Guerre et paix
L'Europe, c’est la garantie de la paix et la fin de la guerre civile, euh... vraiment ?
Emmanuel Macron et son homologue allemand ont inauguré ce vendredi l'Historial du Hartmannswillerkopf (Haut-Rhin). Le président français en a profité pour rappeler que l'Union Européenne aurait garanti la paix sur le continent.
Philippe Fabry
Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.
Edouard Husson
Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli.
Atlantico : Lors de son discours tenu ce 10 novembre, Emmanuel Macron a pu faire référence à "la guerre civile européenne" tout en reprenant la thématique de "l'Europe c'est la paix". D'un point de vue historique, peut on réellement affirmer que le projet européen est à l'origine de la paix, ou cette paix a t elle été le résultat d'autres facteurs ?
Edouard Husson :En fait, c’est, de mon point de vue, exactement le contraire: la paix, l’esprit de paix sont à l’origine de la construction européenne. L’idée européiste existe déjà dans l’entre-deux-guerres; mais elle ne parvient pas à s’imposer, en particulier parce qu’une minorité d’Européens, les fascistes, s’emparent du pouvoir, en Italie et en Allemagne, et veulent renouveler l’expérience de la guerre totale. En 1945, au contraire, tous les Européens sont convaincus que l’esprit de paix doit l’emporter. Et l’idée d’une fédération européenne, d’une limitation des Etat-nations, refait surface. Elle est cette fois-ci portée par une grande vague de pacification. Mais elle n’est pas la seule manifestation de cet esprit de paix. Elle est portée par Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, essentiellement par des catholiques originaires de « Lotharingie », de ce couloir qui va du Benelux à l’Italie du Nord, et qui a toujours échappé à l’emprise des Etats-nations, d’une manière ou d’une autre.
Mais il faut noter que nous assistons à bien d’autres manifestations, traductions de l’esprit de paix. Le gaullisme réconciliateur (j’y mettrais non seulement le Général de Gaulle mais aussi ces deux autres grands amoureux des nations, de leur coexistence et de leur diversité, Jean-Paul II et Margaret Thatcher); l’idée de paix organisée du continent européen fondée sur un système de convergence social-démocrate (Brandt et Gorbatchev). De Gaulle, Brandt, Gorbatchev méritent autant, sinon plus, le titre de « pères de l’Europe « que Schuman et Monnet. La paix est fondamentale, première pour les générations nées entre 1870 et 1930, et qui ont connu l’horreur des deux guerres mondiales. Vous remarquerez que les générations nées après 1940 ne font pas passer la paix avant toute autre considération - elle leur paraît une chose normale. D’où les énormes ratés qui se produisent quand ces générations arrivent aux postes de responsabilités, à commencer par les guerres de Yougoslavie.
Philippe Fabry : Historiquement, ce que l'on peut dire d'abord c'est que la recherche de la paix est elle-même à l'origine du projet européen. En effet, si vous considérez le texte de l’article 5 du Traité de Washington créant l’OTAN : «Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles, survenant en Europe ou en Amérique du Nord, sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence, elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique-Nord », vous constatez qu’il ne s’agit que de reprendre un principe déjà présent dans le Traité de Londres de 1518 ratifié par la France, l’Espagne, l’Angleterre, le Saint Empire, l’Ecosse, le Danemark, le Portugal, la Hongrie… et qui fut la première tentative moderne de paix universelle en Europe, à l’époque où l’humanisme prenait son essor. Tentative qui échoua rapidement, quoiqu’elle soit restée un idéal humaniste durant les siècles suivants. Ce n’est pas un hasard si c’est au lendemain des deux conflits les plus meurtriers de toute l’histoire européenne que cette paix s’est enfin instaurée : ce désir de paix était devenu très fort.
Mais ce n’est pas tout : durant les siècles précédents, l’on avait plusieurs fois pensé que la paix universelle pourrait être obtenue sous l’égide d’un hégémon : l’espoir a pu exister sous l’Empire napoléonien, et même sous la domination nazie l’idée d’une Pax germanica pouvait séduire. Or, en 1945, après l’échec français et l’échec allemand, il ne restait plus de candidat à l’hégémonie continentale en Europe occidentale. L’alternative à la paix universelle par coopération s’éteignait donc, ne laissant réalisable que le projet contractuel, confédéral, celui des Etats-Unis d’Europe dont on rêvait déjà dans l’entre-deux guerre.
Donc ce qu’on peut dire, me semble-t-il, c’est que le projet européen est avant tout un projet de paix. En ce sens dire que « l’Europe, c’est la paix » est vrai. Pour autant, utiliser cette formule pour faire admettre comme condition nécessaire de cette paix toute décision centralisée prise dans le cadre de la construction européenne, est évidemment abusif : la paix prévaut en Europe occidentale depuis sept décennies, et il serait absurde de croire qu’elle a pour condition le respect de toutes les dispositions du traité de Maastricht ou celui de Lisbonne qui n’ont que 25 et 10 ans. Même en admettant un affaiblissement progressif de l’esprit de paix né du dégoût de la guerre, on peut penser qu’une autre forme d’esprit de paix s’y est substituée : un habitus des relations pacifiées, l’existence d’une réelle confiance entre les Etats, qui par définition se renforce d’année en année. D’ailleurs, on notera que l’hostilité à l’Europe des populistes européens est rarement une hostilité entre Européens, un chauvinisme, mais une hostilité dirigée contre les institutions européennes. Les haines nationales, pour l’essentiel, ont disparu.
Comment évaluer le rôle des Etats Unis, et de la "Pax Americana" dans ce processus ?
Edouard Husson : Les Etats-Unis n’ont pas connu la guerre sur leur territoire, à la différence du continent européen. Ils restent donc globalement plus enclins à faire la guerre que les Européens de la même période. En 1945, l’Union Soviétique est exsangue; l’Armée Rouge, à elle seule, a détruit la plus grosse partie de la Wehrmacht; Staline aspire à la paix et à la stabilité pour reconstruire son pays détruit, ravagé, vidé démographiquement par le nazisme - il faut se rappeler que Hitler et l’Allemagne nazie ont tué autant de Soviétiques, en quatre ans, que la Première Guerre mondiale, la révolution et la guerre civile, Lénine et Staline jusqu’en 1941. Les Américains sont largement responsables du déclenchement de la Guerrre Froide: la notion de sphère d’influence est étrangère à leur tradition et leur vision diplomatiques. Ils refusent à Staline la mise en place en Europe centrale d’une grande zone de neutralité, de démilitarisation, qui irait de la Scandinavie aux Balkans. Résultat, par une série de méfiances mutuelles et de surenchères, Américains et Soviétiques finissent par se partager, à l’image de l’Allemagne, cette zone centre-européenne, en mettant un « rideau de fer » au milieu.
Mais l’esprit de paix commence à mettre en cause cette frontière artificielle dès les débuts de la Guerre Froide. Une première tentative de conciliation est entreprise par les Soviétiques dans les deux à trois ans qui suivent la mort de Staline. Puis les Européens de l'Ouest et de l’Est amorcent, dans les années 1960, une deuxième grande vague de concertations pour la paix qui culminent dans les Accords d’Helsinki (1975). Régulièrement, les Américains, durant la Guerre Froide, ont fini par suivre les Européens de l’Ouest. C’est Kennedy, qui se fait apôtre de la détente après la crise des missiles; c’est Gerald Ford qui accepte de rentrer dans la logique du processus d’Helsinki; c’est Ronald Reagan finissant par écouter Margaret Thatcher qui lui conseille de négocier avec Gorbatchev.
Philippe Fabry : Certes, d’une certaine manière, l’on peut dire que c’est bien par la présence d’un hégémon que la paix s’est finalement faite en Europe, mais d’un hégémon extérieur : l’Amérique.
Cependant cette hypothèse ne résiste pas à l’examen lorsque l’on raisonne sur l’Europe depuis 1991 : le nombre de troupes américaines opérationnelles en Europe aujourd’hui n’est qu’une infime fraction de ce qu’il était il y a trente ans, et s’il y a un mouvement que l’on a observé sur le continent, c’est un désarmement général – à tel point que la capacité de réaction militaire de l’Europe face à une Russie pourtant huit fois moins riche et quatre fois moins peuplée est aujourd’hui douteuse. On peut donc penser que le rôle de la présence américaine a été celui d’une sorte de coffrage militaire, dans les premières années de l’après-guerre, qui a permis au béton de la paix européenne de prendre, mais que c’est bien l’évolution interne de l’Europe qui est garante de la paix depuis tout ce temps, et pas les canons américains.
Mais pas seulement interne, en réalité. Car la véritable rupture de 1945, c’est le soudain déclassement de l’Europe : jusque là, et spécifiquement durant tout le XIXe et le premier XXe siècle, l’Europe était la puissance dominante, et chacune des grandes nations européennes était à elle seule capable de contrôler seule un morceau du monde, et d’intimider seule n’importe quelle puissance extérieure à l’Europe. Après 1945, les grands pays européens perdent en deux décennies l’intégralité de leurs empires coloniaux, et se retrouvent coincés entre deux géants, les Etats-Unis et l’URSS, chacun aussi peuplé que l’Europe occidentale, chacun disposant en propre de ressources en matières premières inexistantes en Europe, chacun armé d’une puissance militaire formidable.
C’est ce soudain changement de l’échelle du monde, autour des nations européennes, qui est selon moi le second facteur, le facteur mécanique, de la paix en Europe : incapables de continuer à se comporter en puissances dominantes et indépendantes, les pays d’Europe ont été contraints de s’unir pour peser face à leurs grands voisins, puis, au lendemain de la chute de l’URSS, pour faire contrepoids à l’hyperpuissance américaine, et aujourd’hui négocier avec un géant comme la Chine.
Cette mécanique est exactement similaire à celle, que j’ai déjà évoqué dans ces colonnes, des cités grecques du IIIe siècle avant Jésus-Christ, qui se constituèrent en ligues, étolienne et achéenne, pour tenter de maintenir leur indépendance face aux nouveaux géants macédonien et romain, alors qu’au siècle précédent Athènes et Sparte étaient des puissances majeures en Méditerranée.
Les dirigeants européens ont-ils réellement su mettre à profit la paix du continent ?
Edouard Husson : Curieusement, alors que c’est l’esprit de paix qui a permis de faire tomber le bloc soviétique, les dirigeants européens tournent le dos, après 1990, à tout ce qui s’est fait jusque-là. Helmut Kohl rate plusieurs occasions: il ne se rend pas à Moscou pour un geste spectaculaire de réconciliation qui aurait été l’équivalent de la visite d’Adenauer à Reims ou de Willy Brandt tombant à genoux devant le mémorial de la résistance juive de Varsovie.
Ensuite, Kohl ne respecte pas le protocole des Accords d’Helsinki et il reconnaît la Croatie comme une nation indépendante avant que cette dernière ait pris l’engagement de respecter les minorités vivant sur son territoire. Vous remarquerez aussi que l’Europe de l’Ouest des années 1990, qui rétrécit son champ de vision, est aussi celle qui met en place une forme rigidifiée de la construction européenne, le traité instaurant l’Union Economique et Monétaire.
Malgré un bref sursaut (entente Chirac-Schröder-Poutine pour s’opposer à la guerre en Irak), l’Europe de l’Ouest n’a pas dissous l’OTAN, que la fin de la Guerre Froide rendait obsolète; elle n’a pas su s’opposer aux guerres américaines du Proche et du Moyen-Orient. Si l’on part de l’idée que c’est l’esprit de paix qui a construit l’Europe et non le contraire, la question est de savoir pourquoi cet esprit de paix s’est progressivement défait: montée en puissance des générations qui n’ont plus connu la Guerre froide; fort indivdualisme à partir de la fin des années 1960; et bien entendu inversion des moyens et de la fin - la construction européenne devient une fin en soi au lieu d’être l’un des moyens choisi par le continent pour construire la paix.
Philippe Fabry : La paix a des fruits naturels qui ne demandent pas de gros efforts, simplement qu’on ne leur crée pas d’entrave : il s’agit du développement des échanges commerciaux, de l’accroissement de la production, bref de la prospérité.
Mettre à profit la paix, à mon sens, c’est avant tout s’assurer qu’elle ne sera pas rompue, notamment en évitant des évolutions pouvant à terme conduire à des tensions, et en préparant la défense pour le cas où surviendrait une agression extérieure. Dans les deux cas, il me semble que la réponse est non : l’Europe n’est guère préparée à faire face seule à des menaces externes, au point que le réveil des ambitions russes sur sa frontière orientale l’ont poussée à faire immédiatement appel à un déploiement de nouvelles forces américaines, parce que non seulement il n’y a pas d’armée européenne, mais les différentes armées européennes sont pour la plupart dans un état opérationnel assez lamentable au regard d’un risque de confrontation avec un Etat de la taille de la Russie.
La situation est, peut-être, encore plus grave au plan interne : l’Europe occidentale a importé, depuis cinquante ans, des masses énormes de populations extraeuropéennes, en un phénomène d’une ampleur migratoire sans précédent depuis des millénaires. Je dis bien : sans précédent depuis des millénaires. Même les Grandes Migrations de la fin de l’Empire romain n’ont pas vu pénétrer en Gaule des populations extérieures dans une telle proportion au regard de la population intérieure. La dernière fois qu’une telle proportion de population d’origine étrangère – c’est-à-dire arrivée depuis moins de cinquante ans - a vécu en France, c’était vraisemblablement lors de l’arrivée des Celtes, il y a trois mille ans, dont le nombre, de deux à trois cent mille individus, représentait 10% de la population autochtone. Il en va semblablement de tous les grands pays européens, spécifiquement l’Allemagne et le Royaume-Uni. Contrairement au discours lénifiant et politiquement correct, si l’Histoire donne effectivement à voir des migrations continuelles, l’ampleur de ce qui affecte l’Europe depuis cinquante ans est inédite, notamment parce qu’elle est le fruit de la conjonction de circonstances exceptionnelles : l’énorme croissance économique européenne du second XXe siècle qui a généré un grand besoin de main d’œuvre, les liens des grands pays européens avec des pays extraeuropéens, souvent hérités de l’époque coloniale, qui ont facilité l'immigration, et enfin, dans une moindre mesure, l’idéologie cosmopolite prônant le multiculturalisme et empêchant de voir les inévitables frictions que provoquent nécessairement, à terme le mélange de populations de cultures, de religions et de développement social différents. L’élan donné à la vague populiste par la décision d’Angela Merkel d’accueillir massivement des migrants est un signal très important de ce point de vue : il est fort probable que nous soyons sur le point d’atteindre un seuil de tolérance dont le dépassement pourrait entrainer des conséquences politiques et sécuritaires dramatiques.
L’insouciance née de la « longue paix » pourrait donc déboucher sur un réveil difficile.
En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.
Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !