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L’affrontement des sédentaires et des nomades
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Disraeli Scanner

Comment traduire les termes "Somewheres" et "Anywheres" pour décrire les corps électoraux qui s'opposent à travers le Brexit ou l'élection de Trump ?

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 11 février 2018, 

Mon cher ami, 

J’ai peu de temps, cet après-midi de dimanche, pour vous écrire. Mais je voulais vous poser une question qui me semble importante pour les débats que vous avez en France. Vous avez certainement entendu parler du livre de David Goodhart intitulé The Road to Somewhere: The New Tribes Shaping British Politics (La route qui mène quelque part: les nouvelles tribus de la politique britannique). Goodhart a publié son livre en mars 2017, deux mois après l’inauguration de Trump et neuf mois après le Brexit. La nouveauté de ses analyses tient à ce que ce représentant des libéraux (il est le fondateur du magazine Prospect) ne rejette pas les « déplorables » qui ont fait passer le Brexit ou voté Trump dans les ténèbres extérieures. Il les prend au sérieux et commence par leur donner un nom positif - et vous allez voir où je veux en venir. Il les appelle, en anglais, les « somewheres »; tandis que les électeurs d’Hillary Clinton ou les partisans du Remain sont les « Anywheres ». 

Un long détour pour vous poser ma question: comment traduiriez-vous ces deux désignations en français? La langue anglaise a une extraordinaire flexibilité et l’on peut facilement y transformer des adverbes en noms. Mais direz-vous en français « les quelque part » et les « nulle part »? Cela ne serait pas compris, surtout si vous faisiez l’accord au pluriel, comme l’anglais peut le faire. Quels termes alors utiliser? J’ai regardé sur internet s’il y avait des compte-rendus, mais soit les auteurs francophones contournent la difficulté (« les Anywhere »); soit ils inventent des mots qui ne passent pas (par exemple « nullepartiste » et quelquepartiste »). Faut-il parler des « enracinés » et des « déracinés ». Je me disais que le mieux serait sans doute de parler des «sédentaires » et des « nomades ». Qu’en pensez-vous? Etant bien entendu que les nomades sont élitistes et les sédentaires tendent au populisme. Mais, en anglais, parler de « somewheres » et d’ « anywheres » est assez neutre, avec même une coloration positive pour les premiers, un peu comme « sédentaire ». 

La force est l’originalité du libre de David Goodhart, c’est qu’il ne croit pas que l’on puisse ignorer les aspirations des sédentaires. A la différence de bien des commentateurs libéraux des élections de 2016, Goodhart pense qu’il est nécessaire, politiquement, de trouver un compromis, de sceller un pacte entre les sédentaires et les nomades. Pour lui, l’élitisme est autant une impasse que le populisme. Dans la préface à l’édition de poche de son ouvrage, il constate bien le résultat des élections de 2017: Macron, qu’il appelle un « nomade fier de l’être » a largement battu la candidate des sédentaires. Theresa May a raté la majorité absolue (même si Goodhart, à la différence de beaucoup de commentateurs, met en valeur la capacité de Madame May à attirer à elle 60% des ouvriers ayant voté UKIP, contre seulement 18% pour le Labour). Et, enfin, malgré un sévère recul, Angela Merkel a réussi à garder la main sur le jeu politique allemand. Mais, ajoute justement Goodhart, Ni Macron ni Corbyn n’ont la solution pour leur pays. Et vous conviendrez avec moi de la faiblesse de l’accord que vient de signer Angela Merkel avec les sociaux-démocrates pour reconstituer une « Grande Coalition». 

Je vous conseille de vous plonger dans la passionnante étude de l’opinion britannique face au Brexit que proposent Rob Ford et Maria Sobolewska de l’Université de Manchester et membres du projet UK in a changing Europe (vous le trouverez sur ukandeu.ac.uk). Dix-huit mois après le Brexit, l’opinion est toujours aussi divisée: les jeunes générations sont aussi Remainers que les générations âgées sont des Leavers. Le clivage entre métropoles et villes petites et moyennes se confirme. L’immigration continue de polariser le débat. Aussi neutre reste l’enquête d’opinion, elle confirme que le clivage qui a mené au Brexit est bien un clivage culturel. Et les différentes régions du Royaume-Uni continuent d’avoir des réflexes différents en matière de Remain et de Leave.  Parler des sédentaires et des nomades est une bonne approche. Comme le disent les observateurs de l’opinion britannique, il est peu probable qu’un nouveau référendum produirait un résultat très différent. En admettant même que le Remain l’emporte cette fois, ce serait de très peu et cela n’aiderait en rien à surmonter les divisions de la société britannique. 

La seule voie réaliste est celle empruntée par Theresa May, la recherche d’un compromis entre sédentaires et nomades. Comme le suggère Goodhart, il se peut que les difficultés de Madame May viennent de sa timidité en ce qui concerne l’élaboration d’un nouveau pacte politique conservateur. Elle devrait beaucoup plus clairement emprunter la voie d’un protectionnisme intelligent. En 2017, la production manufacturière britannique a augmenté de 2,8%, faisant mentir les augures et laissant supposer qu’une réindustrialisation de la Grande-Bretagne est possible. Madame May devrait aussi, dit Goodhart, tout libéral qu’il soit, répondre aux besoins de renforcement des familles qui travaille la société britannique: soutien à la solidarité entre les générations; aide aux femmes (ou aux hommes) qui aspirent à passer du temps avec leurs enfants etc....De même, il ne suffit pas de dénoncer les salaires des Vice-Chancellors pour rendre plus accessible financièrement à un grand nombre l’enseignement supérieur. 

Nous aurons, mon cher ami, l’occasion de réfléchir ensemble au nouveau pacte politique qui doit stabiliser nos démocraties. J’admire l’honnêteté du libéral Goodhart qui réclame plus de « conservatisme social ».  J’espère que son livre sera bientôt traduit en français. 

Bien fidèlement à vous 

Benjamin Disraëli 

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