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Notre civilisation doit se préparer rapidement au surgissement de l’Intelligence Artificielle
©Allociné / Universal Pictures International France

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 14 janvier 2018
Mon cher ami, 
Je vous écris en plein après-midi d’un de ces « dimanche anglais » que vous autres Européens continentaux  trouviez naguère si ennuyeux. Le dimanche victorien n’existe plus, la finale de Wimbledon a désormais lieu le Jour du Seigneur, et moins de 10% de mes compatriotes se rendent à un service religieux une fois par semaine. Mais je continue à cultiver, comme la génération de mes parents et grands-parents la tranquillité du « huitième jour ». Vous êtes toujours le seul, ou pratiquement, à recevoir un e-mail de ma part ce jour-là. 
Un prédicateur inspiré
J’ai la chance de pouvoir entendre tous les dimanche matin, dans ma paroisse anglicane de .Londres, un pasteur particulièrement inspiré. La prédication est un art que vous autres catholiques avez largement perdu. Vos séminaires ont cru pouvoir se débarrasser, dans les années 1970, de la formation à l’art oratoire, en même temps que la liturgie se « simplifiait ». Votre liturgie retrouve lentement sa majesté; mais il manque encore à vos prêtres de renouer avec la tradition des « orateurs sacrés ». Nous autres protestants, si nous perdions l’art de la parole, perdrions tout - puisque nous n’avons pas comme vous la « présence réelle » du Christ à la messe. Et quand vous avez, comme moi, la chance de pouvoir goûter, toutes les semaines à une pensée ferme et vigoureuse, vous avez de quoi nourrir les méditations d’un dimanche post-victorien, pluvieux ou non. 
Ce matin, le prêche a porté sur le fameux hymne de Paul à la Charité (chapitre XIII de la Première lettre aux Corinthiens). Le Révérend Brown a commencé mezzo voce, comme il le fait toujours; y a-t-il encore quelque chose à dire sur ces pages si connues, si souvent citées et galvaudées par une époque qui veut fusionner Eros et Agapè dans le syncrétisme du New Age? Mais avec le Pasteur Brown, il n’y a pas de risque de tomber dans je ne sais quelle soupe libérale. 
Ce matin, il a lentement articulé les paroles de l’Apôtre des Nations; il voulait que nous les écoutions, pour la première fois: « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je suis airain qui résonne et cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien ».  Puis il a laissé un silence, avant d’ajouter: « Mes frères en Christ, pourquoi aurions-nous peur de l’époque qui commence et de l’Intelligence Artificielle. Même la machine la plus intelligente que nous puissions imaginer ne produira pas une once de charité..... ».  Le Révérend Brown ne nous a pas emmené sur je ne sais quelle voix de garage; il n’a pas prétendu qu’il était possible d’ignorer les progrès de la science ou légitime de les refuser. Il n’ a pas caché non plus qu’un nouveau siècle totalitaire était possible, où les tyrans auraient des moyens de domination bien plus terrifiants que ceux de Staline, Hitler ou Mao. Il n’a pas tu devant les jeunes générations qu’il faudrait sans doute que des chrétiens soient prêts à donner leur vie, comme le Christ, pour rétablir les droits de l’humanité, contre tous les partisans du transhumanisme ou d’autres folies idéologiques à venir. 
Nous n’avons pas idée de ce qui vient 
J’étais frappé de voir, une fois de plus, l’assurance tranquille du Pasteur Brown quand il aborde un thème d’actualité. Je pense qu’il vous plairait de l’entendre. Mais prévenez certains de vos amis, si vous les amneniez dans ma paroisse: « oreilles libérales, s’abstenir! ». Le Révérend Brown n’a jamais peur de faire référence à la « grande nation israélienne » et de fustiger tous ceux qui, sous couvert d’antisionisme, ramènent les pires clichés antisémites. Vous auriez dû entendre, aussi, son évocation du réveil orthodoxe de la Russie au moment où Vladimir Poutine s’engageait dans la guerre en Syrie en 2016 pour sauver les Chrétiens d’Orient! Et puis, il y a eu, au début de l’automne 2016, ce moment sublime où, sans jamais faire une allusion à la campagne présidentielle américaine, notre pasteur a fait surgir devant nous la méchanceté de la reine Jézabel, au Livre des Rois. En relisant l’histoire du meurtre de Nabot, dernier petit propriétaire du pays, sur ordre de Jézabel, aucun paroissien n’a manqué l’allusion à ce qui se passait de l’autre côté de l’Atlantique. 
Ce matin, comme toujours, notre prédicateur était bien informé. Nous l’avons entendu évoquer avec le talent du meilleur auteur de science-fiction la montée en puissance des objets connectés, des robots, des machines intelligentes. Nous avons appris, si nous ne le savions pas déjà, qu’aucun métier d’aujourd’hui ne serait épargné: devez-vous encore encourager votre fils ou votre fille, à se tourner vers la chirurgie s’ils n’ont jamais eu qu’un seul rêve, celui de la « salle d’opération » et de l’adresse manuelle qu’il faut déployer, aujourd’hui encore: toutes les opérations ne seront-elles pas accomplies, en effet, par des machines bien plus précises et adroites que le plus précis des chirurgiens d’aujourd’hui? Est-ce plutôt vers le droit que vos enfants veulent se tourner? Mais savent-ils que la plupart des contrats seront demain rédigés par des machines capables de s’orienter en quelques secondes dans la complexité d’un cas en se référant à de gigantesques bibliothèques juridiques archivées sur des espaces minuscules? Savent-ils que les procès de demain porteront sur la responsabilité des machines autant que celle des hommes? Si, comme le Révérend, je m’adresse à présent à la génération de vos petits-enfants, comment seront-ils préparés à affronter des machines de plus en plus autonomes, éventuellement capables de se retourner contre ceux qui les ont fabriqués? 
Tous les spécialistes de l’Intelligence Artificielle vous le disent: après avoir stagné pendant quelques décennies, la recherche fait actuellement d’énormes progrès. Le nombre de données collectées par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou par leurs équivalents chinois, les BATHX (Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi) est si gigantesque que l’Intelligence Artificielle a pu faire, en quelques années, des progrès considérables. Ce qui différencie encore la machine de l’homme est en effet le besoin massif de données pour qu’une machine puisse franchir un seuil d’intelligence, là où l’enfant d’homme s’oriente beaucoup plus vite. Mais aujourd’hui des machines battent les meilleurs joueurs d’échec ou de jeu de go. Et les perspectives de développement de l’intelligence artificielle sont telles que bien des entrepreneurs de Californie ou d’ailleurs annoncent la fin d’homo sapiens sapiens et son remplacement par homo sapiens auctus, l’homme augmenté, doté de processeurs pour doper son intelligence, surveiller sa santé, retarder son vieillissement etc..... Le transhumanisme nous décrit un avenir qu’il juge radieux, où, vous comme moi, apparaîtraient comme des primates aux descendants de tous ceux qui auront choisi le bon pogramme de thérapie génétique et les bonnes prothèses d’intelligence artificielle. Si l’on en croit les oracles de la Singularity University, ou les entrepreneurs Elon Musk ou Peter Thiele, le Meilleur des Mondes  est non seulement inéluctable mais souhaitable. 
Nos politiques parlent de tout sauf de l’essentiel
Au fur et à mesure que j’écoutais le Pasteur Brown, j’imaginais l’apocalypse qui nous attend. L’apocalypse, pour moi, ne signifie pas la fin du monde mais une grande épreuve au cours de laquelle le bien et le mal sont poussés à leur paroxysme. L’une des premières du genre, celle qui clôt le Nouveau Testament, était l’annonce par Jonathan le Grand-Prêtre à la communauté chrétienne de Jérusalem, vers l’an 50, de l’imminente destruction de la ville et de la nécessité, par conséquent, d’en sortir avant qu’il soit trop tard. Notre imaginaire collectif est largement imprégné de la vision biblique d’un « petit reste », des « rescapés d’Israël », qui luttent et finissent par triompher de forces gigantesques et totalitaires.  Mais quand on en est arrivé là, c’est parce que les forces de rappel de la civilisation n’ont pas joué, durant de longues décennies. L’humanité devrait pouvoir résoudre les conflits qui la traversent de manière raisonnable mais elle laisse le plus souvent les situations dégénérer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre solution que de prendre parti pour le bien ou pour le mal, pour les forces de la création contre celles de la destruction, pour la préservation de ce bien si fragile qu’est la vie, contre toutes les élucubrations mortifères. Telle fut la Seconde Guerre mondiale. Telle pourrait être une crise de civilisation mondiale, d’ici quelques décennies, si nous ne prenions pas les devants. 
L’Intelligence Artificielle offre des perspectives extraordinaires. L’homme pourrait être libéré de bien des fléaux matériels. Les craintes que nous avons pour l’avenir de notre planète pourraient être dissipées en quelques années. Libre cours pourrait être donné à la créativité humaine, débarrassée même de tâches intellectuelles répétitives, qui seront automatisées. Mais l’on voit aussi qu’un monde cauchemardesque pourrait sortir de nouvelles inventions humaines. Que sera la guerre secondée par l’Intelligence Artificielle? Que se passerait-il si nous renoncions d’emblée à éduquer l’ensemble de la population pour que chaque individu soit capable d’affronter le monde qui vient? Ne voit-on pas venir, déjà, un monde où nos corps seront en permanence analysés par des collecteurs de données au service d’une médecine eugéniste? N’est-il pas extrêmement facile d’imaginer la confiscation de l’Intelligence Artificielle par une minorité « éclairée » réduisant à l’insignifiance, stérilisant ou euthanasiant la masse des hilotes restés au stade de l’intelligence d’avant le transhumanisme ? 
Mais le prêche du Révérend Brown le disait bien ce matin: il existe d’ores et déjà une minorité d’individus qui seront prêts à défendre l’homme contre toute nouvelle prise en main totalitaire. La perspective qui est la nôtre est bien, malheureusement, apocalyptique: quelques îlots de résistance, d’individus ayant maîtrisé l’Intelligence Artificielle pour la faire servir au bien de l’humanité et luttant contre un empire totalitaire. Vous croyez que je regarde trop Star Wars?  Mais comme toutes les oeuvres de science-fiction celle-ci, sans doute la plus célèbre, contient une anticipation de notre destin. Nous pouvons bien avouer que nos débats politiques font penser à ceux que l’on mène, dans la première trilogie, au sein du Sénat de la République. Notre classe politique d’aujourd’hui se complaît, partout en Occident, à des débats dépassés (pensez à l’influence que Marx peut encore avoir; ou bien à l’énergie inutilement dépensée dans cette Tour de Babel qu’est l’Union Européenne) ou bien moins anodins qu’ils n’en ont l’air; comment nos hommes politiques n’ont-ils pas vu, depuis trente ans, que l’acceptation non critique de la PMA ouvrait la porte à toutes les dérives eugénistes et à un usage perverti possible de la médecine à l’âge de l’Intelligence Artificielle?  Comment ne voient-ils pas que le refus de protéger les données de leurs ressortissants nationaux, non seulement exposent ceux-ci mais privent nos pays de la possible émergence de champions industriels de la nouvelle ère? 
La Guerre des Intelligences ou la Guerre pour l’Humanité? 
J’ai lu le livre qu’a publié chez vous Laurent Alexandre sur l’IA, et intitulé La Guerre des Intelligences. J’ai été frappé de voir comment ce médecin à l’esprit délié, nous assène au milieu d’un exposé de bonne facture sur les progrès de l’Intelligence Artificielle, des monstruosités. Par exemple, voulant faire entrevoir les énormes progrès que fera la médecine assistée par des machines intelligentes, il se réjouit, en passant, de ce qu’aujourd’hui la trisomie 21 soit en voie d’extinction puisqu’on peut éliminer avant la naissance les enfants qui en sont atteints. Eclate ainsi, tout d’un coup, l’arrogance d’une humanité occidentale pour qui l’être humain se définit d’abord par son quotient intellectuel. Mais si le pacte fondateur de l’ère à venir est celui de l’élimination d’enfants qui ne sont pas comme les autres, où s’arrêtera la folie à venir? Il suffit d’avoir passé du temps avec des enfants trisomiques pour savoir de quelle bonté profonde ils sont capables, de quels progrès intellectuels, aussi, ils font preuve à condition d’être entourés d’affection, de patience, d’amour. Le Général de Gaulle, père d’une enfant trisomique (morte en 1948) eut un jour ces mots qui ne sont pas les plus connus mais sans doute parmi les plus héroïques qu’il ait jamais prononcés: « Anne était une grâce. Elle m’a aidé à surmonter les échecs et les hommes et à voir plus haut ».  Lorsqu’il se battait contre la tyrannie nazie, De Gaulle se battait aussi pour défendre sa fille contre l’eugénisme des nazis. Cet homme qui possédait l’art de la politique et de la guerre mieux que d’autres à son époque, qui comprenanit le monde d’un coup d’oeil, illustre pourtant parfaitement la pensée de Paul: « Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien ». 
Un combat doit s’engager dès aujourd’hui, qui nous évite d’avoir à mener, dans quelques décennies, une guerre bien plus terrible. Nos pays, nos sociétés doivent maîtriser l’Intelligence Artificielle, la développer mais au service de l’être humain, non pas pour promouvoir on ne sait quelle génération de Frankenstein. La lutte commence ici et maintenant: être conservateur consistera à dire résolument oui au progrès de la science et des techniques mais en s’engageant au préalable dans un immense effort éducatif pour que tous les ressortissants de nos nations aient les moyens de s’adapter, demain, au développement des machines intelligentes. Etre conservateur, c’est conditionner tout développement technologique à l’épanouissement de l’être humain. Mais la meilleure humanité n’est pas à venir. Elle est de toutes les époques, elle est la nôtre. Elle s’enracine dans quatre siècles d’humanisme, dans vingts siècles de christianisme, dans ving-cinq siècles de philosophie, dans cinquante siècles de spiritualité. La personne humaine est sacrée et tout ce que nous entreprendrons doit se mettre à son service, non l’asservir. 
Ce qui se déroulera au XXIè siècle, ce n’est pas une guerre de l’intelligence humaine contre l’intelligence artificielle; c’est une guerre pour ou contre l’humanité, selon l’usage que nous voudrons faire de l’intelligence artificielle. 
Bien fidèlement à vous
Benjamin

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