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Sécurité alimentaire : pourquoi le scandale Lactalis ne doit pas nous faire oublier que les dangers pour les consommateurs français n’ont jamais été aussi faibles
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Garder la tête froide

Lactalis, un géant de l'industrie agroalimentaire, est en pleine tempête après avoir commercialisé du lait infantile contaminé par la salmonelle. Pourtant, malgré ce scandale et l'emballement médiatique, la nourriture n’a jamais été aussi sûre en France.

Bruno Parmentier

Bruno Parmentier

Bruno Parmentier est ingénieur de l’école de Mines et économiste. Il a dirigé pendant dix ans l’Ecole supérieure d’agronomie d’Angers (ESA). Il est également l’auteur de livres sur les enjeux alimentaires :  Faim zéroManger tous et bien et Nourrir l’humanité. Aujourd’hui, il est conférencier et tient un blog nourrir-manger.fr.

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Atlantico : Derrière le scandale Lactalis qui touche également la grande distribution, quel bilan peut-on dresser de la sécurité alimentaire en France ? Quel est le niveau de sécurité auquel est confronté un consommateur actuel pour son alimentation ? 

Bruno Parmentier : Contrairement à l’impression dominante et à l’emballement médiatique, osons garder la tête froide et redire que la nourriture n’a jamais été aussi sûre en France ! Cette réalité, qui est patente à l’international (d’où la réputation magnifique dont jouissent nos produits alimentaires) reste difficile à comprendre en France, où la culture de la contestation et la désaffection envers les institutions est à son maximum.

Il faut bien comprendre que la fréquence des « crises sanitaires » n’est aucunement une mesure fiable de la malhonnêteté ou de l’incompétence des acteurs de l’alimentation, mais plutôt une mesure de l’efficacité du système de contrôle et de la mobilisation croissante de l’opinion publiquesur ces questions, et donc des médias et des politiques.

Nous parlons de très gros volumes d’un très grand nombre de produits consommés par des centaines de millions de personnes chaque année rien qu’en Europe ; il est évidemment très difficile d’assurer qu’il n’y aura jamais, absolument jamais de pépins. Fort heureusement, depuis quelques années, les incidents que nous avons enregistrés (lasagne au cheval, œufs au fipronil par exemple) n’ont pas provoqué de mort. Rappelons que, de ce point de vue, le dernier « vrai » scandale alimentaire en Europe reste celui des graines germées bio allemandes qui, elles, ont tué 48 personnes et blessé durablement plusieurs milliers en Allemagne en 2011. Si l’on remonte le temps, on estimait encore à environ 15 000 personnes par an les décès par intoxication alimentaire dans les années 50 en France ; cette époque est définitivement révolue et on ne peut que s’en réjouir.

S’agissant des nourrissons dont on parle aujourd’hui, on peut rappeler qu’il y a seulement un siècle 14 % des enfants français mourraient au cours de leur première année ;dans les années 50 ce chiffre était tombé à 5 % ; sans avoir de statistiques exactes, on peut estimer comme probable que beaucoup de ces enfants sont morts d’intoxication alimentaire. Aujourd’hui on en déplore encore 0,3 % (trois pour mille), ce qui reste beaucoup trop évidemment, mais innocente probablement l’alimentation… espérons qu’au final de cette crise aucun bébé ne mourra d’avoir ingéré ce lait Lactalis. Et rappelons cette évidence parfois combattue par certains mouvements féministes : il n’y a absolument aucun aliment qui soit aussi bon pour le bébé que le lait de sa mère !

La malhonnêteté n’a pas été inventée au XXIe siècle, ni le laxisme. En matière alimentaire, il y a toujours eu des gens pour essayer de vendre du pâté de cheval sous le nom d’alouette ; auparavant, il fallait prendre l’artisan indélicat la main dans le sac pour s’en apercevoir. Maintenant, les systèmes d’analyse, en particulier génétiques, on fait qu’à des milliers de kilomètres de Carcassonne on a pu s’apercevoir que des lasagnes réputées au bœuf étaient en fait des lasagnes de cheval. De même, la détection de traces infimes de Fipronil dans des œufs relevait d’une sorte de tour de force. Et dans le cas présent, quand on y réfléchit, faire rapidement le lien direct entre la diarrhée d’une quinzaine de nourrissons et les problèmes sanitaires dans une tour de séchage de lait en poudre d’une usine de Craon prouve que notre société est devenue assez performante.

Il reste néanmoins au moins deux problèmes. Les effectifs et les moyens de la « police de l’alimentation » ont beaucoup diminué sous le quinquennat Sarkozy ; ils ont un peu remonté sur le quinquennat Hollande, mais visiblement ce n’est pas assez par rapport aux exigences croissantes (et légitimes) de la société ; qu’attend-on pour accorder davantage d’attention à cette question ?

Le deuxième problème est psychologique et politique. Quelle ligne de conduite doive adopter les fonctionnaires qui se trouvent en face d’une suspicion de problèmes sanitaires ? Immédiatement crier au loup et faire retirer une très grande quantité de produits, au risque de causer d’énormes pertes économiques et d’image à des entreprises qui se révèlent innocentes ? Tenter de régler directement et rapidement le problème ? Ou attendre qu’on soit vraiment sûrs qu’il y a un problème et qu’on en connaisse précisément la nature et l’ampleur ?

Rappelons qu’avant de s’apercevoir que le problème des dizaines de décès allemand venait des graines germées bio, on avait accusé à tort le concombre espagnol et même le cochon mexicain ! Le dit concombre a mis des années à s’en remettre, et personne ne l’a indemnisé.

Dans le cas du Fipronil, on était en face de traces infimes de ce produit dans des œufs. Or ce produit est toujours massivement et tout à fait légalement utilisé sur des animaux non consommés, par exemple dans les colliers anti tique des chiens et des chats vendus en pharmacie. Lesquels chiens et chats sont abondamment caressés par des enfants qui ensuite se lèchent les doigts. On peut comprendre, même si on ne les excuse pas, que,dans un premier temps, les fonctionnaires belges n’aient pas voulu ruiner par des déclarations prématurées la filière élevage de leur pays, largement exportatrice. Le problème est venu finalement que ce premier temps est devenu un temps long et que la confiance dans les échanges européens en a été fortement affectée.

Quels sont les effets de ces "scandales" sur le secteur ? 

Si la sécurité alimentaire s’améliore progressivement, c’est qu’en général on a su tirer des leçons de chacun des scandales alimentaires précédents. Jamais assez vite, jamais assez complètement, mais, quand même, on a beaucoup gagné en hygiène et sécurité, en traçabilité, en respect de la chaîne du froid, etc. Les contrôles sont de plus en plus précis et de plus en plus fréquents.

Et à chaque fois, les entreprises comprennent qu’elles jouent gros en prenant des libertés avec la sécurité alimentaire et que les petites économies qu’elles arrivent ainsi à faire au jour le jour peuvent être sanctionnées par des pertes énormes le jour où un scandale les affecte. En la matière, la peur du gendarme, lui-même galvanisé par une opinion publique chauffée à blanc, est quand même bonne conseillère.

Ceci est particulièrement vrai pour les grandes entreprises, et particulièrement les multinationales, qui risquent évidemment beaucoup plus que les petites, car dans notre société mondialisée elles sont d’emblée soupçonnées. Or, contrairement à ce que l’opinion publique pense, ce ne sont pas toujours les plus gros qui sont les plus coupables.

Rappelons que, par exemple dans le cas du Fipronil, les vrais coupables étaient en fait deux jeunes Hollandais qui avaient créé une start-up, étaient allé acheter en Roumanie du Fipronil, l’avait mélangé frauduleusement à des produits autorisés, en rajoutant du menthol et de l'eucalyptus pour neutraliser son odeur, et étaient parti vendre en Belgique leurs produits DEGA 16 qui faisait soudain des miracles contre le pou rouge, véritable fléau des élevages. Dans le cas des lasagnes, on a découvert le trader hollandais qui trafiquait via Chypre et avait finalement corrompu une petite entreprise de Castelnaudary…

Alors cette fois-ci, les conséquences probables pourraient être de deux ordres. D’une part la fiabilisation du système de retrait des produits, tant dans les supermarchés que dans les pharmacies, les crèches et les hôpitaux (puisqu’on a trouvé des failles dans tous les circuits, et que, quand on y réfléchi, ces failles sont encore bien plus graves dans le cas des trois derniers). En particulier, on arrivera probablement à une obligation pour tous les commerçants d’installer le logiciel d’interdiction de vente sur leurs caisses.

Mais ce qu’il faudra également surveiller, c’est l’évolution de la culture d’entreprise de Lactalis, la plus grande entrepriseslaitière du monde, qui emploie 75 000 personnes dans 47 pays (sans compter les éleveurs auxquels il achète son lait) et réalise 17 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Elle est totalement privée, et sa direction ne communique jamais, ni avec la presse, ni avec les éleveurs, ni avec les politiques, ni avec ses salariés. Et dans ce cas, on voit bien qu’en plus elle a avancé à reculons, en tentant à chaque instant de gagner du temps, et qu’il lui a fallu plus d’un mois pour prendre le 12 janvier la mesure de bon sens qui s’imposait : retirer la totalité des boîtes de lait issu de l’usine de Craon encore en circulation. De même que lors de son récent conflit avec les éleveurs elle avait joué à fond le bras-de-fer et le fait du prince enfermé dans sa tour d’ivoire. Cette attitude n’est plus du tout en phase avec la société actuelle. Cette entreprise est donc en quelque sorte rattrapée par les valeurs de la société qu’elle ne pouvait continuer à ignorer impunément pendant des décennies.

Rappelons par exemple l’attitude de Perrier en 1990 quand quelques traces de benzène étaient apparues sur certaines bouteilles. Ils n’ont pas hésité du jour au lendemain à rappeler la totalité des bouteilles présentes dans le monde entier. Ce qui leur a permis finalement de garder leur image de marque d’une eau parfaitement pure.

Dans le cas Lactalis, il est peu probable que les ventes de ses autres produits chutent (camembert Président, roquefort Société, lait Lactel, beurre Bridel, etc.). Mais il est tout aussi probable que les dégâts vont durer longtemps pour lui dans le domaine ultrasensible du lait infantile.

Et, dégât collatéral, est-ce que les Chinois vont continuer à acheter du lait infantile français produit dans les usines qu’ils ont financées en Normandie et en Bretagne ? Cet investissement très loin de leurs bases était une conséquence directe du scandale sanitaire autrement grave qu’ils avaient connus chez eux en 2008 avec le lait mélaminé (probablement 11 morts et 300 000 victimes au total).

Quelles sont les nouvelles problématiques auxquelles sont confrontées les consommateurs ? Entre une mondialisation de plus en plus présente dans l'alimentation, et une concentration importante des distributeurs, le consommateur n'est-il pas "pris en otage" par un système dont beaucoup se méfient ? 

La méfiance va rester longtemps présente dans le domaine alimentaire. Pendant des millénaires on a eu peur d’avoir faim et on a récité jour après jour « donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien » ; depuis qu’on est sûr de manger, et que l’emploi à l’extérieur concerne à la fois les hommes et les femmes, raccourcissant considérablement le temps consacré aux courses et à la préparation des repas, les circuits alimentaires se sont fortement allongés ; du coup, on ne sait plus bien ce qu’on mange, d’où cela provient, et cela nous angoisse ; chaque incident renforce cette inquiétude.

Dans un premier temps, ce scandale risque donc de renforcer les tendances lourdes que nous observons dans la consommation de produits alimentaires depuis quelques années. Tout d’abord la forte croissance du bio : elle est dorénavant de l’ordre de 20 % par an (en surfaces cultivées) et de 15 % (en chiffre d’affaires), et les mesures qui risquent être annoncées à la suite des États généraux de l’alimentation devraient contribuer à booster encore cette croissance. À moins qu’entre-temps le bio connaisse lui aussi un scandale alimentaire…

L’autre tendance est le retour vers le petit et local, tant au niveau de la production que de la distribution. D’autant plus que, dans cette période de mondialisation, de chômage et de désertification de nos campagnes, les gens commencent à prendre mieux conscience de leur responsabilité sociale lorsqu’ils achètent les produits qu’ils vont manger. Le fait d’être totalement dépassé par la complexité des circuits et la taille des multinationales, sur laquelle on a l’impression de ne plus avoir aucune influence, renforce le désir de circuits courts dans lequel on peut plus ou moins connaître les différents acteurs. Toutefois, restons sans illusion, il y a aussi des gens malhonnêtes, ou négligents, ou mal organisés, près de chez soi, et le circuit court n’empêche aucunement le scandale alimentaire !

Cette recherche de la trilogie « bio, local, équitable » peut néanmoins être relativisée ; d’une part l’autre tiercé : « vite fait, pas cher, pratique » reste encore ultra dominant en matière de chiffre d’affaires. En caricaturant, on parle beaucoup des trois premiers mais en achète d’abord les trois autres.

D’autre part, cet engouement pour le « bio, local, équitable » est aussi un aveu d’impuissance. Comme on s’est aperçu qu’on peut plus changer le monde, on tente de se changer soi-même en construisant sa propre santé, comme un espèce de lot de consolation par rapport aux grandes utopies des 30 glorieuses. Gageons que si d’aventure notre nouveau président arrive à faire bouger la société et à construire davantage d’Europe, les Français s’intéresseront de nouveau un peu plus à changer le monde et du coup un peu moins à changer leur nourriture…

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