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Mais pourquoi l’industrie affiche-t-elle des taux de marge records sans embaucher alors que les services embauchent avec des marges toujours plus basses ?
©REUTERS/Stephane Mahe

Le mystère de l’inversion du théorème de Schmidt

Selon la dernière note de conjoncture publiée par l'INSEE, ce 20 mars, l’industrie afficherait son taux de marge le plus élevé (plus de 38%) depuis le début des années 2000 alors que les services afficheraient un niveau bien plus bas (environ 28%) alors que l’industrie a été destructrice nette d'emplois au cours de ces dernières années, à l’inverse des services.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Comment expliquer cette réalité d’une forme du théorème de Schmidt inversé ? (les « profits d’aujourd'hui soient les investissements de demain et les emplois d'après-demain ») ?

Michel Ruimy : Le taux de marge mesure, schématiquement, la part de la valeur ajoutée c’est-à-dire la part de la richesse créée, qui rémunère le capital. 
Pour les sociétés qui n’appartiennent pas au secteur financier, cet indicateur a été globalement stable de 1987 à 2007. Il se situait légèrement en-deçà de 33%. Après avoir chuté en 2009, puis en 2012 et en 2013, il s’est relevé depuis, sans effacer totalement la baisse intervenue à la suite de la dernière crise financière. Aujourd’hui, il atteint 32% soit 1 point en-dessous de son niveau d’avant-crise. 
Toutefois, il faut se garder d’un certain optimisme. Le chiffre publié résulte de différentes évolutions. Alors que ils étaient égaux en 2008, le taux de marge des entreprises industrielles a progressé pour atteindre, en 2017, son niveau le plus haut depuis l’an 2000 tandis que celui des sociétés de services a reculé. Aujourd’hui, l’écart entre eux est de 10 points en faveur de l’industrie.  
Ces profits ont-ils, pour autant, engendré des investissements et créé des emplois ? d’autant qu’au cours des trois dernières décennies, les choix de politique économique et de gestion des entreprises ont été véhiculés autour de cet argument. 
Si le taux de marge des entreprises a augmenté, le niveau élevé de l’investissement - un peu moins de 30% de la valeur ajoutée - ne s’est pas traduit par le dynamisme économique, et notamment un niveau d’emplois, qu’il aurait dû, en théorie, générer. Le décalage est tel que, depuis la fin de la crise, on s’interroge sur les origines du « mal investissement ». En effet, les faibles performances enregistrées, tant en termes de croissance que de gains de productivité, laissent supposer que ces dépenses auraient pu être plus efficaces ou qu’elles auraient été, en partie, consacrées à des dépenses improductives c’est-à-dire insuffisamment orienté vers des activités innovantes, à forts gains de productivité. 
Nous voyons donc qu’à première vue, le discours du chancelier Schmidt a été désavoué par les faits puisque le taux de chômage est toujours trop élevé. Mais, nous pourrions aussi voir, dans l’évolution de ce taux, une mutation structurelle de l’économie française en faveur de branches moins intensives en capital et d’un accroissement du degré de concurrence dans quelques secteurs de services.

Quels sont les effets ayant entraîné cette hausse des taux de marge de l’industrie dans un contexte de destruction d'emplois ? Faut-il y voir un « effet crise » qui aurait poussé les entreprises à se lancer dans une robotisation plus importante ? A l’inverse, comment expliquer cette bonne tenue des chiffres de la création des emplois dans les secteurs des services (hébergement et restauration en tête) dans un environnement de marges contraintes ? 

Tout d’abord, l’évolution des taux de marge doit être analysée avec précaution. Par exemple, une dégradation est souvent présentée comme la conséquence d’un coût du travail trop élevé provoquant une perte de compétitivité économique. Or, une analyse plus fine peut trouver d’autres causes, comme une baisse des prix de vente due à une concurrence accrue ou à une politique promotionnelle ou une dégradation de la demande. 
Ceci dit, plusieurs facteurs peuvent expliquer la situation actuelle.
Dans l’industrie, selon le degré de substituabilité entre les facteurs de production dans la combinaison productive, le taux de marge a pu être notamment affecté par les coûts relatifs des facteurs de production mais aussi par la baisse récente du prix du pétrole et / ou par le bas niveau des taux d’intérêt, qui a influencé le coût du capital en réduisant la charge financière et, enfin, dans une moindre mesure, par le degré de la concurrence : plus le pouvoir de marché des firmes est fort, plus le taux de marge d’équilibre sera élevé.
Quant à la robotisation industrielle, vous touchez un point essentiel de notre économie. La France est en retard par rapport à ses partenaires européens. Nous ne comptabilisons qu’environ 130 robots pour 10 000 travailleurs alors que nous disposons d’atouts importants comme, par exemple, la qualité de la formation de ses ingénieurs. En fait, la France souffre de son écueil habituel, à savoir un goût du risque et du capitalisme moins développé que la plupart de ses voisins. Ainsi, l’écosystème français des ETI (Entreprises de Taille Intermédiaire), bien moins développé que son homologue allemand, n’a pas investi dans cette technologie au même rythme que son voisin. Il est toutefois en phase en phase de rattrapage. Il ne faut pas oublier que si la robotisation n’a pas lieu en France, elle aura lieu ailleurs, et c’est beaucoup plus d’emplois qui seront détruits par une concurrence européenne et mondiale devenue plus compétitive. On peut s’attendre alors qu’à l’avenir, les entreprises industrielles développent la robotisation de leur activité.
Concernant les services marchands, le redémarrage de l’activité a été plus tardif que dans l’industrie. Cependant, des facteurs plus structurels sont aussi à l’œuvre : dans le commerce et l’information-communication, la baisse semble provenir, pour une grande part, de l’intensité de la concurrence, laquelle se traduit par la baisse du prix de la valeur ajoutée de ces branches et par la dilution des parts de marché. Dans les services aux entreprises, la quasi-totalité de la baisse depuis une vingtaine d’années s’explique par la spécialisation dans les activités peu intensives en capital : les activités très capitalistiques comme la location de matériel ont régressé tandis que se sont développées les activités de soutien administratif, très riches en main-d’œuvre et dont le taux de marge est très bas. 

Alors que la croissance est aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’a été au cours de ces dernières années, faut-il s'attendre à une inversion de cette tendance ?

La France profite d’une conjoncture internationale favorable. Elle est aussi tirée par la demande intérieure, en particulier l’investissement des entreprises qui devrait progresser dans un climat des affaires favorable et dans un contexte où les capacités de production sont très sollicitées. Cependant, l’INSEE souligne que de plus en plus d’entreprises craignent d’avoir du mal à répondre à la demande du fait, en particulier, d’un manque de personnels qualifiés. On voit bien là l’enjeu de la réforme de la formation professionnelle qui mettra du temps néanmoins  à se traduire dans les chiffres de l’emploi.
Les marges des entreprises, qui ont bénéficié de la bonne tenue de l’activité en 2017, progresseront vraisemblablement, à nouveau en ce début d’année 2018 grâce d’une part, à la hausse du taux du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) de 6 à 7%, applicable aux rémunérations versées en 2017 et d’autre part, au bas niveau des taux d’intérêt qui resteraient bas malgré une légère hausse dans le sillage des taux souverains.
Néanmoins, j’aimerais rappeler que le modèle de croissance qu’a connu la France dans la deuxième partie du XXème siècle a évolué. La période des « Trente Glorieuses » était caractérisée par un régime de rattrapage économique, fondé sur l’imitation technologique et le développement d’une production de masse visant à satisfaire une société de consommation en plein essor. Nous sommes aujourd’hui dans une configuration différente. La croissance et donc les investissements doivent être portés par des innovations de rupture, permettant de repousser la frontière technologique. Plus un pays se développe, plus l’innovation « à la frontière » devient le moteur de la croissance et prend le relais de l’accumulation du capital et du rattrapage technologique.
Dès lors, un tel changement de régime de croissance suppose une adaptation des institutions en général (système de recherche publique et privée, d’enseignement supérieur…) et des circuits de financement en particulier. Une économie qui se trouve au niveau de la frontière technologique, s’engage dans des projets plus incertains, de long terme, et a donc davantage besoin de se financer grâce à des fonds propres.
Or, si le crédit bancaire est bien adapté au financement d’une économie en rattrapage, ce n’est pas une modalité adaptée au financement d’innovations radicales qui supposent une phase plus ou moins longue d’incubation suivie, en cas de succès, d’une croissance très rapide. Pour accompagner de telles dynamiques, il faut faire plus de place à l’investissement en capital. 
Or, le sous-dimensionnement de l’offre française de capital-investissement n’est pas notre seul handicap. À titre d’exemple, environ 8 milliards d’euros ont été investis dans des firmes françaises en 2015 contre 12 milliards au Royaume-Uni. Il y a également le faible renouvellement du tissu productif français, les difficultés à faire croître les PME et ETI ou les nombreux rachats de start-up prometteuses par des groupes étrangers… Résultat : l’effort d’investissement privé est extrêmement concentré en France. 70% des dépenses d’investissement sont réalisées par seulement 3 000 entreprises. Parmi elles, la moitié sont des grands groupes, un tiers sont ETI et seulement 15% des PME.
Nous voyons donc que le manque de fonds propres est un frein au développement. Or, les difficultés d’accès aux fonds propres se font sentir à certains moments précis de la vie des entreprises : dans la phase d’amorçage, lors du « second tour » d’appel de fonds des petites entreprises innovantes ou encore au moment des transmissions. Il convient donc, pour le système bancaire d’orienter les Français plus vers le financement d’entreprises que vers des produits défiscalisés. Il en va de notre avenir.

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