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Entre islamistes, obsédés de la victimisation des musulmans et intégristes de la laïcité, comment construire un islam de France ?
©AFP

Entretien

Entretien avec Hakim El Karoui, consultant et auteur de "L'Islam, une religion française", publié chez Gallimard.

 Hakim El-Karoui

Hakim El-Karoui

Normalien (Fontenay), agrégé de géographie, Hakim El-Karoui a été conseiller technique de Jean-Pierre Raffarin et chargé des « études et prospectives » auprès de Thierry Breton, alors ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie. De père tunisien et de mère française, il est passionné par les questions d'intégration et préside le « Cercle du XXIe siècle » dont l'un des objectifs est de permettre une meilleure insertion des Français d'origine. Il est l'auteur de l'essai "Réinventer l'Occident".

 

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Atlantico : Le Président a annoncé dans le JDD qu'il travaillait à un plan de réorganisation de l'Islam de France. Ses équipes disent s'inspirer des recommandations dans votre livre, L'Islam, une religion française, en terme notamment d'indépendance financière des pays musulmans et d'abandon des marqueurs "islamistes".  Quels sont les autres conseils que vous donneriez au président pour réussir là où tant ont échoué en tentant de structurer l'Islam en France ?

Hakim El Karoui : Je ne donne pas de conseil au Président, il na pas besoin de moi, je mets des idées dans le débat. Le plus important, cest darrêter sur ce sujet de parler théoriquement et de passer à laction. Le plus essentiel, cest de ne pas oublier que rien ne se fera sans la mobilisation dune partie de la communauté musulmane : sur ce sujet, lEtat ne peut pas tout. 

Votre livre défend l'émergence d'un Islam français, débarrassé des influences étrangères et de tous les "marqueurs islamistes", et en particulier des influences des pays du Maghreb. Comment faire en sorte que des pays étrangers ne soient plus ceux qui influent sur l'Islam français ?

C'est compliqué parce qu'il s'agit de toute la stratégie à mettre en place face à la vision du monde que l'on voit trop souvent représentée aujourd'hui où on montre d'un côté des gens qui sont très militants, et de l'autre personne. Dans la réalité il y a des conflits au sein de l'Islam en France.  Il y a des gens qui sont pour ou contre telle ou telle idée. Le problème qu'on a, en France comme partout dans le monde, c'est que s'opposent des islamistes qui considèrent que leur vision de l'Islam – qui est déjà assez particulière – peut servir de cadre pour comprendre le monde et vivre dans ce monde (c'est leur idéologie au sens stricte du terme) et en face des musulmans qui ne sont pas nécessairement éloignés de la religion (en France ils sont très pratiquants, plus que les catholiques par exemple) mais qui ont laissé tout le discours sur les questions de normes, de représentations et d'interprétation aux islamistes. L'idée fondamentale que je défends, c'est que l'Islam de France est important parce que certes, il faut une organisation pour lui donner forme, mais au-delà de cette organisation parce qu'il faut lui donner une vision de la religion, une interprétation, une théologie qui ne peut être conçue qu'en France ou en Europe. Cet Islam que j'appelle de mes vœux ne peut être pensé et fondé que dans un pays où il y a une liberté de pensée sur ces sujets, ce qui n'est plus le cas par exemple dans le monde musulman et particulièrement dans le monde arabe.

L'affaire Ibtissem a provoqué un grand débat dans la sphère médiatique et politique pendant toute la semaine dernière. Ce type d'épisode ne montre-t-il pas qu'il risque d'être très compliqué d'avancer dans la mise en place d'un Islam de France dans ce contexte d'exacerbation de l'opposition des arguments identitaires ?

Je crois au contraire que plus on attend, plus les tensions vont monter. La réorganisation est importante mais elle ne règlera pas tout, notamment parce qu’aucun musulman fondamentaliste ne trouvera jamais légitime les institutions nées de cette réorganisation. Elle est néanmoins essentiel pour des raisons symboliques (marquer la rupture avec les pays d’origine et la francité des musulmans) et opérationnelles (trouver des sources de financement pérennes pour assurer un exercice du culte serein tout en luttant contre le fondamentalisme qui monte).

Comment en est-on arrivé à cet polarisation qui paralyse toute évolution de l'Islam en France ?

Par un mélange d’ignorance du sujet de la part de nos élites qui pensaient que les musulmans n’étaient pas français, qu’ils ne resteraient pas. Par l’ignorance aussi du fait religieux que beaucoup voudraient voir en voie de disparition. Par l’incapacité aussi des musulmans à lutter contre le fondamentalisme qui étend son emprise idéologique grâce au travail de terrain et sur internet mené par ses militants.

Que faut-il attendre des musulmans ? Ne risque-on pas de transformer la nécessité de les voir acteurs du changement en une exigence indue ?

Non, je ne crois pas. C’est mon pari en tout cas. Je crois dans les bonnes nouvelles, j’en connais beaucoup. Je pense qu’une nouvelle génération est prête à se mobiliser. De toute façon, on n’a pas le choix : si les gens de bonne volonté ne bougent pas, le combat à l’intérieur de l’islam sera gagné pour des décennies par les islamistes.

Vous proposez plusieurs typologies dans votre livre pour montrer la vraie hétérogénéité du monde musulman en France, ce qui vous fait nier l'existence d'un communautarisme musulman français. Cependant, vous parlez aussi d'une "halalisation de l'esprit" qui toucherait l'Islam en France, le halal étant pris comme exemple clé car il est le marqueur "musulman" le plus partagé dans la communauté musulmane française. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

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Il faut savoir ce qu'on définit par communautarisme. S'il s'agit de la volonté de faire une communauté qui viendrait primer sur la communauté nationale, il n'y a aucun communautarisme musulman tant les musulmans sont désunis, bien plus que les autres coreligionnaires des autres communautés religieuses en France. Et en fait si on regarde bien, c'est là un problème. Cela s'explique par une absence de vision, de sentiment d'appartenance, d'ennemi commun. Il n'y a pas de communautarisme global donc.

Ensuite, il y a des communautarismes, dans le sens où on utiliser le plus souvent communautarisme pour ne pas dire islamisme. Je préfère pour ma part ce dernier terme, qui me semble beaucoup plus clair. Par ailleurs, on peut observer des communautés locales qui se renferment : ce sont des islamistes qui organisent sur un territoire donné un système de normes qui est le leur et qu'ils comptent imposer aux autres musulmans plus qu'au reste de la population.

On constate aussi l'extrême diversité, qui s'explique par une diversité sociale, mais pas seulement. Cela montre l'extrême complexité du sujet que je compte rendre alors que le débat sur l'Islam est aujourd'hui pour le moins manichéen.

Votre projet rejoint-il celui de la Charte pour l'Islam défendu par Chevènement ?

Une Charte est un moyen, pas une fin en soi. Ce que je dis, c'est que pour nationaliser l'Islam, il faut traiter le cœur du problème. Au cœur du problème, il y a la question de l'argent. La main mise des pays étrangers soit sur le culte soit sur l'idéologie (le culte c'est la Turquie et le Maroc, la théologie, c'est l'Arabie saoudite) se fait très largement par l'intermédiaire de moyens financiers.

Je constate qu'il y a plein d'argent qui circule en France lié à des consommations (le halal, le pèlerinage, les dons…). Si on réussit à mettre en place un outil qui viendrait ponctionner les flux financiers, on pourrait s'abstraire des pays étrangers ou au moins rééquilibrer la relation que l'Islam en France a avec eux.

Votre association demande une implication étatique, ne serait-ce que dans sa reconnaissance ou la reconnaissance de ses membres. Vous tentez de concilier l'esprit de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 et les exigences nouvelles que représente la religion musulmane. Comment compter vous parvenir à cette synthèse ?

Dans ce que je propose, il n'y a rien qui contrevient à la loi de 1905. La loi de 1905 affirme la neutralité de l'Etat, la liberté de conscience, et dit que la République ne subventionne aucun culte. Ma proposition ne demande pas un euro d'argent public. Je propose en fait un accord entre l'État et l'association de financement que j'appelle de mes vœux.

Il faut savoir qu'aujourd'hui pour le halal, c'est l'État qui donne aux mosquées le monopole de délivrance de carte de sacrificateur. Comme pour le casher. C'est un décret du Ministère de l'Agriculture après avis du Ministère de l'Intérieur. Ce que je dis, c'est qu'il faudrait que ce décret soit pris après consultation de l'association de financement que j'appelle AMIF (Association musulmane pour un Islam de France). Premièrement, cela ne peut être qu'un acte politique, dans le sens où ce n'est pas écrit dans le droit : l'Etat s'engage à ne prendre aucune décision en la matière si les mosquées n'ont pas été acceptées par l'AMIF. Deuxièmement, il y a un gros travail diplomatique vis-à-vis des pays étrangers pour que leur argent ne soit pas nécessairement interdit, mais nécessairement agrée par l'association. L'argent peut, quand il est agrée, rentrer dans les caisses de cette association qui ensuite le dispatchera. Enfin, on a besoin que l'Etat trouve un accord avec les Saoudiens pour que ces derniers ne donnent plus de visa de voyage si ces visas n'ont pas été agréé par l'AMIF.

En bref : l'État ne ferait pas plus que ce qu'il fait aujourd'hui. Il aurait un rôle d'intermédiaire, de contrôle, même si – et ce serait plus efficace selon moi – ce sera l'association qui sera en charge du contrôle. Elle contrôlera les mosquées, les dons, le halal. Avec l'argent qu'elle lèvera – ce qui est important est qu'il s'agisse de flux réguliers – elle pourra petit à petit financer les imams et leur formation, et donc les contrôler. Elle financera le travail théologique nécessaire, éventuellement aider à construire quelques mètres carrés de mosquées. Elle sera plus légitime pour le faire que l'État, qui, du fait de ses obligations de laïcité, pourrait facilement être taxée d'islamophobie. Au contraire, ce sera une association musulmane qui s'en chargera du contrôle de l'argent utilisé pour le culte musulman et du coup s'engagera contre le fondamentalisme.

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Vous nommez le journaliste Eric Zemmour "salafiste républicain", affirmant qu'il envenime le débat plus qu'il ne combat l'islamisme, en opposant à un identitarisme un autre identitarisme. Quelle identité défendez-vous pour le musulman français ?

Je crois en la République, et notamment en la loi de 1905 qui prône deux choses : la neutralité de l'Etat en séparant les Eglises et l'État et la liberté de conscience. Donc je ne crois pas qu'on puisse interdire au nom de la loi de 1905 ou de la République les manifestations liées à l'Islam ou liées à n'importe quelle autre religion. Mais ma stratégie ne s'arrête pas là. Ce que je dis aussi, c'est qu'il faut mobiliser les musulmans en France, notamment la majorité silencieuse pour lutter contre l'extrémisme. Je crois qu'on peut promouvoir l'idée d'être Français et musulman comme on peut être Français juif, Français chrétien ou Français athée. C'est ça la République.

Là on voit bien qu'il y a d'un côté des gens qui dénient aux musulmans presque le droit même d'exister ou d'embrasser cette fois. Et de l'autre on a des fondamentalistes qui disent aux musulmans qu'ils ne peuvent pas être républicains. Parce qu'être républicain, accepter la liberté de conscience, accepter l'apostasie par exemple ne serait pas conforme aux règles musulmanes. Je rejette ces deux identitarismes, même si je ne les mets pas dans le même camp. Il y en a qui au nom de cette idéologie ont posé des bombes, les autres non : je fais attention à ne pas les mélanger.

Mais le projet que je défends n'a au fond rien d'original : il est l'essence même de la vie républicaine !

Les tensions sont encore très fortes dans la société quand il s'agit d'Islam – on l'a vue avec l'affaire Mennel. Toute mesure telle que la vôtre qui serait adoptée aujourd'hui ne risquerait-elle pas d'être prise entre deux feux, celui d'un identitarisme antimusulman et d'un identitarisme islamiste ?

Je pense que c'est l'inverse : c'est parce que la situation est très tendue qu'il faut agir ; agir c'est l'occasion pour les musulmans de montrer qu'ils se mobilisent. Je pense que la société attend la mobilisation des musulmans et que plus cette mobilisation tarde plus cela crée de l'inquiétude. L'État peut bien entendu lui aussi agir, mais sans l'incarnation de la mobilisation des musulmans contre le fondamentalisme (et en même temps contre le racisme), je pense que tout cela sera vain. Si on veut être écouté, il faut combattre des deux côtés, pas d'un seul. Ne pas laissez aux islamistes la lutte contre l'islamophobie et l'Islam et aux laïcistes intolérants la défense de la République.

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