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Michel Maffesoli : "La grande spécificité de la modernité, c'était l'existence de la Vérité. Dans notre système tribal most-moderne, chaque tribu possède sa petite vérité"
©Reuters

Réflexions

Dans son dernier ouvrage, "Etre postmoderne", Michel Maffesoli s'interroge sur le concept de "postmodernité".

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Tout d'abord, qu'est-ce que la post-modernité ? Qu'est-ce qui la distingue de la modernité, de l'antimodernité ou de l'hypermodernité ?

Michel Maffesoli :  C'est un vrai problème, un problème très français à vrai dire. C'est la France qui est à l'origine des Lumières, de la naissance de l'individualisme et du tripode de la modernité que sont l'individualisme, le rationalisme et le progressisme. Ce que les historiens appellent les temps modernes commencent donc à peu près au XVIIe siècle en France et s'achèvent à la moitié du XXe siècle. La modernité va se fixer en fait dès le XVIIe, se conforter au XVIIIe avec la philosophie des Lumières, et c'est sur ces acquis (rationnel/progrès/individu), Michel Foucault l'a démontré, que se sont construites ensuite les institutions au XIXe siècle. Au XIXe, la modernité se systématise en de grands systèmes sociaux, et cela fonctionne ainsi, tant bien que mal, jusqu'à la seconde moitié du XXe. Voici pour la modernité.

Quand on regarde sur la longue durée, on se rencontre qu'il y a des époques, des cycles. Une époque en grec, cela veut dire une parenthèse. Et une parenthèse cela s'ouvre, puis cela se referme. Il se trouve que c'est en France, avec Descartes et les Lumières qu'on a mis en place les grandes valeurs modernes. Du coup, nous – et j'entends par là ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire (les journalistes, les politiciens et universitaires) avons particulièrement du mal à sortir du schéma de tripode moderne décrit plus haut. On peine à voir qu'une autre époque commence.

Dès lors, nombre de mes collègues, des journalistes, et autres parlent dès lors d'anti-modernité ou d'hypermodernité. Mais ils se trompent à mon avis, car pour moi la post-modernité, c'est reconnaitre le fait que les grandes valeurs qui ont animé notre société pendant des siècles ne fonctionnent plus. Et je pense que la vraie crise que nous traversons est là. Elle n'est pas économique. C'est ce que j'expliquais dans La crise est dans nos têtes : tout ce qui avait fait les belles institutions, l'éducation, les partis politiques, cela ne marche plus aujourd'hui. Mon dada depuis des années c'est de dire que c'est finit la modernité, qu'il y a quelque chose d'autre. Et comme on ne peut la nommer, on dit post-modernité.

Petite parenthèse : ce n'est qu'en 1848 que Baudelaire emploie pour la première fois le terme de modernité. Avant on disait post-médiévalité, post-renaissance. Nous sommes exactement dans la même situation. On voit bien que cela se délite de partout, que cette manière d'être ensemble ou de vivre ensemble ne marche plus. Et c'est spécifique à la France : ce n'est pas le cas aux Etats-Unis, ce n'est pas le cas en Corée, ce n'est pas le cas en Amérique du Sud.

Le tripode de la modernité était donc rationalisme, individualisme, progressisme (la foi dans l'avenir, dans le futur). Le tripode post-moderne, ce n'est plus le rationnel, mais l'émotionnel, ce n'est plus l'individu, c'est le nous, la tribu, ce n'est plus simplement demain, ni le progressisme, mais le présent, ici et maintenant.

Voilà ce qui me parait être en gestation aujourd'hui : quelque chose d'autre est en train de prendre la place. Et ce de façon beaucoup plus vécue que pensée. À mon avis, les jeunes générations sont déjà post-modernes. Mais le pouvoir de la société officielle reste sur les vieux schémas, et n'arrivent donc pas à donner du prix à ce qui advient.

La post-modernité naissante serait donc marquée par son présentéisme, son attention portée sur le moment présent et plus sur un avenir. Sommes-nous dès lors incapables de nous penser comme participant d'une continuité historique ?

Michel Maffesoli : Il y a eu d'autres époques, si on prend un peu de recul, où ce qui était important était déjà le "ici et maintenant". Ne cherchons pas très loin, prenons la Renaissance : "cueillons aujourd'hui les roses de la vie", disait Ronsard. C'est l'idée du "carpe diem". Il existe des temps hédonistes dans le temps, des périodes où on ne se projette pas vers le futur, vers les lendemains qui chantent, vers la société parfaite et toutes les grandes focales du XIXe siècle. 

Je ne pense pas que notre présentéisme soit différent de celui de la Renaissance. On avait jusqu'ici deux conceptions du temps : d'une part la flèche du temps progressif, "demain on rasera gratis", Hegel, Marx etc. Ou le cercle un peu réactionnaire à la Nietzsche qui considère que le temps rejoue toujours la même partition, le retour du même. 

Pour moi, ce qui est en jeu aujourd'hui, ce ne sont ni la flèche, ni le cercle mais la spirale. On voit revenir des choses anciennes, pas exactement au même niveau. Par exemple, dans le Temps des tribus, je faisais exprès d'utiliser ce terme de "tribu" pour dire que nos sociétés modernes en deviennent. Dans les mégapoles, on a des tribus religieuses, musicales, sportives, culturelles etc. Ce ne sont pas des tribus comme celles qu'observent les ethnologues pour autant. La spirale c'est cela : un renvoi au passé auquel s'additionne un développement technologique. En termes savants, je dis : "synergie de l'archaïque et du développement technologique". C'est-à-dire la démultiplication des effets avec un retour au passé (il y a, il me semble et j'y consacre un chapitre dans mon livre, un retour à la tradition par le religieux, l'hédonisme, le tribalisme), sans être pour autant au même niveau. Voilà ce qui me parait être en jeu actuellement.

Quel rapport à la vérité acquiert dès lors l'homme qui vit dans la post-modernité, si elle n'est plus guidée par une téléologie moderne ?

Ce qui avait été la grande spécificité de la modernité, c'était l'existence de la Vérité. Dans notre système tribal, chaque tribu possède sa petite vérité. C'est le vrai problème qui nous concerne actuellement. On savait gérer la société, avec sa vérité. Il y avait des différences certes, mais elles s'articulaient avec cette vision de la Vérité. 

Au contraire aujourd'hui, ce qui est en jeu, c'est l'accommodement des diverses vérités, ce que le philosophe allemand Reiner Schürmann appelle une "constellation aléthéiologique". Le vrai problème, c'est l'ajustement de ces diverses vérités : on voit que leurs "frottements" peuvent provoquer de véritables tragédies, comme on en observe actuellement. 

Serait-ce ce qui explique, comme vous l'affirmez, que les "fake news ne sont que l'envers des fake sciences" ? 

Oui, encore une fois : chaque micro-groupe propose quelque chose, et internet aidant, on produit de la falsification. Mais dans le fond, mon hypothèse est malgré tout que les choses devraient s'ajuster. 

Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

Je le répète : c'est une hypothèse. Je n'ai nulle certitude absolue en la matière. Je suis de nature plutôt optimiste, et cette hypothèse est vitaliste : elle considère qu'on est en train de faire l'apprentissage de l'hétérogénéisation. Auguste Comte, mon compatriote qui inventa le mot de sociologie, définissait le XIXe siècle comme une réduction ad unum. C'est la réduction à l'unité, à l'un de l'individu, de l'État-Nation, des institutions etc. C'est cela l'homogénéisation qui a caractérisé la modernité.

Nous connaissons le mouvement inverse, qui se manifeste sous des formes très diverses : les élections en Corse, la Catalogne, l'Ecosse… et donc le fait qu'on ne se reconnait plus dans l'Etat-nation en est un signe fort. 

Mon hypothèse constate cet éclatement des vérités, et envisage "l'apprentissage de la mosaïque". Une mosaïque se tient ensemble, mais chaque pièce garde sa couleur, sa composition, sa forme. Mon hypothèse est donc celle d'une telle société mosaïque. Cela se fait cependant, si je puis citer Kierkegaard, dans la crainte et le tremblement, puisqu'on était habitué à l'unification. 

Votre livre insiste sur l'avènement de l'hédonisme comme fondement de la post-modernité. Comment expliquez-vous dès lors la situation paradoxale dans laquelle se trouve aujourd'hui le féminisme, où s'opposent une génération féministe plus ancienne et libertaire qui correspondrait à l'hédonisme que vous décrivez, celui de mai 68, et une génération plus jeune, issue de la première, qui semble vouloir imposer une nouvelle norme morale ?

C'est un sujet délicat ! Les trois pistes qu'il me semble intéressant d'explorer sont le tribalisme, le nomadisme et l'hédonisme. Sur ce dernier point, dans l'Ombre de Dionysos, je décrivais le dieu grec comme figure du retour à cet hédonisme. Avant c'était Prométhée, mais désormais on parlait de Dionysos. Cette dimension, je le pense va énormément dominer, avec le plaisir du corps comme objectif. Il suffit de regarder la multiplication des salles de sport ces dernières années. La mode prend une importance immense, se démocratise, et se masculinise aussi. L'époque est au plaisir d'être, au "corporéisme". Au XIXe siècle, le corps était légitime que s'il produisait ou se reproduisait. Aujourd'hui, on tend vers une valorisation du corps pour lui-même, d'un corps sexuel, qui jouit sous diverses formes etc. 

Cela dit, le féminisme que vous voyez s'indigner aujourd'hui mène un combat d'arrière-garde. Et les combats d'arrière garde sont les plus sanglants ! On pressent que la chose est perdue, et donc on tue. Les féministes qui se raidissent contre la frivolité, l'être souple, etc. accentue dès lors les revendications outrées. C'est un paroxysme, mais une victoire à la Pyrrhus, car la vraie tendance va à plus de libération et d'hédonisme, pas à une normalisation de la sexualité. 

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