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L'état des fiches S avant Charlie Hebdo ? "Accablant"
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Bonnes feuilles

Paul-Louis Voger a fait toute sa carrière dans les «services» du ministère de l’Intérieur. Recruté dans les années 1980 au contre- espionnage de la DST (il a même été agent double pour contrer la pénétration de la police française par le KGB), il en dévoile les méthodes, parfois à la limite de la légalité : interrogatoires, visites de domiciles, écoutes, recrutement d’indics, examen de fadettes, manipulation de sources humaines… Extrait de "Je ne pouvais rien dire Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte" de Paul-Louis Voger, publié aux éditions de l'Archipel (2/2)

Paul-Louis Voger

Paul-Louis Voger

Paul-Louis Voger est le pseudonyme d’un membre de la DGSI, l'ex-DST, qui vient de quitter le service. Cet officier du renseignement a passé 32 années au contre-espionnage.

Je ne pouvais rien dire: Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte de Paul-Louis Voger

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« Mais que fait la police ? », se demandent les citoyens quand ils apprennent que, depuis Merah, nombre de terroristes n’étaient pas surveillés alors qu’ils étaient fichés S ? En réalité, la vérité sur ces fameuses fiches est, au moment de Charlie, peu reluisante. Les hautes hiérarchies courent dans les couloirs de Beauvau et des Saussaies comme « des canards à la tête coupée » dans la basse-cour, à la recherche de certitudes, s’accrochant au secret espoir que la vague Charlie ne va pas s’accélérer comme celle de 1995. Le ministre Cazeneuve et les hauts responsables de la DGSI et du SCRT ont donc jugé urgent de toiletter ce fichier géré par la sousdirection de la police technique, basée à Écully. Le patron du SCRT, où je fi nis ma carrière, me demande de mettre à jour les fiches S du RT. Alors, comme au bon vieux temps des soupentes de la rue d’Argenson (ex-locaux de la DST) et des « docs » de contre-espionnage approfondies, je m’investis et, durant dix jours, épluche chaque fiche, de 8 heures à 21 heures. Heureusement, la chef du FPR1 m’a communiqué un tableau Excel du fichier, ce qui facilite la tâche.

Mon constat est assez accablant : le défaut de connaissance est important. Seules 110 fiches S avaient été émises par les Sdig entre 2008 (disparition des RG) et 2014. Si 110 fiches restaient d’actualité, dont 53 sur l’islamisme radical, les profils étaient flous, les informations parfois anciennes : individus décédés, expulsés, repartis au pays ! Certaines fiches étaient parfois des doublons de celles de la DGSI, mais avec des consignes de contrôle diff érentes : « discret », recommande le RT ; « spécifique-approfondi », pour la DGSI. Mettezvous à la place du gendarme de l’autoroute qui contrôle le break d’un islamiste pour excès de vitesse et qui doit rendre compte ! Pour peu que le même individu ait deux fiches au FPR (une S et une J1 ), je laisse imaginer l’embarras du contrôleur et le risque évident que les deux services concernés par le S et le J ne se coordonnent pas. Des dizaines d’autres fiches concernent l’ultra-gauche et l’ultra-droite violente. Dans le même temps, le patron et le chef de division me demandent de mettre en place une méthode administrative mais assez opérationnelle entre les services départementaux et la centrale pour consigner les nouveaux cas djihadistes les plus dangereux, que l’on baptise « S16 ».

Sur la période concernée, janvier-février et jusqu’en mai 2015, j’ai traité dans mon bureau douillet du site Beauvau-Cambacérès plus de 200 nouveaux cas de radicalisation présumée. Parfois, le doute me saisit. Je contacte le chef du RT local, souvent perdu entre les visites ministérielles, son préfet qui met la pression, et les bandes des quartiers. Il me faut entre quinze minutes et une heure par dossier. J’évite des inscriptions loufoques de gestionnaires de kebab de plus de cinquante ans, mêlés dans les notes qui arrivent à Paris à d’autres cas qui relèvent plutôt d’une HSCRE2 . Je tombe aussi sur une Turque qu’un agent de préfecture a signalée comme « radicale » lors du renouvellement de sa carte de séjour. Vérifi cation faite, cette femme non voilée est en fait membre du Front révolutionnaire de libération du peuple turc, d’extrême gauche.

Depuis les années 1970, les services de renseignement disposent, dans leur palette de techniques de surveillance à distance, de la capacité d’inscrire au FPR des individus pré- sentant un profil à risque pour l’ordre public ou la sécurité nationale. La catégorie S couvre ce type de profils, et permet de signaler un passage aux frontières ou lors d’un autre contrôle (routier ou sur la voie publique). Plusieurs degrés de signalement sont proposés par le service de renseignement émetteur de la fiche. C’est lui qui fixe le degré de surveillance : signalement discret sans attirer l’attention de l’individu (fiche S02) ou contrôle approfondi, avec éventuellement fouille et « rétention » parfois d’une heure ou deux le temps que le service émetteur se saisisse de l’aff aire. Les fiches S14 et S16, spécifiques aux combattants transnationaux, notamment les djihadistes ou autres mercenaires, ont été créées en 2015 (après Charlie). Elles conduisent à l’interpellation, la fouille et une enquête plus approfondie.

Pendant la guerre froide, le recours aux fiches S a été un outil indispensable pour suivre discrètement les déplacements en Europe des agents soviétiques, leurs alliés de l’Est, mais aussi les Chinois, les Américains… en fait tout individu suspect « d’intelligence avec une puissance étrangère ». La DST usait, voire abusait de ce dispositif, mais elle en profitait également pour sensibiliser à la sécurité nationale les contrôleurs de la Police de l’air et des frontières (PAF), la gendarmerie, les CRS et les services de sécurité publique (commissariats). Des années 1980 à 2000, ces fiches S sont restées un outil majeur opérationnel pour le renseignement de l’intérieur. Les RG émettaient de leur côté d’autres fiches sur des islamistes radicaux ou en voie de radicalisation et des individus membres de la mouvance dite anarcho-autonome, par exemple les soutiens d’Action directe ou des mouvances d’ultra- gauche violente, néo-nazies ou identitaires d’ultra-droite. La DGSI et le Renseignement territorial ont redécouvert cet outil parfois oublié ou tout au moins considéré par les nouvelles générations comme une simple fiche de documentation.

1. J : recherché par les autorités judiciaires.
2. Hospitalisation sans consentement par le représentant de l’État, ex-HO.

Extrait de "Je ne pouvais rien dire Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte" de Paul-Louis Voger, publié aux éditions de l'Archipel © Editions de l’Archipel, 2018

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