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Roger Lenglet : La corruption alourdit la facture des marchés publics de 30 à 40 milliards d’euros par an
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Marché noir

Tous pourris ? Elus nationaux et européens participent pleinement aux intérêts de lobbyistes à Bruxelles. Un comportement à risque qui prend une ampleur très inquiétante.

Roger  Lenglet

Roger Lenglet

Roger Lenglet est un philosophe français et journaliste d'investigation. Il a écrit plusieurs livre sur les lobbies. En 2012, il publie avec Olivier Vilain Un pouvoir sous influence - Quand les think tanks confisquent la démocratie chez Armand-Colin. Il est également l'auteur de Lobbying et santé - Comment certains industriels font pression contre l'intérêt général (2009) et profession corrupteur - La France de la corruption, éditions Jean-Claude Gawsewitch (2007).

Son dernier livre est "24 heures sous influences - Comment on nous tue jour après jour" (François Bourin Editeur, avril 2013)

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Jean-Luc Touly

Jean-Luc Touly

Jean-Luc Touly est syndicaliste. Il est aujourd’hui chez Sud, après avoir été pendant près de 30 ans à la CGT, et également délégué syndical FO chez Veolia. Il est l’auteur de L’argent noir des syndicats (Fayard, 2008) et reste, par ailleurs, conseiller régional en Ile-de-France d’EELV.

Il a publié, en septembre 2013, le livre Syndicats: corruption, dérives, trahisons chez First Editions.

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Atlantico : Vous le rappelez dès l'introduction de votre livre : la situation concernant la fraude et la corruption de nos politiques ne s'est pas améliorée lors des trois dernières décennies. Partant de ce constat quelles sont les chances pour que cela s'améliore sous la présidence d'Emmanuel Macron malgré la loi de moralisation ?

Roger Lenglet : Aucune chance si l’on s’en tient à la loi de moralisation votée en 2017, qui a suivi de peu la loi Sapin 2, car elles ne contiennent pas ce qu'il faudrait, comme nous le montrons en détail dans notre enquête. Sans dispositif de contrôle et de sanction plus sérieux, ça ne peut pas avancer. On peut faire toutes les lois que l'on veut, si le contrôle reste aussi faible et les pénalités non dissuasives, cela ne stoppera pas la corruption et la fraude. La réalité est qu’elles sont si développées que les décideurs politiques et le législateur craint de créer un dispositif qui sanctionnerait trop de monde et entraînerait un raz-de-marée de révélations.

Il faut bien dire qu’il n’y a rien de plus contagieux que la corruption. Dès que vous êtes dans un service où elle est installée, il est toujours plus facile de suivre les pratiques ambiantes et de se taire que de la combattre.  Le niveau d'acceptation généralisé des pratiques est élevé, compte tenu de l’ambiance affairiste et de la marchandisation de toutes les activités. Tout le monde veut monnayer aujourd’hui ses relations et ses services. D'autant plus que si vous tenez à votre carrière, dans une entreprise ou une administration où la corruption règne (du côté des corrupteurs ou des corrompus), la menace du coup de bâton est réelle. Le meilleur moyen de se faire éjecter ou placardisé, c'est la probité qui vous rend différent des autres, car vous devenez tout de suite un risque possible de dénonciation ou de lancement d’alerte. On vous craindra, vous représenterez un obstacle aux combines et ce sera forcément vous qui serez soupçonné en cas de fuite.

Le niveau de corruptibilité des gens, de manière générale, s’élève rapidement en climat d’affairisme exacerbé et de banalisation des pratiques de compromission, nous devons le constater à l’aune des rapports que nous avons épluchés.  D’autant que les corrupteurs possèdent souvent un savoir-faire redoutable. Ils savent par exemple contourner les réticences morales des personnes qui n’accepteraient pas d'argent, celles qui " ne mangent pas de ce pain-là" mais qui accepteront des embauches pour des proches, des « initiations progressives », des dîners...

Comme nous le soulignons aussi dans notre livre, une grande méthode de corruption consiste à jouer sur le déficit narcissique des gens, en les entourant de considération, d’écoute et même d'amitié. Les corrupteurs séduisent et jouent sur le manque de reconnaissance des interlocuteurs, leur donnent une valeur qu’on ne leur accorde pas habituellement, leur suggère que leurs qualités ne sont pas bien reconnues professionnellement...  Jouer sur ce déficit, c'est jouer sur quelque chose d'universel et ça marche très bien. Il n'y aura donc pas forcément d'argent mais des perspectives de relations utiles et d'embauche, des « coups de pouce », de bons moments, des restaurants, des loisirs…  

Jean-Luc Touly : Quant au renouvellement de la classe politique qu’Emmanuel Macron a provoqué avec le succès électoral de La République en Marche (LREM), rien ne montre pour l’instant que les nouveaux élus vont bouleverser les pratiques. Même s’il est vrai que les petits nouveaux en politique conservent plus souvent une faculté d’indignation face aux tentatives de corruption, une faculté moins émoussée que celle des politiciens rompus aux soutiens financiers et aux fidélisations monnayées. Ainsi, lorsque de nouveaux élus écologistes sont arrivés au parlement européen, ils nous ont confié que les premières personnes qui les avaient invités au restaurant étaient des corrupteurs professionnels du secteur du bâtiment, ayant la couverture de lobbyistes, qui leur ont suggéré de " travailler ensemble ".  Les nouveaux députés Verts les ont éconduit et sont restés pantois quand ces lobbyistes leur ont répondu : "C’est dommage car ça ne va pas nous empêcher de faire finalement ce qu’on veut, mais vous n'allez pas en profiter." L’occasion historique est donc offerte aux nouveaux acteurs politiques de renforcer la lutte contre les trafics d’influence et la prévarication des représentants de l’État, plutôt que de se contenter du théâtre traditionnel de réformes sans impact réel sur les pratiques. Mais on peut craindre tout de même que les conflits d’intérêts neutralisent les bonnes volontés… Ces conflits d'intérêt sont au moins latents avec l'arrivée de dizaines d’élus venant du privé où ils occupaient des postes importants, notamment parmi les députés LREM.

Par ailleurs, l'absence de participation et d'intervention du public dans les conseils municipaux, département et régionaux a pour conséquence un désintérêt, voire un dégoût devant les décisions prises par les exécutifs de ces assemblées, des décisions  tellement éloignées des préoccupations de la population et de l'intérêt général.

Vous soulignez le fait que le problème de la corruption est présent aussi bien chez des élus locaux que chez les nationaux. Mais où le problème est-il le plus grave ? Et quelle est vraiment l'ampleur du phénomène ?

Roger Lenglet : C’est endémique dans les deux cas. Pour la corruption des élus nationaux et européens, l’objectif des corrupteurs est toujours d’infléchir le travail législatif des parlementaires pour obtenir des lois favorables aux intérêts qu'ils représentent. Il peut s'agir de supprimer quelques mots dans un texte législatif en préparation, ou d’y ajouter des phrases, un alinéa, voire une pléiade d’articles ou de pousser un projet de loi... Pour y parvenir quand il ne s’agit que de modifications partielles, le relai se fait très souvent  par l'assistant parlementaire. Nous avons vu en direct un député rentrer dans un bureau, regarder son assistante avec laquelle nous étions en train de parler et lui dire "Ce n'est pas bien, c'est coquin ce que tu as fait tout à l'heure" en lui parlant d'un passage qu'elle avait glissé dans le texte.  Et ça a été la seule remontrance qu'elle a eue de la part du député. Cela montre bien la banalité de la chose. Voilà l'ambiance à l'Assemblée nationale, ou même au Sénat, et cela dépend bien sûr de la rigueur des élus, conscients pour la plupart que leurs assistants s’arrangent avec certains lobbys, étant eux-mêmes très « arrangeants » de leur côté quand ils y trouvent un intérêt financier ou politique. Au niveau local, les malversations concernent surtout l'attribution des marchés publics. Là aussi, la corruption est endémique. Nous avons assisté à des cas effarants. On a même vu un corrompu appeler le lobbyiste corrupteur pour lui demander d'être payé avant de peser dans la décision d'attribution.

Jean-Luc Touly : Au bas mot, la corruption sur les marchés publics coûte environ 40 milliards d'euros à la France. Les rapports spécialisés confirment nos investigations. Bien sûr, ce n'est pas le corrupteur qui sort l'argent, mais le contribuable, l’usager ou le client et les collectivités à travers les factures gonflées des entreprises réalisant les travaux ou assurant les services. Corrompus et corrupteurs se paient en puisant dans nos poches, cela on ne le dira jamais assez. Concernant la fraude, elle représente des montants similaires. Cumulées, la fraude et la corruption coûtent au minimum entre 80 et 100 milliards d'euros par an aux finances françaises, sans compter les coûts économiques indirects. Par exemple, les conséquences dévastatrices pour les petites et moyennes entreprises qui ne peuvent pas entrer en concurrence, faute de pouvoir offrir des pots-de-vin équivalents et la même logistique de détournements d’argent. Ces sommes faramineuses permettraient concrètement aussi de boucher le trou de la sécurité sociale, toutes branches confondues, et il nous en resterait pour combler une partie importante de la dette française. Pour prendre la mesure de l’ampleur du coût de la corruption et de la fraude, il faut prendre tout cela en compte.

Est-il vraiment possible de lutter contre ce phénomène ? Les Français ne se sont-ils pas résignés d'une certaine manière au "tous pourris" ?  

Roger Lenglet : Ils sont moins résignés qu’il n’y paraît. D’une part, il est bon de rappeler que le sentiment du "tous pourris" existe depuis toujours, et le FN n’a pas été le premier parti à le chevaucher. La médiatisation des affaires grâce à l’épanouissement de la presse, qui est essentielle en démocratie, a contribué à ce sentiment et sans cette médiatisation on ne pourra pas faire évoluer les choses et les pratiques. Résister à la corruption ne va pas de soi pour tout le monde, loin s’en faut. On s’arrange ainsi facilement de l’éthique, comme s’il s’agissait d’une simple démangeaison à oublier. Depuis trente ans que nous enquêtons sur la corruption, nous constatons une ambivalence chez presque tout le monde. Chez les décideurs, il est courant de se dire : "Si ce n’est pas moi, un autre le fera, alors autant que cela soit moi et mes proches qui en profitent." Cette démission morale très répandue rend d’autant plus indispensable le combat sur le plan législatif et culturel. Quand nous proposons des solutions précises, le public qui d’habitude se désespère les reçoit avec enthousiasme. Cela montre qu’il existe une vraie attente malgré l’apparence de résignation, et même une capacité à se mobiliser sur le problème. 

Jean-Luc Touly : Parmi les solutions que nous préconisons, l’une d’elle est de sanctionner plus sérieusement  les entreprises prises la main dans le sac. Mais également les élus qui délèguent nombre de services publics essentiels sans aucun contrôle tout en cumulant plusieurs fonctions et indemnités dans de nombreux syndicats intercommunaux (eau, assainissement, déchets, chauffage urbain, pompes funèbres...). Nous montrons dans le livre que les condamnations judiciaires sont plus fréquentes qu’on ne l’imagine mais les corrupteurs s’en tirent mieux.  Une mesure vraiment dissuasive contre ces derniers serait de leur interdire l’accès aux marchés publics pendant des années. On voudrait sensibiliser l’opinion publique et les parlementaires à ce positionnement qui permettrait de sortir d’un système pénal qui se réduit pour l’essentiel à sanctionner les corrompus. Nous avançons aussi d’autres solutions. Tout cela contribuerait au redressement économique de la France.

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