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Pouvoir d’achat : le théorème de Néfertiti peut-il vaincre le théorème de Thomas ?
©PATRICK KOVARIK / AFP

Crispations

Dans la lignée de la séquence POP2017, Bruno Cautrès accompagne BVA pour suivre le quinquennat. Nous vous proposons de découvrir le billet de cette semaine.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Le thème du pouvoir d’achat et de son amélioration devient en ce début d’année un point important de crispation de l’opinion publique face au gouvernement et à son action. Toutes les enquêtes d’opinion montrent que cette question est en train de créer un sentiment d’incompréhension important entre certaines des réformes les plus importantes du gouvernement (CSG, cotisations sociales, taxe d’habitation) et plusieurs catégories de Français.

L’importance de cette question a conduit à interroger en profondeur la communauté POP by BVA sur plusieurs aspects des questions de pouvoir d’achat : sentiment que les réformes en cours sont bonnes et justes, qu’elles portent déjà leurs fruits ou pas et même les opérations commerciales sur les pots de Nutella ! Et l’on peut dire qu’ils se sont régalés… Les commentaires et les rebonds sur les commentaires ont été nombreux, nourris et forts intéressants. Si l’on veut résumer d’un trait la tonalité d’ensemble des discussions on peut dire : gros soucis pour le gouvernement… !

Les discussions font apparaître une triple inquiétude et un profond sentiment d’injustice. Ce sentiment d’injustice est éprouvé de manière écrasante par les retraités, vis-à-vis de la hausse de la CSG ; ils ont le sentiment d’être stigmatisés en raison de leur âge, maltraités et injustement pointés du doigt comme des nantis alors même qu’ils ont travaillé, économisé toute leur vie et n’ont pas de grosses retraites. 

La triple inquiétude apparaît chez les actifs : une hantise du déclassement social à travers la crainte de la vie chère et du retour de l’inflation, un doute sur le gain net de salaire perçu à l’issu des réformes (plusieurs membres ont comparé leurs bulletins de salaires de l’automne 2017 et de janvier 2018 et constatent un salaire… moindre, y compris lorsqu’ils disent avoir utilisé le site du Ministère de l’Economie), une conviction que la suppression de la taxe d’habitation sera remplacée tôt ou tard par un nouvel impôt.  

La trame de fond qui unit toutes ces crainteset ces doutes est la mise en cause de la sincérité de la parole politique. Tout se passe comme si un écran dur comme un mur séparait les intentions et convictions du gouvernement des craintes et des aspirations des Français. Le contraste est vertigineux entre les deux.

Comment expliquer un tel gouffre d’incompréhension ? Le recours aux modèles et aux concepts des sciences sociales est ici essentiel. Parmi ceux-ci, c’est d’abord du côté de la psychologie sociale qu’il faut aller.

Dans un ouvrage fondateur de l’analyse qualitative et des méthodes ethnographiques, Isaac Thomas et Florian Znaniecki (The Polish Peasant in Europe and America, 1920) avaient théorisé un résultat majeur concernant les mécanismes psychologiques d’adaptation à la vie américaine des migrants polonais : ce n’est pas la situation objective qui détermine la conduite et les comportements mais la définition qu’en donnent les personnes.

Selon ce résultat, dénommé par la suite « le théorème de Thomas », lorsque nous rencontrons une information ou une situation nouvelle nous développons une activité d’interprétation subjective, fortement dépendante des attitudes antérieures que nous avons. Ce théorème peut se résumer par une formule célèbre de Isaac Thomas, datant de 1923 : « si les hommes définissent une situation comme réelle, alors elle est réelle dans toutes ses conséquences ».

Ce théorème pose un sacré défi à tout gouvernement qui mise sur le fait que la réalité d’une amélioration économique ne peut que conduire les électeurs à en percevoir positivement les bénéfices. Non seulement le stock de perceptions négatives, de craintes, d’espoirs déçus est considérable, mais l’énoncé des nouvelles réformes vient réactiver ces craintes et parfois leur donner encore plus d’écho.

Sans compter que la science politique nous apprend que les électeurs considèrent souvent la situation économique avec un « biais partisan » qui accroit cette tendance à voir tout en noir pour ceux qui ne soutiennent pas le parti au pouvoir. 

Le gouvernement pourrait trouver quelques lueurs d’espoirs dans un autre théorème. En 2013, l’Institut du Monde Arabe à Paris organisait une exposition sur le « théorème de Néfertiti ». Il s’agissait de montrer, à partir de la beauté iconique de la célèbre statue de Néfertiti, ce que l’œuvre d’art doit au contexte de son exposition : être exposée en vitrine, dans un musée, la construit comme œuvre sur laquelle nous projetons nos valeurs, nos espoirs, nos émotions.

L’exposition de l’œuvre parachève la prophétie de sa beauté. Exposer une réforme, en communiquer les principes avec des éléments de langage millimétrés et avec force décorum (signature des ordonnances devant les écrans de télévision) peut sans doute en grandir et embellir les résultats attendus. Encore faut-il que le « théorème de Thomas » n’attende pas Néfertitipour la couvrir de son voile… 

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