui pourrait être le révélateur d’un fait politique majeur pour l’Europe<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
L’Autriche réautorise les cigarettes dans les restaurants : le détail qui n’a l’air de rien mais qui pourrait être le révélateur d’un fait politique majeur pour l’Europe
©JOE KLAMAR / AFP

Ca fait un tabac

L’extrême droite, au pouvoir dans la coalition du chancelier Sebastian Kurz, a fait annuler l’interdiction de fumer dans les bars et les restaurants. Une décision qui peut paraître absurde... mais qui se comprend si on la voit comme une réaction face à des élites perçues comme arrogantes et liberticides

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

Voir la bio »

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

Voir la bio »

Atlantico : Les députés autrichiens, notamment sous l'impulsion du FPO, ont pu revenir sur une loi qui devait être votée relative à l'interdiction de fumer dans les bars et les restaurants. Derrière ce qui pourrait apparaître comme un détail, ne faut-il pas voir ici un important fait politique pouvant symboliser une opposition entre élites d'une part, et une population qui a pu avoir la perception d'être infantilisée sur des questions de la vie quotidienne, sur la santé, la sexualité, le poids, ou autres comportements sociaux, au cours de ces dernières années ? Quel pourrait être le potentiel d'un populisme s'emparant de telles thématiques ? 

Christophe Boutin : Il convient de se poser clairement la question de la multiplication de ces lois que certains n’hésitent pas à qualifier de « liberticides », et qui, effectivement, limitent nos libertés, aboutissant à l’État moderne et à son « totalitarisme mou », qui profite non à de véritables élites, qui en payent le prix comme les autres, mais à une technostructure.

Il faut comprendre, d’abord, que les citoyens sont en partie responsables de cette dérive. Prenons-en quelques exemples. Comme l’écrit Stuart Mill, l’usage d’une liberté est aussi un risque dont l’homme doit assumer les conséquences. Marcher, c’est courir le risque de tomber… et savoir ne s’en prendre qu’à soi. Or personne n’entend plus assumer les conséquences de ses choix : on veut bien par exemple boire et fumer, mais ce serait à la société de prendre en charge les soins que demande la santé du fumeur ou du buveur. Et pour limiter cette prise en charge coûteuse l’État impose à tous les mêmes interdictions.

Par ailleurs, quand certains comportements causent une gêne non seulement à l’ordre public mais aussi au seul bien être de nos voisins, l’éducation imposait une auto-limitation. Les règles de politesse, les usages, permettaient d’éviter les frictions, mais leur disparition conduit ici encore l’État à intervenir pour réguler par la norme certains comportements.

Le monde moderne est enfin celui de l’émotionnel, qui gouverne les masses en lieu et place de la raison. Qu’un événement dramatique (ou dramatiquement médiatisé) ait lieu et les citoyens demandent une réponse immédiate à un État qui va ajouter encore de la norme à la norme.

 Il faut comprendre ensuite que dans notre société moderne, qui laisse face à face des individus désarmés et un État tout puissant, les minorités agissantes jouent un rôle majeur. Associations, lobbies, tous prétendent imposer à la société tout entière leurs propres normes de comportement. On n’est plus dans le cadre du débat démocratique, laissant tout un chacun libre de confronter les possibles et de faire des choix, mais dans la lutte du Bien contre le Mal, avec sanctions pénales et cours de rééducation pour ceux qui continueraient de se tromper. Mais Rousseau déclarait déjà : « ceux-là on les forcera à être libres ».

Enfin, si l’État fait aussi facilement droit à ces revendications, c’est qu’il y trouve un instrument inégalé pour étendre son pouvoir. Comment ne pas penser ici à Alexis de Tocqueville décrivant dans De la démocratie en Amérique un « pouvoir immense et tutélaire » « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux », qui ne cherche qu’à « fixer irrévocablement dans l'enfance » les citoyens et, pour cela, couvre la surface de la société « d'un réseau de petites règles compliqués, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour », réduisant « chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger » ?

Vincent Tournier : Cette décision peut paraître absurde, mais elle se comprend si on la voit comme une réaction face à des élites perçues comme arrogantes et liberticides. C’est tout le paradoxe de notre époque : les élites sont très libérales par certains côtés, mais antilibérales par d’autres. Elles vantent par exemple la liberté de circuler ou de travailler partout dans le monde, elles veulent pouvoir placer leurs capitaux où bon leur semble, avoir à leur disposition une offre variée de biens et de services, pouvoir changer facilement de prestataires, mais en même temps, elles développent une éthique de vie qui ressemble à un néo-puritanisme, à un néo-hygiénisme : elles cultivent un mode de vie qui se veut très sain, elles vantent le culte du corps, défendent une alimentation équilibrée, le respect de l’environnement, la fin de la voiture et l’obligation du vélo, etc. Ce néo-hygiénisme est assez autoritaire : il conduit à multiplier les normes, les contraintes, les réglementations ; il ambitionne aussi de formater les comportements et même les pensées. Il entend canaliser le débat, limiter les discours jugés inconvenants, promouvoir la bonne parole. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement actuel désire tout à la fois faciliter la consommation de drogues, libéraliser la PMA et la GPA, interdire les « fake news », sanctionner les discours déviationnistes et abaisser la vitesse sur les routes.

Le problème est que beaucoup d’électeurs ne se reconnaissent pas forcément dans ce programme. Plus exactement, une partie de la population subit les restrictions sans voir la couleur des libertés promises. Le citoyen de base voit que l’Etat augmente le prix du tabac ou du pétrole, ou qu’il oblige à rouler moins vite, mais il voit aussi qu’il n’a pas les moyens de se payer des vacances à l’autre bout du monde, d’envoyer ses enfants dans les meilleures universités américaines ou de s’offrir les services une mère-porteuse. Bref, la contrepartie n’est pas au rendez-vous. Or, les restrictions sont acceptables lorsqu’elles s’accompagnent d’avantages, sinon elles paraissent insupportables. D’où les crispations sur certaines mesures, même si leur bien-fondé peut se justifier.

Le populisme a-t-il déjà pu se nourrir de ce qui a pu être perçu comme des tentatives de rééducation des classes populaires ?

Vincent Tournier : C’est une question complexe à plusieurs titres. D’abord, on ne sait jamais exactement ce qu’on met derrière le terme de populisme, terme dont le contenu peut varier selon les époques et les sociétés. En fait, il s’agit souvent d’un label qui sert à disqualifier les gens que l’on n’aime pas. Il y a donc un usage politique, ce qui brouille les pistes. Si on prend par exemple Mai-68, dont on célèbre cette année le cinquantenaire, on pourrait très bien dire qu’il s’agit d’un mouvement populiste puisque il réunit tous les critères habituellement utilisés : la critique des élites, le rejet des institutions parlementaires, l’idéalisation de la démocratie directe, l’appel au peuple perçu comme vertueux. Il y a donc indéniablement une composante populiste dans ce mouvement, mais cette étiquette est inenvisageable parce que Mai-68 n’est pas désavoué par les élites actuelles, qui y voient au contraire un événement fondateur.

Pour revenir à votre question, il y a certainement dans le populisme une dimension réactive. Le populisme ne naît pas de rien ; il est le produit d’une interaction, d’un antagonisme. Aujourd’hui, les tendances que l’on qualifie de populistes en Europe se nourrissent de leur alter ego, à savoir l’élitisme. Populisme et élitisme sont les deux facettes du même phénomène : on ne peut pas comprendre la poussée du populisme en Europe sans tenir compte de la dimension élitiste de l'Union européenne.

Cela étant, il faut aussi faire attention à ne pas victimiser les mouvements populistes, ce qui revient à les idéaliser. Ils ont aussi leur face sombre. Dans l’histoire, les populismes ne sont pas seulement une réaction face aux élites, ils sont aussi les porteurs d’un projet de rééducation qui a pu prendre des formes terribles et totalitaires. Mai-68 lui-même avait ce côté rééducateur, cette volonté de faire table-rase, qui a pu le rapprocher d’un mouvement totalitaire, comme tout mouvement qui se veut révolutionnaire et désireux de créer un monde idéal.

Christophe Boutin : Même si ce sont effectivement des mouvements populistes qui ont engagé la lutte contre cette dérive, avec l’exemple autrichien que vous avez donné, il ne faudrait pas la résumer à cela. Toute la pensée libérale classique, et nous en avons cité certains représentants éminents, s’oppose à ce lent broyage des libertés individuelles, à cette déresponsabilisation de l’individu. Et l’on connaît la formule de Georges Pompidou, pourtant peu populiste, lâchant selon Jacques Chirac : « Mais arrêtez donc d'emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux ! ».

La question est de savoir qui va gagner entre, d’une part, un État et une Union européenne qui, multipliant les « petites règles minutieuses », obligent en fait leurs citoyens à obéir en permanence, et veulent ainsi leur faire oublier jusqu’au souvenir du libre-arbitre, et d’autre part des individus qui ressentent cette pression comme une agression, quand bien même serait-elle présentée comme se faisant pour leur bien.

Un élément qui va jouer dans les années qui viennent est la question du « deux poids deux mesures » de l’appareil répressif d’État. Quand par exemple les citoyens sont plus fortement condamnés pour avoir fait un « doigt d’honneur » à un radar fixe que pour avoir agressé un passant dans la rue, le sentiment d’injustice devient évident. Il peut alors conduire ceux qui le ressentent à se rebeller, au moins dans les urnes, appelant au pouvoir des partis qui se font fort de limiter cette pression normative, de rétablir les libertés et de s’en remettre autant que possible au bon sens de chacun plutôt qu’à la loi.

Les citoyens sont-ils prêts, comme se le demandait Stuart Mill, à assumer les conséquences de leurs choix, à payer le prix de leurs libertés, à en courir le risque au lieu de s’en remettre à la « douce » tutelle de l’État et/ou de l’Union européenne ? Les mouvements qui secouent l’Europe, nés en grande partie du sentiment d’insécurité physique et identitaire de ses populations et de l’incapacité des pouvoirs normatifs à y répondre, semblent le prouver.

Sans nier les apports des lois anti-tabac ou des mesures de prévention routière, la frustration de la population par rapport à des mesures qui ont pu être considérées comme des restrictions de liberté n'ont-elles pas été accentuées par un sentiment d'abandon politique sur les questions essentielles, comme le chômage ou les inégalités, ou encore la sécurité ? "L'inflation normative du quotidien" a-t-elle pu exacerber cette perception d'échec ou de renoncement politique ?

Christophe Boutin : Le décalage est évident entre les « grandes causes nationales » (vitesse sur les routes, tabac, lutte contre telle ou telle maladie), initiatives sans doute louables mais qui conduisent toutes à un envahissement de la sphère privée par un État protéiforme – ce peut être une action directe de l’État central, mais il peut y avoir délégation à des collectivités locales, des établissements publics, voire des associations - et le désengagement de l’État de ses missions régaliennes.

Quelles sont-elles ? L’État a d’abord et avant tout vocation à garantir la sécurité de ses citoyens à l’intérieur de ses frontières – c’est même, selon Hobbes, le principal élément du contrat social. À tort ou à raison, nos concitoyens estiment que cette mission n’est plus remplie. Il doit ensuite assurer la défense extérieure du pays, mais l’état de notre outil de défense laisse planer un doute sur cette capacité, même si l’on limoge les chefs qui s’en plaignent. Il a le droit et même le privilège de battre de monnaie, mais cela a été transféré à une instance supranationale. Reste le seul droit qu’il exerce effectivement, celui de percevoir l’impôt, mais la légitimité de la très lourde pression fiscale que nous connaissons est mise à mal par une inconséquence dans les dépenses que rappelle année après année la Cour des comptes.

Par ailleurs, cet État qui ne remplit plus - ou mal - ses fonctions régaliennes a transféré nombre de ses compétences à une instance supranationale qui les met en œuvre sans respecter le principe de subsidiarité et participe à l’inflation normative. Une part importante du travail de notre législateur consiste simplement aujourd’hui à traduire en droit interne les décisions d’une Union européenne qui reprend, en les accentuant, les travers interventionnistes des États, sensible comme eux à la pression des lobbies, et persuadée au moins autant qu’eux d’avoir une mission de rééducation et d’agir pour le Bien.

Que reste-t-il à notre gouvernement pour faire semblant d’exister ? À créer, avec la complicité des médias, ces pseudo-débats sur de pseudo-sujets secondaires qui permettront quand même de créer de la norme, au risque d’étouffer un peu plus les citoyens. On comprend que ce hiatus entre attentes et réalisations ne puisse conduire qu’à des tensions.

Vincent Tournier : Rappelons quand même qu’il y a toujours eu une hostilité populaire à l’égard des mesures décidées par les élites, même lorsque ces mesures visent à améliorer la sécurité ou la santé. Ce qui est plus problématique aujourd’hui, c’est le sentiment que cette contestation se durcit et prend une tournure plus politique, en étant relayé par les leaders et des partis. Les défaillances de l’Etat y sont pour quelque chose : lorsque celui-ci donne le sentiment de renoncer à ses missions fondamentales, comme la sécurité ou l’emploi, ou comme la défense du droit de propriété, les autres contraintes qu’il veut imposer sont moins acceptées. En somme, l’électeur renvoie l’Etat dans ses cordes : pourquoi devrais-je accepter des contraintes qui me contrarient alors que des problèmes plus importants ne sont pas réglés ? Pourquoi devrais-je accepter de rouler moins vite alors que des jeunes font du rodéo dans le quartier ? Pourquoi devrais-je trier mes ordures alors que le hall de mon immeuble est quotidiennement occupé et dégradé par des voyous ?

Sur ce plan, force est d’admettre que l’immigration a fortement contribué à créer ce sentiment d’injustice. Beaucoup d’électeurs ont l’impression que les pouvoirs publics sont très exigeants avec les autochtones, mais très conciliantes, voire laxistes, avec les populations issues de l’immigration. Par exemple, on parle beaucoup d’interdire la fessée, mais on parle moins de la lutte contre les mariages forcés ou l’excision. On pourrait dire la même chose du harcèlement sexuel : d’un côté, on est prêt à licencier un animateur pour une mauvaise blague, de l’autre on tolère des pratiques sexistes qui ramènent les femmes plusieurs siècles en arrière. Ce sentiment du « deux poids, deux mesures » peut expliquer l’agacement des électeurs face à des mesures comme l'interdiction du tabagisme dans les lieux publics, alors que ce type de mesure peut se justifier. L’extrême-droite prospère aujourd’hui sur cette culture contestataire qui est une sorte de pied-de-nez à l’establishment. En Autriche, il y avait clairement un petit goût de revanche, ce qui peut être à la fois réjouissant et problématique.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !