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Pourquoi les outils du vingtième siècle ne peuvent réduire les inégalités au vingt-et-unième siècle
©Reuters

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A l'occasion des fêtes, Atlantico republie les articles marquants de l'année qui s'achève. Aujourd'hui, la question centrale des inégalités, avec Branko Milanovic.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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La remarquable baisse des inégalités de revenu et de patrimoine dans les pays riches, de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1980, dépendait de quatre piliers : de puissants syndicats, une éducation de masse, une forte imposition, de larges transferts de revenus. Au cours de ces vingt ou trente dernières années, les inégalités sont reparties à la hausse et les diverses tentatives qui ont cherché à contenir cette nouvelle hausse, mais qui ont échoué à le faire, se sont appuyées sur l’ensemble ou une partie de ces quatre piliers. Mais aucun d’entre eux ne sera efficace au vingt-et-unième siècle. 

Pourquoi ? Considérons tout d’abord les syndicats. Le déclin du syndicalisme, que l’on observe dans tous les pays riches et qui est particulièrement prononcé dans le secteur privé, n’est pas seulement le produit de politiques gouvernementales plus hostiles que par le passé. Celles-ci peuvent avoir contribué à la désyndicalisation, mais elles n’en sont pas la cause principale. L’organisation du travail sous-jacente a changé : il y a la désindustrialisation, la tertiarisation et le passage d’unités de production à grande échelle à des unités plus petites, qui emploient moins de travailleurs et qui ne sont pas localisées dans le même endroit. Il est bien plus difficile de coordonner une main-d’œuvre dispersée que de coordonner des travailleurs qui travaillent dans la même usine et partagent un même intérêt. En outre, l’affaiblissement des syndicats est un reflet de la perte de pouvoir du travail vis-à-vis du capital qui est due à l’expansion massive du travail salarié (c’est-à-dire de la main-d’œuvre travaillant dans un système capitaliste) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la réintégration de la Chine dans l’économie mondiale. Tandis que cette dernière a constitué un choc temporaire, ses effets vont persister pendant encore plusieurs décennies et ils peuvent être renforcés à l’avenir par une forte croissance de la population en Afrique, qui va entretenir l’abondance relative du travail. 

L’éducation de masse a été un outil de réduction des inégalités en Occident au cours de la période lorsque le nombre moyen d’années de scolarité passe de 4 ou 6 dans les années 1950 à 13, voire plus, aujourd’hui. Cela entraîna une réduction de la prime de qualification (skill premium), c’est-à-dire de l’écart entre le salaire des diplômés de l’université et le salaire de ceux qui n’ont qu’un diplôme du primaire ou du secondaire, si bien que le fameux économiste néerlandais Jan Tinbergen croyait au milieu des années 1970 que la prime de qualification serait nulle au tournant du siècle. Mais l’expansion de masse de l’éducation est impossible lorsqu’un pays a déjà atteint 13 ou 14 ans d’éducation en moyenne simplement parce que le niveau d’éducation est limité à la hausse. Donc nous ne pouvons nous attendre à ce que les petites hausses dans les niveaux moyens d’éducation fournissent l’effet égalisateur sur les salaires qu’a pu présenter l’éducation de masse par le passé. 

Une forte taxation du revenu courant et de hauts transferts sociaux s’avéraient cruciaux pour réduire les inégalités de revenu. Mais il est politiquement difficile de les accroître à nouveau. Cela s’explique avant tout par le plus grand scepticisme vis-à-vis du rôle du gouvernement et des politiques de prélèvements et de transferts que partagent maintenant les classes moyennes dans plusieurs pays par rapport à leurs prédécesseurs d’il y a un demi-siècle. Cela ne veut pas dire que les gens veulent juste payer moins d’impôts ou qu’ils ne sont pas conscients que sans importants prélèvements les systèmes de sécurité sociale, d’éducation gratuite, d’infrastructures modernes, etc., s’effondreraient. Mais cela veut dire que l’électorat est plus sceptique à propos des gains qu’il peut tirer d’une hausse additionnelle de l’impôt sur le revenu courant et qu’une telle hausse a peu de chance d’être votée. 

Mais si les fortes inégalités sous-jacentes sont une menace à l’homogénéité sociale et à la démocratie, quels outils doivent être utilisés pour les combattre ? C’est là où je pense que nous devons réfléchir non seulement en prenant du recul, mais aussi en nous donnant un nouvel objectif : un capitalisme égalitaire basé sur des dotations approximativement égales en capital et en compétences dans la population. Un tel capitalisme génère des résultats égalitaires même sans avoir recours à un large Etat redistributif. Pour le dire simplement : si les riches ont seulement deux fois plus d’unités de capital et deux fois plus d’unités de compétences que les pauvres et si les rendements par unité de capital et de compétences sont approximativement égaux, alors les inégalités globales ne peuvent être supérieures de 2 à 1. 

Comment les dotations peuvent-elles être égalisées ? Tant qu’il s’agit du capital, par déconcentration de la propriété des actifs. Tant qu’il s’agit du travail, principalement à travers l’égalisation des rendements aux niveaux de compétences relativement similaires. Dans le premier cas, cela passe via l’égalisation du stock de dotations, tandis que dans le second, cela passe par l’égalisation des rendements des stocks (d’éducation). 

Commençons avec le capital. C’est un fait remarquable, auquel peu d’attention a été donnée, que la concentration des richesses et du revenu de la propriété est resté à un niveau incroyablement élevé, en l’occurrence d’environ 90 points de Gini, voire plus, depuis les années 1970 dans tous les pays riches. C’est en grande partie la raison pourquoi le changement dans le pouvoir relatif du capital sur le travail et la hausse de la part du capital dans la production nette se sont directement traduits par une hausse des inégalités interpersonnelles. Ce fait évident était négligé tout simplement parce qu’il paraissait si… évident. Nous sommes habitués à penser que comme la part du capital va à la hausse, les inégalités de revenu doivent faire de même. Oui, c’est exact ; mais c’est exact parce que le capital est extrêmement concentré et donc qu’une hausse dans une source très inégale de revenu doit pousser les inégalités globales à la hausse. Mais si la propriété du capital devient moins concentrée, alors une hausse de la part du capital, qui peut être (supposons) inévitable en raison de forces internationales telles que le passage de la Chine au capitalisme, n’a pas besoin d’entraîner un accroissement des inégalités dans chaque pays riche pris individuellement. 

Les méthodes pour réduire la concentration du capital ne sont pas nouvelles, ni inconnues. Elles n’ont juste jamais été utilisées sérieusement. Nous pouvons les répartir en trois groupes. Premièrement, les politiques fiscales favorables (notamment un taux de rendement minimum garanti) pour rendre la propriété d’actions plus attractive aux petits actionnaires (et moins attractive aux gros actionnaires, c’est-à-dire que le système devrait être l’exact inverse de celui qui est aujourd’hui en vigueur aux Etats-Unis). Deuxièmement, l’accroissement de la propriété du travailleur via le développement de l’épargne salariale sous forme d’actions et d’autres incitations au niveau des entreprises. Troisièmement, l’utilisation des impôts sur l’héritage ou sur le patrimoine pour égaliser l’accès au capital en utilisant les recettes fiscales pour donner à chaque jeune adulte une aide en capital (comme l’a récemment proposé Tony Atkinson). 

Que faire avec le travail ? Ici, dans une société riche et bien éduquée, il ne s’agit pas simplement de rendre l’éducation plus accessible à ceux qui n’ont pas une chance d’étudier (bien que cela soit évidemment important), mais d’égaliser les rendements à l’éducation entre des personnes éduquées pareillement. Une source significative d’inégalités salariales n’est plus la différence entre le nombre d’années de scolarité (comme cela fut le cas par le passé), mais la différence entre les salaires (pour le même nombre d’années d’études) en se basant soit sur la différence perçue, soit la différence effective dans les qualités scolaires. Réduire cette inégalité passe par une égalisation de la qualité des écoles. Cela, aux Etats-Unis et de plus en plus en Europe, implique une amélioration de la qualité des écoles publiques (un point souligné par Bernie Sanders lors des récentes élections américaines). Ce n’est possible qu’avec de larges investissements dans l’amélioration de l’éducation publique et le retrait de divers avantages (notamment l’exemption d’impôts) dont jouissent les formations privées qui reçoivent de larges dotations financières. Sans l’égalisation des règles du jeu entre écoles privées et publiques, une simple hausse du nombre d’années de scolarité ou de la réussite exceptionnelle d’un enfant de classe moyenne inférieure à atteindre les formations tertiaires d’élite (qui servent de plus en plus seulement les riches), ne vont pas réduire les inégalités dans les revenus du travail. 

Dans un prochain billet, je m’attaquerai à la question de l’Etat-providence à l’ère de la mondialisation et de la migration. 

Ce texte est paru initialement sur le site de Branko Milanovic "Global Inequality", et a été traduit par Martin Anota, professeur de SES et blogueur, et publié sur son site "Annotations"

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