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Sanctions contre la Pologne : Bruxelles vient-elle de faire sonner l’heure de vérité pour l’Europe ?
©Pixabay

Pour qui sonne le glas

C'est une décision sans précédent : mercredi, la Commission européenne a déclenché, l’article 7 du traité de l’UE, encore jamais utilisé, estimant qu’"il y a un risque clair d’une violation grave de l’Etat de droit en Pologne". Et les conséquences pourraient être lourdes.

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Atlantico : Au lendemain de la rencontre entre le nouveau Chancelier autrichien, Sebastian Kurz, et Jean Claude Juncker, qui a pu provoquer quelques "grincements de dents" en Europe, la Commission européenne a choisi de déclencher, ce 20 décembre, l'article 7 du traité de l'UE, en raison des risques de violation grave de l'Etat de droit en Pologne. Alors que la mise en place de sanctions effectives suppose l'unanimité des membres, et que la Hongrie s'y est d'ores et déjà opposée, quels sont les moyens dont dispose la Commission pour ne pas en rester au stade verbal ?

Rémi Bourgeot : Dans le contexte politique actuel, et notamment avec le positionnement de la Hongrie, la Commission ne dispose pas de véritables moyens pour contraindre le gouvernement polonais. On évoque un conditionnement des aides structurelles au respect des décisions et des valeurs de l’UE. Cela reste floue et difficilement praticable mais, surtout, cela ne pourrait qu’enclencher un cycle de surenchères. La réforme polonaise du système judiciaire pose problème, cela ne fait guère de doute. Il convient néanmoins de s’interroger sur le sens et les conséquences de l’interventionnisme de la Commission. Le débat sur ces réformes existe en Pologne, et même jusqu’au sein des milieux du PiS, le parti populiste au pouvoir, puisque le Président Andrzej Duda avait lui-même mis son véto, de façon tout à fait inhabituelle, à certaines de ces lois l’été dernier.

La Commission bénéficie du soutien peu impliqué de la plupart des dirigeants d’Europe de l’Ouest, mais on peut douter de la volonté des gouvernements européens de monter au créneau et d’engager un véritable bras de fer avec Varsovie. Angela Merkel a affirmé son soutien à la Commission, tout comme Emmanuel Macron, mais les relations étant déjà exécrables entre Berlin et Varsovie, on avait vu la Chancelière en retrait en août dernier lorsqu’Emmanuel Macron avait tenu des propos incendiaires sur la Pologne, dans un contexte de confrontation sur le travail détaché mais en s’emportant bien au-delà de ce dossier sur la question des valeurs. La Pologne comme tout le « groupe de Višegrad » dans son ensemble a fait l’objet d’une très forte intégration économique avec l’Allemagne, devenant une sorte d’arrière-cour manufacturière de l’appareil industriel allemand depuis les années 1990. D’un côté les liens économiques sont très étroits, sur la base d’un gigantesque réseau de sous-traitance, et de l’autre, on voit un rejet très fort partout en Europe centrale de la centralisation européenne à Bruxelles et Berlin. Comme souvent on a essayé de diviser ces pays entre bons et mauvais élèves de l’intégration européenne mais cette dichotomie artificielle ne tient pas l’épreuve des faits, comme en a témoigné la récente victoire d’un autre parti populiste en République tchèque. L’évolution politique de l’Europe centrale vient, malgré le phénoménal rattrapage économique de la région, invalider une vision économiciste et politiquement idéaliste.

On a pris l’habitude, en France en particulier, de concevoir le populisme à l’image du lepénisme héréditaire, dont les gesticulations erratiques servent surtout d’assurance tous risques au statu quo économique. En Europe centrale et en Pologne en particulier, le populisme, aussi dérangeants que ces mouvements puissent être, se développe comme un système de gouvernement à part entière, sur la base de promesses sociales à l’attention des voïvodies reléguées et dans un contexte de tensions vives avec les institutions européennes et avec l’Allemagne. Notons le refus des populistes polonais de tout rapprochement avec l’AfD, au contraire du démarchage de Marine Le Pen à l’égard de l’extrême droite allemande en vue de créer une illusoire dynamique européenne ; une tentative qui s’était soldée par un échec lors d’un humiliant voyage à Coblence.

Cyrille Bret : La Commission européenne dispose de multiples instruments pour défendre et promouvoir les principes de l’Etat de droit et les valeurs européennes (indépendance de la justice, pluralisme, etc.). Le recours à l’article 7 du TUE (Traité sur l’Union Européenne)  est le plus important juridiquement. Il s’agit d’une procédure collégiale où les Etat membres ont le dernier mot : aux termes de l’alinéa 2 de cet article, la violation est constatée à l’unanimité par le Conseil européen : "Le Conseil européen statuant à l’unanimité sur proposition d’un tiers des Etats membres ou de la Commission et après approbation du Parlement européen, peut constater l’existence d’une violation grave et persistante par un Etat membre. » Et les sanctions sont, elles, prononcées à la majorité qualifiée, aux termes de l’alinéa 3 : "Lorsque la constatation visée au paragraphe 2 a été faite, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains des droits découlant de l’application des traités à l’Etat membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet Etat membre au sein du Conseil. «  On le voit, les Etats membres sont les principaux acteurs de cette procédure même si la Commission européenne peut être à l’origine de la procédure comme c’est le cas aujourd’hui. Mais la Commission, le Parlement, les Etats-membres, etc. ont d’autres moyens de pression classiques : campagnes de communication, discussions diplomatiques, résolutions au Parlement, etc. EN particulier, s’appuyer sur le nouveau premier ministre, plus pro-européen, est un levier d’action efficace pour les prochains mois. Le gouvernement du PiS n’est pas monolithique. Et il convient de ménager la sensibilité particulière et historique du peuple polonais en ce qui concerne les questions de souveraineté nationale.

Les européens ne sont-ils pas confrontés à un dilemme entre le risque d'une fracturation interne entre deux Europe (ce qui a été décrit comme la "banalisation" de l'extrême de droite, en Pologne, Hongrie, ou en Autriche par exemple) et le risque de ne rien faire pour éviter la matérialisation de cette fracture ? Comment interpréter cette décision au travers de ce double prisme ? 

Cyrille Bret : Le risque est important et il ne date pas de la procédure formée par les institutions européennes contre les réformes du Conseil supérieur de la magistrature et de la Cour Suprême en Pologne. En effet, lors de l’élargissement de 2004, les « Nouveaux Etats membres » ont ressentis une certaine condescendance de la part des Etats membres fondateurs. Et le fossé s’est creusé à plusieurs reprises : quand un leader de l’Europe occidentale appelle à une Europe à plusieurs vitesses, ces déclarations sont perçues comme un risque de marginalisation des Etats d’Europe centrale et orientale. Aujourd’hui, l’Europe orientale prend un tournant politique net en faveur du souverainisme et du conservatisme. Et l’ancienne frontière entre Europe de l’Ouest et Europe de l’Est s’estompe. La participation du FPÖ au gouvernement en Autriche, les gouvernements hongrois, polonais, finlandais partagent une orientation conservatrice qui entre en collision avec le libéralisme des Etats membres historiques, France et Allemagne en tête. Cela s’est également vu lors de la crise des migrants où la politique d’accueil de l’Allemagne, maintenant limitée, a été rejetée et combattue par l’est de l’Europe.

Rémi Bourgeot : L’erreur de départ consiste à tancer ces pays en vantant un modèle politique libéral, certes légitime et désirable, mais que l’Union européenne ne peut pourtant pas revendiquer sans une dose de déni quant à son (dys)fonctionnement réel. L’Union européenne connait une évolution fortement déséquilibrée entre Etats qui, dans le contexte de la crise de l’euro notamment, l’a inscrite dans une logique peu propice à l’épanouissement de la démocratie libérale. On voit un peu partout en Europe une forme de vide politique aigu, l’absence de projets pour les sociétés européennes et l’imposition d’un modèle économique court-termiste visant à la maximisation des excédents commerciaux par la compression des salaires et des investissements. Ce vide, porté en étendard, produit actuellement une profonde décomposition politique, sous des formes nationales diverses, à l’échelle du continent. On ne pourra guère s’extraire de cette logique délétère en invectivant les uns et les autres sur la base d’un déni quant à l’état de l’Europe.

Sur la remise en cause de l’Etat de droit, la critique doit être claire et franche, mais à vouloir assimiler toute critique du dysfonctionnement de l’UE à une forme d’extrémisme, la critique est devenue inaudible pour beaucoup. L’idée qui consiste à diviser le monde entre nobles fédéralistes et ignobles eurosceptiques procède d’une violence intellectuelle, incompatible avec l’invocation du libéralisme politique. En empêchant tout débat raisonné, elle nourrit symétriquement l’extrémisme dont les tenants s’imaginent détenir un monopole critique. Il ne sera possible de mettre fin à la surenchère et d’engager un débat sincère sur les modèles politiques qu’en initiant un véritable rééquilibrage des relations européennes.

Comment anticiper l'avenir de l'Union européenne dans cette perspective ou de plus en plus de partis eurosceptiques sont en passe le pouvoir en Europe, comme cela peut être le cas en Italie en 2018 ? Cette Fracture interne n'est-elle pas devenue inéluctable?

Rémi Bourgeot : Il est intéressant de constater la focalisation sur le Brexit dans ce contexte beaucoup plus général de décomposition politique en Europe. Le Brexit remet directement en cause l’existence de l’UE, avec la sortie d’un grand pays, mais un peu partout effectivement se développe une dynamique électorale qui remet en cause le cadre communautaire. Il faut noter que, dans un certain nombre de pays, la montée de l’euroscepticisme conduit à une évolution dans le même sens des partis traditionnels. C’est le cas en Allemagne en particulier, où la CDU et la CSU cherchent de plus en plus à prendre en compte les tabous de leur électorat au sujet de la solidarité européenne, et où le FDP a effectué un virage eurosceptique. En France on constate au contraire la constitution d’un grand bloc centriste fédéraliste qui parie sur un grand bond en avant, qui est pourtant exclu en Allemagne, et la condamnation de la remise en cause de l’UE, dont on préfère confier le monopole aux extrêmes.

La mise en perspective de la politique européenne pourrait néanmoins s’appuyer sur des constats réels, du fait des déséquilibres politiques et économiques qui se sont creusés entre pays, des inégalités croissantes et d’un modèle de compression tous azimuts qui empêche une nouvelle révolution industrielle en Europe. Au lieu de ces débats qui pourraient être productifs, on voit effectivement se développer une ligne de fracture profonde et une dose conséquente de déni. On peut se demander par exemple combien de temps l’on va, en France, pouvoir se persuader que l’Allemagne souhaite une évolution fédérale de l’Europe, notamment sur le plan financier, au moment même où ces croyances s’effondrent en Italie. Il s’agit de ressorts politiques profonds, car si l’issue fédérale est exclue, cela remet alors en cause quatre décennies de structuration politique hexagonale centrée sur cette question. On pourrait néanmoins espérer une évolution réaliste. Sur cette base pourrait renaître des clivages politiques opérants entre projets de société différents mais reposant sur la reconnaissance d’une même réalité européenne.

Cyrille Bret : La seule solution est de continuer à défendre infatigablement le bilan et les perspectives économiques, sociales et politiques de l’Europe tout en maintenant le dialogue avec nos partenaires. En effet, la Pologne, la Hongrie, l’Autriche, etc. bénéficient tous les jours de l’Europe dans leur commerce, leur développement mais aussi dans la protection des personnes et les libertés. Rappeler cela et combattre l’oubli est la seule solution.

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