Le (vrai) gaullisme est à la France ce que le conservatisme est à la Grande-Bretagne<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Le (vrai) gaullisme est à la France ce que le conservatisme est à la Grande-Bretagne
©DR

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

Voir la bio »
Londres, 
Le 3 décembre 2017, 

Mon cher ami, 

Je regarde avec tristesse l’insignifiance croissante de la « droite » française. Dans mon pays, le parti conservateur se bat comme il peut pour être à la hauteur du monde nouveau; le dénouement n’est pas encore clair mais je n’ai aucun doute que, si Theresa May devait tomber, ce serait pour avoir fait le « sale boulot ». D’autres prendront la relève. Chez vous, au contraire, la droite est inaudible et en mille morceaux. Avant même le Brexit, mon parti, David Cameron en tête, cherchait à se ressourcer et à récupérer des pans entiers de son histoire pour tourner la page du thatchérisme. Chez vous, la droite fuit l’histoire, la sienne propre et celle de la nation. 
Je songe à écrire un ouvrage qui fasse le parallèle entre mon homonyme, le grand Benjamin Disraëli, et le plus grand de vos conservateurs, Charles de Gaulle. Je me suis replongé dans l’histoire de sa vie. Et je suis particulièrement frappé par ce qui se passe en 1968 et après. Vous ne connaissez sans doute pas le dessous des cartes: je veux dire ce qui s’est passé lors de ce qu’on appelle le « voyage à Baden ». 
Pourquoi de Gaulle s’est rendu à Baden-Baden fin mai 1968
Vous vous souvenez de l’épisode: alors qu’il semble avoir perdu la main après son discours du 24 mai, le Général décide de jouer la carte maîtresse qui lui reste: créer le vide et laisser se répandre l’angoisse de son départ. Parti secrètement à l’aube du 29 mai, sans avoir prévenu personne, le Général avait prévu que son hélicoptère atterrisse en Alsace; mais, grêve oblige, les liaisons ne fonctionnèrent pas et le chef de l’Etat se rendit sur la base militaire française de Baden. Le brave Général Massu s’est persuadé qu’il avait requinqué le Général et l’avait persuadé de reprendre la route de l’Elysée. En fait, de Gaulle avait eu deux buts: premièrement créer la surprise et provoquer le souhait de son retour; ensuite, voir dans quelle mesure il pourrait éventuellement s’installer, avec le gouvernement, dans l’Est de la France, afin de reprendre la main si les manifestations prévues par la gauche ce jour-là tournaient à l’émeute. De Gaulle savait son histoire de France et combien il en coûtait à un souverain de rester enfermé dans Paris en révolution. Ayant su que la situation parisienne était sous contrôle, il pouvait au moins engranger les bénéfices de sa disparition: conserver le mystère sur ce qu’il avait fait pendant quelques heures et reprendre solidement les rênes du pouvoir. Il fit savoir en fin d’après-midi, laconiquement, qu’il était rentré dans la capitale. Le lendemain, une manifestation gigantesque lui permettait de reprendre la main. 
De Gaulle n’avait pas prévenu le Premier Ministre, Georges Pompidou, de son départ. Depuis un moment il se méfiait de lui; et il eut, à son retour de Baden, la confirmation d’une trahison.  Apprenant l’absence du chef de l’Etat, et ne sachant où il était, le Premier Ministre avait prévu de prendre la parole à 15h. Mais le directeur de l’ORTF, un fidèle du Général, avait prétexté les grêves pour retarder autant que faire se pourrait l’allocution du Premier Ministre - laissant instinctivement le temps au président de la République de revenir. Pompidou avait été retardé par un autre « fâcheux », le jeune Giscard, qui se rendait bien compte que si Pompidou prenait la parole, il y aurait plus ou moins rapidement, une élection présidentielle et lui, Giscard, qui ambitionnait de se présenter au terme normal du second septennat gaullien, en 1972, était sûr que  Pompidou l’emporterait si l’élection était anticipée. De fait, c’est ce qui se passa un an plus tard; de Gaulle ayant démissionné après le référendum d’avril 1969, Pompidou fut élu. Et cette fois parce que Giscard, ayant peu de suite dans les idées, avait trahi de Gaulle, en appelant, contre toute sa prétention à moderniser la France, à voter non à un référendum qui prévoyait la décentralisation, la transformation du Sénat pour qu’il devienne plus représentatif des forces socio-économiques du pays et la participation des salariés aux bénéfices de leur entreprise. 
En rejetant de Gaulle, la droite a abandonné sa raison d’être:  faire vivre une tradition, protéger la nation et les communautés qui y préservent la liberté individuelle, transmettre un capital accru aux générations qui suivront.
En fait, la droite française a expulsé de Gaulle, bouc-émissaire de ses peurs et de ses divisions. Puis elle en a fait sa figure tutélaire. Vous remarquerez comme les forces de droite ont d’autant plus parlé du Général avec révérence qu’elles ont fait une politique à l’opposé de la sienne: cédant devant les Américains (Pompidou); se ralliant à l’Europe fédérale (Giscard); enfourchant le dada du néo-béralisme (Chirac). J’aime mieux votre Sarkozy, qui n’a jamais fait semblant d’aimer de Gaulle. Mais si l’on va plus au fond des choses, ce que la droite a lâché, avec de Gaulle, c’est ce que nous autres Britanniques appelons le conservatisme. Je le caractérise par trois composantes: 
- une fidélité éclairée envers l’histoire de la nation. Le conservateur ne révère pas le passé pour le passé; mais pour avoir donné le jour à l’époque présente. L’histoire est pleine de leçons, certaines connues, d’autres inconnues. Le conservateur ne rejette pas, a priori, des façons d’agir héritées sous prétexte qu’il ne les comprendrait pas. Le passé lui a été donné, il faut le respecter sans en être prisonnier. De Gaulle avait un regard libre sur l’histoire de France en même temps qu’un sentiment de gratitude, de dette, même. Regarder dans le passé, c’est regarder loin; c’est tirer sur la corde de l’arc autant que nécessaire pour que la flêche atteigne son but. 
- le conservatisme est, au présent, un souci de protection de la nation.. De Gaulle se méfiait du collectivisme, il n’a jamais été socialiste; il croyait trop à la liberté pour enfermer l’individu dans des carcans organisationnels. En revanche, il ne croyait pas que l’Etat fût un moindre mal toléré par des individus émancipés qui pourraient un jour se passer de lui. Le libéralisme repose sur une contradiction: il fait appel à la rivalité mimétique entre les individus et nous explique qu’elle serait en elle-même source d’organisation; sans voir que la rivalité mimétique entre les individus ne porte ses fruits que si elle est canalisée, contenue par toute une série de communautés qui constituent la société: la famille, les associations, les corporations, les communautés religieuses - tout ce que Tocqueville a si bien décrit concernant la société américaine. Eh bien! Ces multiples communautés, qui civilisent les individus et les rendent aptes à une compétition loyale avec leurs congénères dans cet espace forcément régulé qui s’appelle le marché, il faut une armée, une justice et une police pour les défendre de la violence interne ou externe. Il faut un Etat pour garantir l’équité des relations commerciales. Tout cela, de Gaulle le savait. Il s’est battu pour un ordre monétaire international, pour l’équité des traités commerciaux, pour un Marché Commun fondé sur des équilibres; pour une paix fondée sur la stabilité des frontières en Europe etc....Officier de carrière, il n’a jamais abandonné son souci de défense du pays. 
- lorsqu’il se tourne vers l’avenir, le conservateur a une obsession, celle de la transmission. Le conservateur aime l’avenir, il se réjouit de la nouveauté; il n’a en effet peur de rien dans la mesure où il est certain de ce qu’il a reçu de ses ancêtres et de ce qu’il possède en propre. Le conservateur ne demande qu’une chose, de pouvoir, en acceptant tous les changements dictés par l’époque, pouvoir transmettre intact un héritage qu’il a fait vivre; pouvoir assurer l’existence des générations futures. De Gaulle voulait pouvoir transmettre un patrimoine vivant, une culture rayonnante, une francophonie conquérante; mais aussi un capital monétaire et financier reconstitué, une école reconstruite, une science parmi les plus innovantes.
Droite, année zéro
Je reviens à mon constat de départ, en pouvant l’expliquer, mon cher ami. Je ne contesterai pas aux chefaillons de la droite une sensibilité bien peu réfléchie mais sincère envers le passé. Mais ce passé est là par hasard; il n’oblige en rien concernant le présent ou l’avenir. Au présent, cela fait longtemps que la droite s’est ralliée naïvement au néo-libéralisme, sans voir que le pays-foyer, les Etats-Unis, sont caractérisés par une présence subtile mais massive de l’Etat pour défendre les intérêts économiques du pays. Les gouvernements de droite ont abandonné depuis longtemps tout réel effort de défense. Les forces de police sont exsangues. Quant à la transmission, c’est le silence radio: quand parle-t-on de faire de tous les jeunes, Français ou étrangers, de véritables citoyens, des individus dotés de l’esprit critique, des ambassadeurs de la culture française? Voit-on chez votre droite l’envie de s’emparer à bras-le-corps de la modernité (révolution digitale, intelligence artificielle,  technologies du vivant) pour la mettre au service de l’homme? Rivalise-t-on à droite d’imagination pour reconstituer le capital du pays et le transmettre accru aux nouvelles générations? Non, la droite a la première endetté le pays, dès 1974, elle brade régulièrement les champions industriels, elle donne à l’Europe sans contrepartie. 
La gauche a son propre moteur, ses mythes mobilisateurs. Mais la droite française? Comment avancera-t-elle si elle n’examine pas ses plus grandes réussites? Il ne s’agit pas seulement du Général? Comment a-t-on pu abandonner un héritage aussi précieux que le catholicisme social de la fin du XIXè siècle? Comment ne pas chercher dans l’histoire de la Restauration et de la Monarchie de Juillet des points d’ancrage utiles pour réfléchir sur le présent? Quand la droite française redécouvrira-t-elle Louis XVI, ce grand méconnu, dont les discours annoncent tant de discours gaulliens? Au lieu de rester paralysés par le retour des relations diplomatiques traditionnelles dans le monde actuelle, comment ne pas mobiliser Richelieu, Mazarin, Talleyrand  au secours de la réflexion? 
Droite, année zéro. Tout est à reconstruire. C’est le devoir de la droite d’expliquer aux Français que le passé du pays peut être un levier pour soulever des montagnes dans l’avenir. Sachez qui vous êtes et vous irez sans crainte affronter un monde qui n’est pas plus incertain que les époques qui nous ont précédés. Un monde qui fait plus de place à la créativité que le XXè siècle des entreprises génates et des structures pyramidales; un monde, donc, qui devrait favoriser l’inventivité française. 
Connaissez-vous le « glonacal »? 
Le conservatisme est la seule bonne attitude politique: il refuse l’auto-destruction inévitable qu’entraîne l’individualisme libéral; mais il ne se fait aucune illusion sur tous les collectivismes qui prétendent remédier aux conséquences ravageuses d’un individualisme sans ancrage dans des communautés sociales ni dans le passé. Le XXIè siècle réclamera d’autant plus la renaissance des communautés qui protègent l’individu qu’il reliera les uns aux autres les hommes du monde entier dans un immense système des systèmes d’informations permis par la révolution digitale.  
Quels que soient les rêves de puissance des Etats qui rêvent de contrôle absolu grâce au numérique, la révolution de l’information favorise la petite taille, les tailles petites ou intermédiaires. Pourquoi croyez-vous que de petits pays, démographiquement parlant (le Danemark, les Pays-Bas, l’Autriche) se réforment plus que les grands, comme la France ou l’Allemagne, dans l’Union Européenne? Ils se sont saisis des atouts de lère digitale mieux que les grands Etats. Il y a quelques années, on s’extasiait, en pleine mondialisation, du surgissement du « local », au sein du « global ». Et on avait forgé l’adjectif « glocal ». Et bien sachez que désormais, dans les cénacles internationaux, sous l’effet de Trump et du Brexit, on se met à invoquer le « glonacal »: global, national et local. Voilà l’avenir selon nos nouveaux experts. 
La nation et l’Etat souverain, que l’on avait trop tôt enterrés, font leur retour dans les réflexions d’avenir.  Mais savoir réfléchir aux trois niveaux d’insertion de l’homme, le local, le national et le mondial, c’est ce que le conservatisme fait mieux que tout autre système politique. La droite française va devoir relire de Gaulle, au besoin contre son gré, si elle veut avoir une chance de comprendre le monde qui vient.  
Bien fidèlement à vous 
Benjamin Disraëli

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !