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Ces anecdotes peu connues sur les croisades
©Reuters

Bonnes feuilles

Depuis l'apparition de l'islam, l'Europe et ce territoire qui deviendra la France entretiennent des liens ininterrompus avec le monde musulman. Si l'actualité a fait de l'islam un sujet sensible, l'auteur se propose de le remettre en perspective, en parcourant plusieurs siècles de relations, parfois fructueuses, souvent méfiantes, plusieurs fois hostiles, alternant périodes pacifiques et phases d'affrontement, moments de découverte mutuelle et temps d'incompréhension jusqu'à l'antagonisme. Extrait de "La France et l'islam au fil de l'histoire" de Gerbert Rambaud, aux éditions du Rocher.

Gerbert Rambaud

Gerbert Rambaud

Gerbert Rambaud, diplômé en droit et en histoire, est avocat aux barreaux de Paris et de Lyon.

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Étonnamment, l’histoire a oublié la « Gazua », aussi appelée la croisade des musulmans, qui a lieu à la charnière des XIIe et XIIIe  siècles. Une armée d’environ 450000 hommes vient d’Afrique pour aider les musulmans d’Espagne. En face, des hommes viennent du sud de la France. La peur est si grande que le pape ordonne trois jours de jeûne et de prière.

Et la même histoire juge sévèrement la croisade. Qu’en dit Chateaubriand: « N’apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine, c’est montrer une vue très bornée en histoire. Il s’agissait non seulement de la délivrance de ce tombeau sacré, mais encore de savoir qui devait l’emporter sur la terre […]. Les chefs de ces entreprises guerrières n’avaient pas les petites idées qu’on leur suppose, ils pensaient à sauver le monde d’une inondation de nouveaux barbares […]. » Alors, finalement, que voulaient les croisés? Sans conteste, pour des personnes pauvres, faire un voyage de plusieurs années (souvent sans retour), vendant leurs biens en France, est un acte de foi, souhaitant aider à la réouverture de la voie du pèlerinage. Mais c’est aussi une réaction aux invasions subies jusqu’alors. Hormis certains croisés, qui soupçonnent quelques richesses dans ce pays lointain, la très grande majorité d’entre eux ont plus à perdre qu’à gagner à venir en Terre sainte.

Qui sont-ils? Juste des Franjis? Que des Francs? Certes, la première croisade est lancée de France. Certes, de nombreux chevaliers et princes sont français. Mais ne voir, dans les croisades, qu’un engagement de Francs est une méconnaissance du monde européen d’alors. L’Europe était, de fait, une réalité, celle d’un monde chrétien, au-delà des seules frontières. Nombreux sont les Allemands, Italiens ou Anglais qui prennent aussi la croix.

La France est, bien sûr, en première ligne. Les rois Louis VII, avec Bernard de Clairvaux, Philippe Auguste, et évidemment Louis IX (Saint Louis), qui, malgré un emprisonnement lors de sa première croisade, n’hésite pas, une fois libéré après paiement d’une rançon, à revenir jusqu’à y mourir, lors de l’avant-dernière croisade près de Tunis le 25 août 1270. Ce même roi, après avoir pris des mesures antijuives, reviendra sur plusieurs de ces lois après son retour de croisade . Par son séjour en Terre sainte, Louis IX a marqué durablement les esprits. On lui impute la responsabilité de déclarer la France protectrice des chrétiens pour toujours, avec l’octroi d’un statut particulier envers les Maronites du Liban. Cet engagement est sujet à de multiples controverses. Mais les Français ne sont pas les seuls à s’être croisés.

Les Anglais voient leurs souverains Henri  II Plantagenêt, puis Richard Cœur de Lion se croiser, puis le prince Richard de Cornouailles. Les Allemands? Ce sera l’empereur Conrad de Souabe avec l’évêque Otton de Freising, Frédéric Barberousse, puis Henri VI avec Waléran III de Limbourg, l’archevêque de Mayence, à l’occasion de la ive   croisade, sans oublier l’empereur Frédéric  II… Au-delà des empereurs et « Allemands » et « Italiens », il y a, bien sûr, saint François d’Assise. Les Portugais? Le moine Pélage Galvani, ainsi que Bohémond, Normand de Sicile.

D’une manière plus générale, la question se pose de savoir s’il est possible de parler de bienfaits civilisationnels des croisades, en sortant du manichéisme actuel. Toujours Chateaubriand: « Où en serionsnous si nos pères n’eussent pas repoussé la force par la force? Les croisades, en affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l’Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes4 . » Qui peut augurer, en effet, de ce qui se serait passé sans les croisades? Les uns affirment sans preuves tangibles que la situation aurait été plus sereine, plus paisible; d’autres pensent que les Turcs auraient continué leurs combats et pris Constantinople trois siècles plus tôt, ou seraient allés directement combattre Rome ou encore Vienne, qui ne sera assiégée que cinq siècles plus tard.

Sauf à faire de la fiction, nul ne peut savoir ce qui se serait passé sans les croisades. La Ire  croisade a porté sur des villes prises par les Turcs sur les Byzantins. L’invasion de la Palestine par les Turcs seldjoukides a bouleversé l’équilibre fragile de la région. D’ailleurs, certains Arabes ne voient pas l’arrivée des croisés avec rejet, espérant la défaite de ces mêmes Turcs. Nicée est byzantine et donc chrétienne jusqu’en 1081, Antioche jusqu’en 1085 et Édesse jusqu’en 1087. La prise par les croisés s’explique d’abord par la reconquête de ces villes une dizaine d’années après leur prise par les Turcs musulmans, et cela ne concerne pas les Arabes, eux-mêmes victimes des Turcs. C’est très différent pour Jérusalem.

D’ailleurs sont méconnues les alliances entre croisés et souverains arabes. Lors de la Ire  croisade, le gouverneur arabe d’Azaz, Omar, en révolte contre le pouvoir turc seldjoukide d’Alep, n’hésite pas à appeler à l’aide les Francs! Après la victoire, il leur prête d’ailleurs allégeance5 . Un prince seldjoukide, prétendant au trône de Damas, soutient le roi Baudouin. L’historien René Grousset présente même le royaume de Jérusalem comme une monarchie franque entourée d’émirats musulmans vassaux.

En 1115, une coalition militaire rassemble, avec les croisés, des chefs musulmans contre l’armée du sultan. Les émirs d’Alep, et l’atabeg de Damas, Toughtekin, chevauchent avec Roger d’Antioche6 . Des accords de paix sont régulièrement signés. Il est estimé que, de 1192 à 1291, le royaume chrétien vit pendant quatre-vingts ans en paix7 . Des alliances ont lieu également entre la principauté d’Antioche et les Mongols en 1260, ou des accords avec les Syriens musulmans contre les Égyptiens. Ainsi, sans entrer dans les multiples exemples et contreexemples, il convient de retenir que ces deux siècles furent plutôt une alternance de paix et de guerre et non des batailles successives.

De ces alliances militaires est née une relation culturelle. Même si cela peut paraître surprenant, les croisades ont permis, d’une certaine manière, à ces deux mondes de se connaître, voire même de se tolérer. Les croisades n’ont pas attisé la haine entre musulmans et les Francs, les razzias qui continuaient pendant ce temps étaient suffisantes pour maintenir cette haine. Henri Martin, historien du xixe  siècle, libre-penseur, écrit: « Chrétiens et musulmans n’avaient plus les uns pour les autres cette superstitieuse horreur des temps passés. L’Orient et l’Occident, en se connaissant mieux, se haïssaient moins […]. Dans l’intervalle des combats, on se visitait, on joutait, on trafiquait, on banquetait ensemble […]8 . »

Des alliances se nouent même entre familles chrétiennes et musulmanes. En 1243, le sultan tartare ne va-t-il pas demander en mariage une nièce de Baudoin, l’empereur latin de Constantinople9 ?

Le chroniqueur Foucher de  Chartres évoque des mariages de Francs avec des jeunes femmes musulmanes converties. L’enfant issu de cette union est même appelé un « poulain ». Il n’y a pas d’exemple de racisme dans la société franque du xiie  siècle. Si une sarrasine est baptisée, elle peut devenir épouse d’un franc. S’il combat le musulman, il le considère néanmoins comme son égal10. Selon certaines sources, les mamelouks d’Égypte, venant de tuer le sultan, auraient même évoqué l’idée de donner leur pouvoir au roi Louis IX, nonobstant sa foi chrétienne. Il n’y a pas de conversion forcée des musulmans. Ils conservent leur liberté de culte, même si des églises transformées en mosquée redeviennent des églises. Les musulmans peuvent faire leurs prières à côté des chrétiens. Le royaume chrétien de Jérusalem sera un exemple de tolérance11. En matière de justice, les Juifs prêtent serment sur la Torah, les chrétiens sur l’Évangile et les musulmans sur le Coran. Ils sont alors jugés selon le droit musulman. Le statut est bien plus souple que pour les chrétiens soumis au pouvoir musulman qui, eux, deviennent des dhimmis, obligés de porter l’étoile jaune et de payer un impôt discriminatoire, la jizya, et sont interdits de monter à cheval. À tel point que les musulmans se trouvent mieux traités fiscalement dans les pays chrétiens que les chrétiens eux-mêmes qui, doivent payer la dîme à l’Église, ce dont les musulmans sont exemptés12 ! Plus encore, la route des pèlerinages de La Mecque n’est jamais fermée ou soumise à tribut lorsqu’elle passe par les royaumes chrétiens du Levant, contrairement à ce qui s’est parfois passé pour le pèlerinage à Jérusalem sous l’empire des musulmans.

Très logiquement, la confrontation, la rencontre des différents peuples aide au développement du commerce. Il suffit d’étudier l’importance du réseau commercial utile pour soutenir une équipée militaire d’une telle envergure, inconnue à ce jour, à des milliers de kilomètres de leur base, nécessitant de développer les relations bancaires, le commerce maritime, etc. Ainsi, les grandes foires internationales de Beaucaire, de la Champagne, permettent aux commer- çants du monde entier de venir. Le rabbin du xiie  siècle, Benjamin de Tudèle, visite l’Europe, l’Asie et l’Afrique vers 1173 et raconte: « […] Montpellier […]. C’est un endroit situé à deux milles de la mer et très avantageux pour le négoce. On y vient de tous côtés pour commercer. Les chrétiens et les Mahométans s’y rendent […] de l’Égypte et de la Palestine […]13. »

Les villes de Marseille et de Narbonne envoient des flottes vers la Syrie, exportent des produits de France et importent des produits de Palestine, voire de régions plus éloignées d’Asie. En 1185, dans la région de Damas, Ibn Djubayr écrit: « Les chrétiens font payer, sur leur territoire, aux musulmans une taxe, qui est appliquée en toute bonne foi. Les marchands chrétiens, à leur tour, paient en territoire musulman sur leurs marchandises; l’entente est entre eux parfaite et l’équité est observée en toute circonstance. Les gens de guerre sont occupés à leur guerre, le peuple demeure en paix, et les biens de ce monde vont à celui qui est vainqueur14. »

Par ailleurs, les croisades n’ont pas été sans conséquence sur les affaires intérieures du royaume de France. En effet, le départ de dizaines de milliers de chevaliers, de centaines de milliers de Français touche également l’organisation du pays. Les villes prennent plus d’autonomie. Les femmes gèrent directement les seigneuries laissées par leurs maris ou héritées de leurs pères, les domaines, le patrimoine familial, avec un indéniable pouvoir féminin, comme l’a montré Régine Pernoud, historienne médiéviste.

Pour financer la guerre en Terre sainte, les Templiers, ordre de moines-soldats créé à Troyes en 1129, organisent dans toute la France (et même l’Europe) un réseau de monastères ou de commanderies chargés de récolter des fonds. Cette organisation structure la France avec plus de 700 places15 et est présente dans toute l’Europe. Cette puissance financière sera la cause de leur perte et aboutira à leur anéantissement par Philippe le Bel en 1307.

Autre apport des croisades, au-delà du commerce: les arts, influencés par les expéditions en Terre sainte, et ce, de manière durable. La Sainte-Chapelle, chef d’œuvre du gothique rayonnant, est édifiée sur l’île de la Cité pour accueillir la couronne d’épines et un morceau de la sainte Croix, acquis en 1239 par Saint Louis. C’est à sa demande qu’elle fut construite en l’espace de sept ans16. Il est dit que Saladin aurait offert au Roi une statue de la vierge noire qui se trouvait au Puy, mais dont on n’a plus trace suite à sa destruction par un révolutionnaire.

La ville d’Aigues-Mortes, avec ses murailles, est un autre souvenir des croisades. Saint Louis, son fils Philippe le Hardi et leurs successeurs, voulant une ouverture sur la Méditerranée, ont construit ce port désormais désaffecté pour le commerce maritime, mais de si fière allure. Ses remparts intacts, d’une longueur de 1 600 mètres, sont un témoignage exceptionnel d’architecture militaire. C’est non seulement les croisades, mais aussi le transport des draps teintés de Montpellier vers l’Orient et l’importation de denrées rares de ces pays qui va contribuer au développement de la cité portuaire. Plus récemment, difficile de ne pas évoquer les salles des Croisades du château de Versailles créées en 1843 par le roi Louis-Philippe, à côté de la galerie des Batailles, véritable musée de l’histoire, et dont l’œuvre est saluée par Victor Hugo, sous ces termes: « Ce que le roi Louis-Philippe a fait à Versailles est bien […], c’est avoir installé le présent dans le passé […], c’est avoir donné à ce livre magnifique qu’on appelle l’histoire de France cette magnifique reliure qu’on appelle Versailles17. »

Les croisades ont aussi permis l’émergence de l’image du chevalier romantique, allant secourir la veuve et l’orphelin, geste littéraire et poétique, réalité et source d’inspiration. Il ne convient pas de la sous-estimer, car elle sera la référence pendant le développement de la civilisation européenne. Ces hommes, qui se placent sous le signe de la croix, une croix en tissu située sur l’épaule gauche, signe de ralliement d’une armée aux multiples nationalités et signe d’unité d’une armée disparate, ont contribué à souder les nations européennes. S’élançant de France, quelles que soient leurs conditions sociales, ils ont contribué au développement d’un esprit dépassant les frontières, dépassant les origines familiales, cet esprit de l’Europe chrétienne.

Et pendant ce temps, les incursions, pillages et enlèvements continuent sur les côtes françaises: les îles de Lérins, à nouveau, en 1107 et 1197, Toulon en 1178 et 1197.

Extrait de "La France et l'islam au fil de l'histoire" de Gerbert Rambaud, aux éditions du Rocher

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