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Dieu ou rien : la clé de l’avenir de l’Europe ?
©Reuters

L'heure des choix

Invité par le mouvement Europa Christi, le cardinal Robert Sarah a donné une conférence sur l'Europe, en octobre dernier, à Varsovie. Le préfet de la Congrégation pour le Culte divin a abordé plusieurs thèmes, notamment la crise civilisationnelle qui frappe l'Europe.

Cardinal Robert Sarah

Cardinal Robert Sarah

Robert Sarah est un cardinal catholique guinéen, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements depuis 2014. Il était auparavant Président du Conseil pontifical Cor unum.

Le 25 février 2015, il a publié chez Fayard Dieu ou rien, entretien sur la foi, un livre d'entretien réalisé avec l'écrivain Nicolas Diat.

Le cardinal Sarah est présent sur Twitter : @Card_R_Sarah

Voir la bio »

J’éprouve une très grande joie de participer au Congrès du mouvement Europa Christi, qui a choisi comme thème le titre d’un célèbre ouvrage du pape saint Jean-Paul II : « Mémoire et identité ». Je voudrais exprimer ma profonde gratitude pour votre accueil si cordial, et je suis heureux de saluer Mesdames et Messieurs les Sénateurs de la République de Pologne, en particulier Monsieur Stanislas Karczewski, ainsi que les Professeurs et les membres de l’Université Cardinal Stefan Wyszynski de Varsovie, qui ont organisé ce Congrès, et à qui je voudrais exprimer ma profonde gratitude pour leur excellente initiative.

SITUATION DE L’EUROPE

L’Europe traverse depuis plus d’un siècle une crise de civilisation sans précédent. Cette crise n’est donc pas récente mais elle ne cesse de s’approfondir. Nietzsche en avait perçu les signes annonciateurs en proclamant dès les années 1880 : « Dieu est mort ! Nous l’avons tué ». Il percevait avec acuité que cet événement spirituel, métaphysique et moral allait avoir des conséquences tragiques. De fait, cette éclipse de Dieu dans la vie et la pensée des Européens a engendré « la guerre des dieux » (1), c’est-à-dire l’opposition irréductible des systèmes de valeurs et des idéologies : ce que l’on a nommé les deux guerres mondiales et la guerre froide. L’Europe éprouvée par cette crise d’acédie et de nihilisme a donc été le foyer d’ébranlement du monde entier.

Il semble au premier abord que l’Europe ait su conjurer ses vieux démons et, qu’après l’effondrement de l’Empire soviétique, elle soit entrée dans une ère de paix durable, modèle de démocratie, de prospérité et de tolérance, source d’espérance pour de nombreux peuples. Quel serait le fondement d’une telle renaissance ? Au terme d’un long débat, au début des années 2000, au moment même de l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale, l’Union européenne a fait le choix de ne pas reconnaître les racines chrétiennes des peuples européens, de la civilisation européenne. Elle a ainsi voulu fonder son entreprise institutionnelle sur des abstractions, en l’occurrence des valeurs formelles : droits de l’homme, liberté et égalité des individus, libre marché des biens et des personnes, etc. Mais c’est une énorme et grave erreur, affirme le cardinal Joseph Ratzinger, de vouloir ignorer que « de façon tout à fait inconditionnelle, les droits humains et la dignité humaine doivent être présentés comme des valeurs, précédant toute juridiction d’État. Ces droits humains ne sont pas l’œuvre du législateur, ils ne sont pas non plus conférés aux citoyens, mais ils existent plutôt comme des droits propres, depuis toujours ils doivent être respectés par le législateur : il a à les recevoir d’abord comme des valeurs provenant d’un ordre supérieur. Cette consistance de la dignité humaine, antérieure à toute action politique et à toute décision politique, renvoie en dernier lieu au Créateur. Dieu seul peut fonder ces valeurs qui appartiennent à l’essence de l’homme, et qui demeurent intangibles. Le fait qu’il existe des valeurs que personne ne peut manipuler constitue l’absolue garantie de notre liberté et de la grandeur humaine ; la foi chrétienne voit en cela le mystère du Créateur et de l’homme son image, selon le bon vouloir de Dieu. Presque personne, aujourd’hui, ne niera directement le caractère antérieur de la dignité humaine et des droits humains fondamentaux face à toute décision politique ; les horreurs du nazisme, de sa théorie raciste sont encore trop proches de nous » (2).

L’Union européenne a cru que le déni de sa source chrétienne rendrait possible un nouvel humanisme, gage de stabilité et de paix. Comment dépasser « la guerre des dieux », comment éviter les scissions à l’intérieur et entre des sociétés de plus en plus multiculturelles ? L’Union européenne a répondu : en construisant un panthéon mental pouvant accueillir cette diversité de croyances et de valeurs considérées comme équivalentes. Au nom de la tolérance, certains ont donc choisi de faire abstraction de la vérité. La quête de la vérité leur est en effet apparue comme pouvant engendrer des conflits et des guerres. Dès lors la vérité historique sur l’origine de la civilisation européenne, et la vérité sur l’humanisme dont l’Europe a été le berceau ont été refoulées.
Certains ont cherché à justifier ce refoulement en répondant par l’affirmative à la question suivante : ne faut-il pas, pour se projeter dans l’avenir, se couper d’un passé plein de fureurs et de haines ? Mais de quel passé s’agit-il de se couper ? Et est-il vraiment possible de se purifier de son propre passé sans puiser dans son âme le critère permettant de nommer les maux afin de se réconcilier avec soi-même et avec les autres ? Je pose à mon tour la question : l’Europe peut-elle se détourner des drames du XXe siècle dont elle a été à la fois coupable et victime si elle n’a pas identifié leurs causes profondes ? Et comment procéder à cette recherche si précisément elle s’obstine dans l’amnésie ?
L’Église du Christ, Rédempteur de l’homme, a une grande expérience du mal. Elle sait discerner d’où il vient, condition indispensable pour lutter contre lui. Elle sait nommer les tentations car elle est l’Épouse de Celui « qui connaît le cœur de l’homme ». La source première de tout mal est de se couper volontairement de Dieu. L’Europe s’est bâtie sur la foi au Christ et elle est aujourd’hui en « état d’apostasie silencieuse ». Je me plais à citer l’exhortation de saint Jean-Paul II à l’Europe, paroles qui résonnent encore aujourd’hui : « Europe qui es au début du troisième millénaire : “Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines”. Au cours des siècles, tu as reçu le trésor de la foi chrétienne. Il fonde ta vie sociale sur les principes tirés de l’Évangile et on en voit les traces dans l’art, la littérature, la pensée et la culture de tes nations. Mais cet héritage n’appartient pas seulement au passé ; c’est un projet pour l’avenir, à transmettre aux générations futures, car il est la matrice de la vie des personnes et des peuples qui ont forgé ensemble le continent européen » (3).
Est-il étonnant que l’Europe ne sache plus vraiment qui elle est ? Ne sachant plus d’où elle vient, elle ne sait plus ni où elle va ni ce qu’elle veut. Ne se recevant plus de son origine, elle ne peut plus porter de bons fruits. Elle devient alors un danger pour elle-même car comment prendre soin de soi si on ne se connaît pas soi-même ? Comment se défendre si on ne sait même pas ce qu’il y a à défendre ? Et l’Europe, foyer d’universalité, devient aussi un danger pour d’autres peuples, car comment n’exporterait-elle pas la désespérance qui la hante, le nihilisme qui la ronge et la profonde crise anthropologique qui la détruit ?

LA MISSION DE LA POLOGNE DANS UNE EUROPE DÉSORIENTÉE

Dans une telle situation, quelle est aujourd’hui la mission de la Pologne envers l’Europe ? Votre pays fête cette année le 1050e anniversaire de son baptême.
Le millénaire avait été préparé par neuf années de prière voulue par l’épiscopat polonais, mené par le cardinal Wyszynski. La fécondité de cette grande neuvaine a dépassé les frontières de votre pays. Je pense bien sûr à l’élection du cardinal Karol Wojtyla au siège de saint Pierre mais aussi au grand mouvement de Solidarité des travailleurs et de toute la nation qui a, de proche en proche, ébranlé le bloc soviétique et par là changé la face du monde.

Au début de son dernier livre publié, Mémoire et identité (4), saint Jean-Paul II nomme « idéologie du mal » la forme spécifiquement moderne du mal. Le mystère d’iniquité s’est manifesté sous bien des modalités dans l’histoire des hommes. Dans sa figure moderne, le mal a pour racine ce repli de l’esprit sur ses propres productions, l’idée. L’esprit humain devient ainsi sa propre idole car il se coupe de la réalité et donc de sa cause, Dieu lui-même. Ce projet prométhéen d’un homme nouveau s’est incarné dans les deux grandes idéologies totalitaires que le peuple polonais a tout spécialement subies dans sa chair et dans son âme : le nazisme et le communisme.

Ces deux idéologies du mal ont engendré une multitude de souffrances physiques, morales, psychologiques et spirituelles. Parce que l’homme lui-même était devenu un instrument, l’être singulier ne comptait plus ; seuls comptaient les « lendemains qui chantent » ou le futur qui, lui-même, devenait une terrible divinité disposant de tous et de tout. Elles étaient fondées sur un mensonge diabolique : prétendre apporter le salut à l’homme, offrir enfin la solution définitive du mystère humain dans ses diverses dimensions. Ces messianismes temporels ont dévasté l’Europe et le monde en mobilisant l’énergie, la foi et l’espérance de millions d’êtres humains avides d’absolu. Sous couvert de créer un homme nouveau, elles n’ont été que le déploiement de forces brutes et arbitraires. Le cynisme le plus abject s’est drapé dans la grandeur d’idéaux soi-disant humanistes. Dieu merci, ces idéologies ont disparu du sol européen. L’Europe a tourné la page même si elle demeure profondément blessée d’en avoir été le foyer de naissance.

UNE AUTRE IDÉOLOGIE DU MAL

Saint Jean-Paul II nous alerte dans Mémoire et identité : ne sommes-nous pas de nouveau aujourd’hui devant une autre idéologie du mal, plus subtile, moins visible car épousant davantage les tendances de l’être humain blessé par le péché originel ? (la cupidité, l’orgueil, la luxure, etc.). Plus difficile à nommer car formant l’air que nous respirons, façonnant nos mentalités et nos schémas de pensée, nos habitudes de vie et nos critères de choix ? Cette idéologie n’est pas moins prométhéenne que les deux premières. Elle est animée par l’ivresse de la transgression de toute limite au profit du dieu argent et par la volonté de démolir systématiquement la conscience morale. Elle aussi veut construire un homme nouveau, et à ce titre elle n’est pas moins totalitaire que ses prédécesseurs. Son idole est non pas l’État total mais l’Individu total, délié de tout enracinement dans ses communautés naturelles que sont la famille et la nation. Au nom du progrès technique et économique, cet Individu devient un nomade soumis aux flux d’un monde gouverné par l’impératif de la mobilité généralisée et le désir fou de quitter la condition humaine avec ses limites pour jouir toujours davantage. Ainsi la vie liquide (2005) dont parle Zygmunt Bauman, sociologue d’origine juive polonais, est le résultat toujours de ce tourbillon ininterrompu d’excitations et d’addictions, et ce pour le plus grand profit de firmes multinationales.
L’Europe, meurtrie par soixante-dix ans de massacres, n’a pas renoué avec l’humanisme dont pourtant elle avait été le terreau. Et comment le retrouverait-elle en se coupant de ce qui a engendré cet humanisme, la foi au Christ, Verbe incarné assumant la totalité de notre nature humaine ? La crise spirituelle de l’Europe engendre nécessairement une crise anthropologique, dont l’humanité pourrait ne pas se relever. La destruction systématique de la famille est promue au nom de valeurs démocratiques détournées de leur sens originel. Sous couvert de lutte contre les discriminations, certains veulent effacer la différence des sexes au sein du mariage et promouvoir des modèles familiaux dans lesquels l’amour conjugal et la transmission de la vie deviennent des éléments dissociables.

Ici encore, nous nous appuyons sur l’analyse limpide et les avertissements salutaires de Benoît XVI, qui nous rappelle que « l’identité européenne se manifeste dans le mariage et la famille, et l’Europe ne serait plus l’Europe si la famille, cette cellule fondamentale de l’organisme social, disparaissait et se voyait totalement transformée ». Nous sommes tous malheureusement témoins aujourd’hui d’une agression violente et d’une menace de démolition du mariage et de la famille. « En bruyant contraste, ajoute Benoît XVI, voici maintenant les personnes homosexuelles qui réclament, de façon paradoxale, que leur vie commune soit juridiquement reconnue, pour être plus ou moins assimilée au mariage. Cette tendance nous fait sortir de l’histoire morale de l’humanité dans son ensemble, où, en dépit de toutes les variétés de formes juridiques matrimoniales, le mariage était cependant toujours considéré, conformément à son essence, comme la communion particulière d’un homme et d’une femme, s’ouvrant aux enfants et constituant ainsi la famille. Il ne s’agit donc pas ici de discrimination, il s’agit de savoir ce qu’est la personne humaine, en tant que femme et homme, et comment leur vie commune peut recevoir une forme juridique. Si, d’une part, leur vie commune se détache toujours davantage des formes juridiques, et si, par ailleurs, l’union des personnes homosexuelles est toujours plus considérée comme étant de même nature que le mariage, nous sommes alors devant une disparition de l’image de l’être humain, dont les conséquences peuvent n’être qu’extrêmement graves » (5). Au nom d’un constructivisme animé d’une véritable haine de la nature humaine, on prétend déconstruire la masculinité et la féminité, afin de promouvoir dans le monde entier une indifférenciation des sexes. Les grandes victimes de cette politique nihiliste sont d’abord les femmes détournées de leur vocation à la maternité et les enfants tués avant d’avoir vu la lumière du jour.

Un chantage scandaleux s’exerce sur les gouvernements des pays en voie de développement de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie pour qu’ils coopèrent à cette idéologie mortifère. Lorsque la vie humaine est vue comme un matériau qu’il faut gérer, alors le transhumanisme devient un objectif mobilisant les ressources de la médecine, des sciences et des techniques. L’homme ayant perdu la grâce que Dieu lui offre de participer à sa propre Vie, il cherche à étancher désormais cette soif d’absolu, de bonheur et d’immortalité par ses propres forces. Le constructivisme actuel et sa frénésie de déconstruction sont les symptômes éclatants du « drame de l’humanisme athée » puisque celui-ci finit toujours par se nier lui-même. Tel fut le cas et du nazisme et du communisme.

L’APOSTASIE ACTUELLE

L’apostasie actuelle ne peut être sans conséquence sur le regard que l’homme européen porte sur lui-même. L’humanisme aussi peut devenir une idéologie du mal. Ou plutôt une telle idéologie peut se présenter comme l’épanouissement/dépassement de l’humanisme chrétien mais il n’en est que la caricature perverse. Saint Jean-Paul II qui avait traversé l’épreuve du nazisme et du communisme, n’a pas craint d’établir une analogie entre ces totalitarismes et la dérive subversive de la « démocratie libérale », de l’individualisme des « droits de l’homme » promus dans certaines déclarations.
L’authentique humanisme européen a été fécondé par l’Évangile. La foi en l’Homme-Dieu lui a permis d’assumer tout ce qu’il y avait de vrai, de beau et de bon dans l’héritage de l’Antiquité grecque et latine. Les nations européennes sont devenues elles-mêmes en recevant le baptême. Ceci est particulièrement manifeste dans le cas de la Pologne. Comme le dit saint Jean-Paul II parlant de « cet événement qui fut décisif pour la naissance de la nation et pour la formation de son identité chrétienne. […] En tant que nation, la Pologne sort alors de sa préhistoire et commence à exister dans l’histoire ». Les différentes tribus slaves, notamment les Polanes, les Vislanes, les Silésiens, les Pomérariens, les Mazoviens, finirent par former un seul corps national par l’accueil commun de la foi catholique. L’âme de la Pologne est donc chrétienne ou elle n’est pas. Au plus fort des persécutions, privée de toute souveraineté politique, la Pologne est demeurée elle-même en cultivant sa foi, en faisant mémoire de son baptême et en ayant une conscience aiguë des devoirs et des droits qu’une telle foi lui octroyait.

La foi chrétienne a non seulement fécondé les nations mais aussi une civilisation, c’est-à-dire un ensemble de nations se recevant d’une même origine : « La diffusion de la foi dans le continent a favorisé la formation des différents peuples européens, mettant en eux les germes de cultures aux caractéristiques diverses, mais reliées entre elles par un patrimoine de valeurs communes, celles qui étaient enracinées précisément dans l’Évangile. Ainsi, le pluralisme des cultures nationales s’était développé sur la base d’une plate-forme de valeurs partagées par le continent tout entier » (6).
La Pologne, puisqu’elle a su résister héroïquement aux idéologies du mal d’antan, a les ressources pour affronter ces nouveaux défis anthropologiques et moraux. L’âme de la Pologne possède la force intérieure pour résister aux nouvelles sirènes du constructivisme messianique. À une condition : la fidélité aux promesses de son baptême. Encore une fois, citons cet illustre fils de la nation polonaise qui, dans cette même ville où nous nous trouvons aujourd’hui, en 1979, vous exhortait à rester fidèles au Christ communiqué par l’Église, malgré la tyrannie communiste. Il indiquait, par là, la mission qu’il reconnaissait à la Pologne par rapport aux autres peuples d’Europe. De quoi doit-elle témoigner, à temps et à contretemps, face aux puissances de ce monde ?

« L’Église a apporté à la Pologne le Christ, c’est-à-dire la clef permettant de comprendre cette grande réalité, cette réalité fondamentale qu’est l’homme. On ne peut en effet comprendre l’homme à fond sans le Christ. Ou plutôt l’homme n’est pas capable de se comprendre lui-même à fond sans le Christ. Il ne peut saisir ni ce qu’il est, ni quelle est sa vraie dignité, ni quelle est sa vocation, ni son destin final. Il ne peut comprendre tout cela sans le Christ. C’est pourquoi on ne peut exclure le Christ de l’histoire de l’homme en quelque partie que ce soit du globe, sous quelque longitude ou latitude géographique que ce soit. Exclure le Christ de l’histoire de l’homme est un acte contre l’homme. Sans Lui il est impossible de comprendre l’histoire de la Pologne et surtout l’histoire des hommes qui sont passés ou passent par cette terre. L’histoire des hommes. L’histoire de la nation et surtout l’histoire des hommes. Et l’histoire de chaque homme se déroule en Jésus-Christ. En Lui, elle devient l’histoire du salut.
« L’histoire de la nation doit être jugée en fonction de la contribution qu’elle a apportée au développement de l’homme et de l’humanité, à l’intelligence, au cœur, à la conscience. C’est là le courant le plus profond de culture. Et c’est son soutien le plus solide. Sa moelle épinière, sa force. Il n’est pas possible de comprendre et d’évaluer, sans le Christ, l’apport de la nation polonaise au développement de l’homme et de son humanité dans le passé et son apport également aujourd’hui.
« S’il est juste de saisir l’histoire de la nation à travers l’homme, chaque homme de cette nation, en même temps on ne peut comprendre l’homme en dehors de cette communauté qu’est la nation. Il est naturel qu’elle ne soit pas l’unique communauté ; toutefois, elle est une communauté particulière peut-être la plus intimement liée à la famille, la plus importante pour l’histoire spirituelle de l’homme. Il n’est donc pas possible de comprendre sans le Christ l’histoire de la nation polonaise – de cette grande communauté millénaire – qui décide si profondément de moi et de chacun de nous. Si nous refusons cette clef pour la compréhension de notre nation, nous nous exposons à une profonde équivoque. Nous ne nous comprenons plus nous-mêmes. Il est impossible de saisir sans le Christ cette nation au passé si splendide et en même temps si terriblement difficile » (7).

Ainsi la Pologne montre-t-elle le chemin lorsqu’elle refuse de se plier automatiquement à certaines injonctions portées par la mondialisation libérale. Telle la logique des flux migratoires que certains voudraient aujourd’hui lui imposer. Votre pays a connu l’internationalisme communiste méprisant la souveraineté et la culture des peuples au nom d’un économisme réductionniste. Tout migrant est certes un être humain à respecter dans ses droits, mais les droits humains ne sont jamais déconnectés des devoirs correspondants. Et comment nier le droit naturel d’un peuple à distinguer, d’une part, le réfugié politique et religieux qui, pour sauver sa vie, fuit sa terre natale et, d’autre part, l’immigré économique voulant s’installer définitivement sans pourtant consentir à faire sienne la culture qui l’accueille ? Le migrant, surtout s’il est d’une autre culture et religion et qu’il participe à un considérable mouvement de population, n’est pas un absolu relativisant le droit naturel et le bien commun des peuples. Chaque homme a d’abord le droit de rester vivre dans son pays.
Comme le rappelle avec force le pape François, les pays européens ont souvent une part de responsabilité dans la déstabilisation des pays devenus foyers d’émigration. Ce n’est pas en accueillant, par mauvaise conscience ou haine de soi, tous ceux qui souhaitent s’installer en Europe que le problème sera résolu à sa racine. L’idéologie de l’individualisme libéral promeut le métissage pour mieux araser les limites naturelles de la patrie et de la culture et engendrer un monde post-national et unidimensionnel dont les seuls critères seraient la production et la consommation.
Je le redis avec conviction : il s’agit de coopérer ardemment au développement intégral des peuples touchés par la guerre, la corruption et les injustices de la mondialisation. Et non pas d’encourager le déracinement des individus et l’appauvrissement des peuples. Certains se plaisent à utiliser des passages de la Parole de Dieu pour apporter une caution à la promotion de la mobilité universelle et du multiculturalisme. On utilise ainsi allégrement le devoir d’hospitalité envers l’étranger en voyage pour légitimer l’accueil définitif de l’immigré.
L’Église respecte les médiations naturelles voulues par le Créateur dans sa sagesse. Le génie du christianisme est l’Incarnation de Dieu dans le monde humain, non pas pour le détruire mais pour l’assumer et l’élever à sa destination divine. Saint Irénée de Lyon disait : « Deus homo factus est ut homo fieret Deus : Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. » Malgré nos limites, qui sont réelles, notre vocation est d’accepter que Dieu réimprime sur nous Son Visage et que tout visage humain soit resplendissant de la lumière de Dieu. L’Absolu ne détruit pas les limites naturelles. Il ne les déconstruit pas, mais il les respecte parce qu’elles sont bonnes et nécessaires à l’homme. Ce sont les faux messianismes qui, singeant la Révélation divine et promouvant un homme nouveau, refusent les limites constitutives du monde humain.
La Pologne fidèle aux promesses de son baptême, la Pologne qui a illuminé le XXe siècle par ses saints tels que sœur Faustine, Maximilien Kolbe, Jean-Paul II, Gerzy Popieluzko, se doit de promouvoir un humanisme christocentrique. Elle se doit de témoigner que le cœur de la nation est sa culture et que l’âme de la culture est sa foi en Dieu. La Pologne se doit d’être la sentinelle de l’Europe pour l’avertir des dangers que lui fait courir son apostasie silencieuse.

Robert Cardinal Sarah
Préfet de la Congrégation pour le Culte
Divin et la Discipline des Sacrements

Cet article a été initialement publié sur le site la Nef

(1) Max Weber, Le savant et le politique, conférences prononcées en 1917 et 1919.
(2) Cardinal Joseph Ratzinger, L’Europe, ses fondements aujourd’hui et demain, Éditions Saint-Augustin, 2005, p. 32-33.
(3) Ecclesia in Europa (2003), n. 120.
(4) Flammarion, 2005.
(5) Cardinal Joseph Ratzinger, op. cit., p. 34-35.
(6) Mémoire et identité, op. cit., p. 113.
(7) Homélie prononcée à Varsovie, place de la Victoire, le 20 juin 1979.

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