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Europe : Hyperindividualisme libéral contre conservatisme chrétien
©Reuters

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Mon cher ami, 
Avez-vous lu l’interview du nouveau Premier Ministre polonais, Mateusz Morawiecki? Il y affirme sans ambages que son « rêve est de rechristianiser l’Union Européenne ». Peut-on imaginer plus gros pavé dans la mare jeté pour éclabousser les autorités bruxelloises et les capitales d’Europe de l’Ouest? Pour ceux qui, à Paris ou à Berlin, ne prendraient pas au sérieux une telle déclaration, il faut rappeler que cela fait plusieurs mois, une année même, que l’Union Européenne menace Varsovie de sanctions pour non respect des valeurs communes. Or, loin d’avoir peur, le gouvernment polonais se met à parler plus fort. Le nouveau Premier ministre surechérit sur son prédécesseur Beata Szydlo. La Pologne s’est, depuis deux ans, absolument opposée à la répartition à travers l’Union des réfugiés arrivés en Allemagne. Et voici qu’à présent le Premier Ministre polonais affirme qu’il y a un conflit de représentations fondamentales entre ceux qui voient la religion qui est celle de beaucoup des réfugiés, l’Islam, comme un facteur neutre, voir positif (vecteur de multiculturalisme) et ceux qui pensent que l’Islam est l’ennemi du socle chrétien de l’Europe. 
A tous ceux qui détesteraient le point de vue conservateur d’un Morawiecki, je recommande de ne pas sous-estimer ce qui est en jeu. Ce sont en effet deux représentations du monde qui se font face. D’un côté, la respectable vision de l’hyperindividualisme libéral qui s’est emparé du monde occidental depuis un demi-siècle. De l’autre, et par réaction, un conservatisme chrétien dont on voit grandir le pouvoir d’influence. Aux Etats-Unis, il divise profondément le pays depuis qu’il s’est trouvé un champion en la personne de Donald Trump. En Russie, il est au pouvoir depuis bientôt 18 ans en la personne de Vladimir Poutine. Et voici que l’Europe, qui se croyait épargnée, commence de se diviser, depuis que la Pologne et la Hongrie ont décidé de remettre en cause le consensus berlino-bruxellois. Je vous accorde que le mouvement n’est pas partout aussi ouvertement chrétien qu’en Pologne; mais il est franchement conservateur, comme le montre « l’initiative des Trois Mers », cette tentative polonaise de faire revivre la vision géopolitique du Maréchal Pilsudski après l’indépendance retrouvée de la Pologne, dans les années 1920, « l’Intermarium ». Trois groupes de pays se sont rapprochés pour joindre la Baltique à la Mer Noire et à la Méditerranée: on pourrait même dire que se reconstituent des blocs historiques; l’Union entre la Pologne et la Lithuanie; un bloc austro-hongrois (Hongrie, Autriche, Croatie); et une amorce de réunion des riverains balkaniques de la Mer Noire (Roumanie et Bulgarie). A des degrés différents, ces trois groupes se méfient de l’ingérence bruxelloise; ils veulent exister face à la puissance de Moscou; leur attitude vis-à-vis de Berlin comme de Moscou s’explique par le fait qu’ils ont subi quatre décennies de domination soviétique, qu’ils y ont forgé un esprit de liberté que l’Europe actuelle n’incarne pas à leurs yeux: ils ont au fond bien plus confiance  dans Washington que dans les autres puissances, plus proches, qui prétendent régulièrement régler leur destin. 

L’Europe se morcelle 

Vous savez, mon cher ami, que je n’ai jamais réfléchi dans d’autres termes que ceux du Général de Gaulle. L’Europe va de « l’Atlantique à l’Oural ». L’Union Européenne est une Europe croupion. Elle a réussi, depuis son émergence insitutionnelle en 1992, à diviser profondément les Balkans; à créer, sous l’effet de l’euro, un immense mezzogiorno européen; à entrer dans une nouvelle « guerre froide »  avec la Russie; à se séparer de la Grande-Bretagne; et, développement le plus récent, à faire revivre une solidarité « centre-européenne ». La naissance de l’initiative des Trois Mers ne doit pas dissimuler des forces centrifuges: par haine de la Russie, les pays concernés risquent de se laisser instrumentaliser par les Etats-Unis. Faute d’une politique économique adéquate de l’Union Européenne, ils sont en train d’accepter des investissements chinois massifs.
Tout ceci est largement le produit de la maladresse politique de l’Allemagne. La première puissance économique européenne a cassé la Yougoslavie, imposé au reste de l’Union Européenne un modèle monétaire inadapté à la plus grande partie des partenaires; coupé l’Union de la Russie par une politique de Gribouille en Ukraine; et, plus récemment, effrayé l’Europe centrale par sa politique d’ouverture des frontières à un million de réfugiés et migrants. Non moins responsable du grand morcellement européen est la France, qui a abdiqué devant l’Allemagne selon une boucle prophétique autoréalisante: à force de croire à la supériorité du « modèle allemand », la bourgeoisie française a installé l’Allemagne en position de prépondérance. 

Paris et Londres: penser ensemble la réorganisation et la cohésion de l’Europe 

Je ne sais pas si votre jeune président aura l’idée de réagir. Il lui faut d’abord se débarrasser du mirage franco-allemand. Mais je fais le pari que lui-même ou son successeur reprendront le cours d’une politique raisonnable. Lorsque le gouvernement allemand aura définitivement montré sa faiblesse, de coalition en coalition; lorsque l’on comprendra enfin, à Paris, qu’il est préférable de miser sur....les Français pour sortir le pays de la crise. 
Nous sommes les héritiers, Français et Britanniques, de deux histoires politiques anciennes. Nous sommes appelés à réhabiliter la politique, si malmenée par l’hyperindividualisme libéral post-moderne et, au fond, menacé par la confusion des genres que pourrait engendrer le conservatisme chrétien. La tradition française de laïcité (personnellement je préfère la version Henri IV à la version Emile Combes) et le pragmatisme religieux britannique doivent se conjuguer pour infléchir sérieusement le conservatisme contemporain vers la prudence dans les affaires religieuses. Quand je regarde les forces en présence, je constate que le zèle polonais est d’ailleurs plutôt isolé. Hongrie, Tchéquie, Autriche ne rejettent pas leurs racines culturelles mais ils font passer le conservatisme avant les valeurs religieuses. C’est d’autant plus important qu’il s’agira de réconcilier l’Europe et la Russie. Le conservatisme chrétien d’un Poutine vise à une reconstruction des forces morales du pays et est dénué de prosélytisme. L’Europe a intérêt à se réconcilier avec la Russie et, pour cela, il faudra mettre un terme aux exaltations polonaises - qui, sans tomber dans l’hystérie des Ukrainiens de l’Ouest, risquent cependant de diviser l’Initiative des Trois Mers. 
La solution n’est pas religieuse, contrairement à ce que nous dit Mateusz Morawiecki, mais fondée sur les nations et la reconstitutions de leurs forces respectives. Là encore, Londres et Paris peuvent montrer la voie. Les deux plus anciens Etats-nations européens devraient montrer la voie d’un retour à une cohésion nationale qui se tienne loin du populisme ou des recettes économiques du XXè siècle. A l’âge de la révolution digitale, les nations ont la bonne taille: elles sont beaucoup plus petites et réactives que les grands ensembles économiques du XXè siècle finissant. Elles ont un savoir-faire suffisant pour garantir aux individus la sauvegarde d’une souveraineté numérique à l’âge des GAFA et de la NSA. Ce qui se joue actuellement, partout dans le monde, c’est l’avènement d’un nouvel humanisme face à l’utopie transhumaniste et à l’avènement de l’intelligence artificielle. Ce qui se joue, c’est la capacité des sociétés à éduquer au plus haut niveau tous leurs citoyens pour en faire des acteurs de la troisième révolution industrielle; rien de tel pour y arriver, que les ensembles nationaux. Avez-vous vu l’extraordinaire résultat de l’enquête Progress in International Reading Literacy Study? 
Quand il s’agit de mesurer la maîtrise de la lecture et de langue des écoliers d’une cinquantaine de pays, la Russie y est première, la Pologne sixième et la Grande-Bretagne huitième.  L’Allemagne traîne à la ving-sixième place et la France à la trente-quatrième. Loin derrière les Etats-Unis, à la quinzième place. Les nations éclairées ne sont pas celles qui s’auto-proclament telles. 
Vous autres Français avez besoin d’un sursaut, de retrouver l’ambition d’être une grande nation; en particulier une nation éducative. J’en appelle à la « France mère des armes, des arts et des lois » que célébrait Du Bellay. Nous autres Britanniques avons besoin de vous. Il s’agit de reconstruire la cohésion de l’Euope en s’appuyant sur des nations pacifiques, prospères et dont tous les citoyens soient des entrepreneurs de leur destin. Il s’agit de retrouver la marge de manoeuvre de l’Europe dans les affaires internationales. Londres et Paris doivent prendre l’initiative d’un directoire des affaires du continent. Nous y mettrons Berlin et Moscou; nous y mettrons Rome et Vienne aussi, capitale de nations qui sont des pépinières de diplomates. Il ne s’agit pas d’imposer des réunions qui excluraient les autres capitales. Mais de mettre en place une consultation informelle permanente entre les pays qui ont le plus d’expérience et d’influence politique à travers le continent. Il s’agit de renouer avec la grande intuition du Général de Gaulle; et de défendre systématiquement des intérêts européens face aux autres puissances. Notre amour commun de la liberté nous fera écouter les Etats-Unis plus que d’autres; notre passion pour l’unification des forces de la planète nous fera respecter la Chine. Mais Paris, Londres Rome, Vienne et Moscou sauront prolonger ce qu’il y a de meilleur dans les intuitions de Berlin; encadrer aussi ce qu’il y a de forces de division dans la nation de Luther et de Bismarck. 
Croyez-moi, mon cher ami, je ne m’emballe pas. Ce qu’on appelle le retour du conservatisme est en fait un retour du principe de réalité. Les constructions idéologiques du dernier demi-siècle sont en train de s’effondrer. Profitons-en. Travaillons à la constitution d’une nouvelle Entente Cordiale pour l’équilibre de l’Europe et son retour à l’influence dans les affaires du monde. 
Bien fidèlement à vous 
Benjamin Disraëli

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