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Amazon peut-il réussir à grandir à l’infini ? Les précédents historiques existent et voilà ce qu’ils suggèrent comme réponse...
©Reuters

Prétentieux !

Selon la firme Pitchbook, Amazon serait en concurrence avec 129 compagnies majeures, dans un large éventail de secteurs économiques.

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Atlantico : Selon la firme Pitchbook, Amazon serait en concurrence avec 129 compagnies mageures, dans un large éventail de secteurs économiques. Invariablement, l'entrée d'Amazon dans un secteur conduit à une guerre des prix qui découlerait du fait qu'Amazon cherche avant tout à s'emparer d'un marché avant de penser à toute rentabilité. Un tel modèle est-il viable ? N'est-ce pas dangereux à terme ? 

Frédéric Marty : Le modèle de développement de certains acteurs de l’économie numérique s’inscrit dans une logique qui n’est pas celle de la consolidation d’une seule et unique position dominante et d’une hausse des prix. Il ne s’agit surtout pas d’un modèle de monopoliste soucieux de bénéficier d’une vie paisible et accroissant ses prix au détriment de ses consommateurs. En d’autres termes, un abus d’exploitation d’une position dominante serait pour le moins difficile à caractériser. Cette situation est liée à la précarité dans laquelle évoluent les plateformes d’intermédiation électroniques. Une place de marché peut sur le principe être évincée par une autre bien plus aisément qu’un acteur de l’économie conventionnelle pourrait voir ses positions contestées par un nouvel entrant. 

La seule stratégie viable est donc de croître sans cesse pour devenir plus que jamais un point d’entrée privilégié pour les consommateurs et renforcer par la même son attractivité auprès des vendeurs. En effet, il s’agit de penser le cœur de métier d’Amazon comme une plateforme biface, concept forgé par Jean-Charles Rochet et Jean Tirole dès 2004. Elle a deux clients, les consommateurs d’un côté et les offreurs de produits de l’autre. Les uns bénéficient de la présence des autres. Le modèle économique de la plateforme repose sur les « externalités » qui se créent par cette présence simultanée. Que les uns ou les autres commencent à se détourner de la plateforme et le cercle vertueux de croissance pourrait s’inverser. Dans la mesure où il existe des concurrents majeurs sur ce marché, notamment chinois, il est essentiel pour Amazon de consolider sa position.
Cette consolidation ne peut être qu’offensive et non défensive. Elle passe à la fois par une forte intégration verticale et par une diversification tout azimut. 
La logique de l’intégration verticale tient d’abord à l’accroissement de son attractivité vis-à-vis des deux types d’intervenants sur la place de marché, à savoir les industriels et les consommateurs. Optimiser la chaîne logistique et réduire les délais de livraison participent de la même logique. Il s’agit de devenir incontournable et ce quel qu’en soit le coût financier. 
La logique de la diversification participe d’un mouvement distinct mais complémentaire. L’ensemble des acteurs majeurs de l’économie numérique (les GAFAM) sont engagés dans une course à la diversification jusqu’ici inédite. Les phénomènes de convergence et la menace permanente d’entrées de nouveaux concurrents font que ces acteurs évoluent dans une logique de concurrence élargie. Ces opérateurs, malgré leurs hégémonies respectives sur leurs marchés d’origine, font face à une concurrence potentielle sur ces derniers, se livrent à une concurrence fratricide sur les marchés futurs et essaient de devancer les possibles innovations de rupture qui pourraient rebattre les cartes du jeu concurrentiel. 
Le reversement constant de gains de productivité vers les consommateurs (sous la forme de nouveaux services), les investissements en recherche-développement et les stratégies de diversifications s’expliquent dans cette perspective. Ils pèsent à ce titre très significativement sur la capacité des opérateurs à dégager des profits et à verser des dividendes à leurs actionnaires. Le cas des diversifications est caractéristique de ces contraintes. Une entrée dans un domaine ne peut être efficace que si elle permet d’acquérir rapidement une position de force sur le marché en question. Il est impossible à ce titre de jouer le jeu des opérateurs en place. La plateforme doit adopter la stratégie d’un maverick c’est-à-dire se distinguer en cassant les codes du marché, notamment en termes de prix ou en introduisant des innovations majeures (innovations dont il est impossible de répercuter les coûts dans les prix en phase de conquête de parts de marché). Ce faisant, les entrées sont particulièrement coûteuses pour la firme concernée, ses actionnaires… et bien entendu ses concurrentes.
Il s’agit d’acquérir une taille critique fusse au prix de fortes pertes que l’on espère transitoires. Uber ou dans un autre domaine Tesla illustrent ce phénomène. A court terme, les consommateurs gagnent à ce type de concurrence. Pour autant les risques ne sauraient totalement être négligés.  Pour l’actionnaire se pose la question de la capacité des opérateurs à effectivement créer de la valeur sur le long terme. Pour le consommateur – et les autorités de concurrence – le risque est que les positions dominantes dans un domaine soient progressivement transférées vers d’autres et que la concentration du pouvoir économique ne s’aggrave dans maints secteurs d’activité. Si certains marchés ne sont plus réellement contestables (au sens économique du terme), c’est-à-dire si aucun concurrent effectif ou potentiel ne peut exercer une menace d’entrée crédible à court terme, l’entreprise pourra progressivement accroître ses prix – et donc ses marges – et ne sera plus guère incitée à innover et à redistribuer ses gains de productivité aux consommateurs. 
La concentration irréversible du pouvoir économique peut être l’une des conséquences naturelles du processus de concurrence. Le rôle des règles de concurrence est de veiller à ce qu’une telle évolution ne se produise pas. Il s’agit de préserver la liberté d’accès au marché et la diversité des choix ouverts aux consommateurs. Un opérateur ne peut acquérir une position dominante que dans le cadre d’une concurrence libre et non faussée sur la base de ses mérites et doit de plus assumer une responsabilité particulière vis-à-vis de la préservation du processus de concurrence. Ce sont les principes de l’ordre concurrentiel portés par le Traité de Rome. Ils constituent encore soixante ans plus tard le meilleur garde-fou à notre disposition pour garantir que les gains de la concurrence ne seront pas que des gains de court terme. 

Amazon concentre 23% du marché en ligne aux Etats Unis, qui représente lui-même 8% du secteur de la vente au détail du pays, pourrait-on tout de même considérer qu'Amazon serait en situation de monopole ? Son emprise sur le marché peut-elle conduite à une emprise forte sur les prix ? 

Les outils à disposition des autorités de concurrence (Autorité de la concurrence au niveau français et la Commission au niveau de l’Union européenne) visent comme nous l’avons noté à sanctionner l’abus de position dominante. 
Ce dernier peut d’abord passer par des prix excessifs au détriment des consommateurs ou par des conditions contractuelles déséquilibrées au détriment des offreurs sur la plateforme. On parle alors d’abus d’exploitation. Pour les consommateurs, les phénomènes de prix abusifs sont pour l’heure difficiles à envisager du fait de l’intensité concurrentielle qui prévaut sur les marchés en question. Pour autant, une plateforme qui pourrait influencer les choix des consommateurs en les orientant vers certaines offres ou certains produits pourrait poser des problèmes de concurrence significatifs. Le risque est que le consommateur soit enfermé dans un silo que sa capacité à disposer d’un large éventail de choix (et par là de prix attractifs) soit progressivement réduite. Auquel cas, les gains liés au recours à ces précieux intermédiaires pour reprendre le titre de l’ouvrage écrit par David Evans et Richard Schmalensee et récemment traduit en français, pourraient s’estomper si ce n’est s’inverser…
Le deuxième type d’abus de position dominante pourrait être plus problématique. Il peut se traduire par des stratégies d’éviction au détriment d’autres opérateurs économiques. Il s’agit d’étendre comme nous l’avons vu supra, une position dominante d’un marché à un autre sur une autre base que celle des mérites…. Cela est notamment possible en jouant de l’effet de levier de la dominance sur le marché d’origine de l’opérateur. Celle-ci peut permettre des économies d’envergure ou autoriser des subventions croisées auxquelles un opérateur actif sur un seul marché ne peut répondre même s’il est aussi efficace que le nouvel entrant sur le marché en question. Le problème de l’effet de levier est que la dominance peut s’étendre le long d’une chaîne de valeur ou vers des marchés connexes. Ce processus peut avoir pour effet de consolider inexorablement les positions de l’acteur en question sur l’ensemble des marchés sur lesquels il est présent… or ceux-ci sont souvent très nombreux.
Il est difficile aux autorités de concurrence de prévenir de tels risques. Rappelons tout d’abord que ce n’est pas la position dominante (ni son acquisition) qui est sanctionnée en elle-même. N’est sanctionnée que la pratique abusive. Il s’agit de démontrer que la position de marché est acquise par l’intermédiaire d’une stratégie contrevenant aux règles de concurrence et qu’elle induit un préjudice pour le consommateur. En effet, le droit de la concurrence ne protège pas les concurrents eux-mêmes. Il est donc particulièrement difficile de caractériser comme anticoncurrentielles certaines pratiques consistant à offrir des services gratuits (au moins en première approximation) aux consommateurs : c’est en effet le modèle même d’une plateforme biface qui se doit d’attirer le plus d’utilisateurs possibles pour être attractif auprès des vendeurs (qui sont également ses clients). De la même façon, comment juger sans risque d’erreur la nature pratiques conduisant à offrir de nouveaux services aux consommateurs mais qui peuvent dans le même temps à réduire les parts de marché de concurrents ?
Au-delà de l’évaluation des pratiques elles-mêmes, l’activation des règles de concurrence se heurte à un double phénomène. Les parts de marché des opérateurs sont difficiles à définir dans une logique de convergence. Le droit de la concurrence a pour base la définition de marchés pertinents (des marchés pour lesquels les biens et services offerts sont jugés comme substituables par les consommateurs). Un pouvoir de marché sur ces derniers se caractérise par la capacité d’élever significativement (et de façon non transitoire) les prix sans avoir à prendre en compte la réaction des consommateurs et des concurrents. Ici encore, nous sommes loin de telles hausses de prix. Un second phénomène est d’ailleurs à considérer : à maturité les parts de marché sont très élevées dans ces secteurs. Ils répondent en effet à une logique de winner takes all. Tous les acteurs ont en effet intérêt à opter pour la plateforme la plus attractive.
Ainsi le raisonnement en termes de parts de marché peut conduire à minimiser les risques ex ante ou au contraire à les exagérer ex post en oubliant que la dominance pourrait – éventuellement – n’être que transitoire suivant l’adage selon lequel la concurrence ne serait qu’à un clic. 
Cette limite des parts de marché comme indicateur des risques concurrentiels est particulièrement importante dès lors que l’on passe de la répression des pratiques anticoncurrentielle au contrôle des concentrations. La croissance externe est en effet un des vecteurs privilégiés de la diversification des groupes comme Amazon. Cependant, les firmes rachetées par les GAFAM ont souvent un très faible chiffre d’affaires ou opèrent sur des secteurs qui ne correspondent pas au marché pertinent sur lequel l’acquéreur est actif. Le risque est à nouveau double. Soit, les opérations sont automatiquement autorisées – au risque de verrouillages concurrentiels futurs. Soit elles sont trop strictement envisagées et nous pourrions connaître les mêmes errements que les Etats-Unis dans les années soixante où une concentration qui risquait de porter la part de marché de l’acquéreur à 7% du commerce de détail des chaussures avait été refusée du fait des risques concurrentiels !
 Il n’en demeure pas moins que face à ces difficultés de mise en œuvre des règles de concurrence, certaines propositions vont dans le sens d’un contrôle de la puissance économique en elle-même au travers d’une logique de régulation. Il s’agit aux Etats-Unis du New Brandeis Movement (du nom d’un ancien juge de la Cour Suprême dans l’entre-deux-guerres). Ses animateurs considèrent que la puissance de marché de certains opérateurs pose un problème en elle-même, bien au-delà de la mesure d’un éventuel dommage au bien-être du consommateur qui constitue l’alpha et l’omega de la politique Antitrust américaine. La puissance de marché de certains GAFAM et notamment Amazon est particulièrement visée. Sa diversification et son intégration verticale en ferait une facilité essentielle. Elle détiendrait les clés de l’accès au marché pour de nombreux acteurs économiques et devrait à ce titre faire l’objet d’une régulation spécifique. C’est notamment la thèse défendue par Lina Kahn dans un article remarqué publié en janvier dernier dans The Yale Law Journal : Amazon’s Antitrust Paradox. A son sens, la renonciation des actionnaires aux dividendes est rationnelle dans la mesure où le modèle de développement de ces plateformes suppose de sacrifier les profits à la croissance. C’est par l’intégration d’activités distinctes, par l’accumulation et l’exploitation de données sur les utilisateurs de sa plateforme et en devenant une infrastructure cruciale pour les offreurs pour accéder au marché et un canal privilégié de la consommation de ses utilisateurs que le modèle économique prend tout son sens.

Une telle approche tentaculaire a-t-elle des précédents ? Quelle a pu être l'issue de telles situations ?

Par son ampleur le phénomène est absolument inédit. 
Il serait certes possible de se livrer à une concordance des temps pour montrer que les stratégies d’intégration verticales avaient été poussées très loin lors de la seconde révolution industrielle et que les stratégies conglomérales avaient été utilisées dans l’après-guerre aux Etats-Unis par des grands groupes soucieux de diversifier leurs risques et d’échapper aux fourches caudines de l’Antitrust. Renault avait incarné ce premier modèle dans l’entre-deux-guerres comme l’a notamment montré Patrick Fridenson. La firme de Boulogne-Billancourt fabriquait par exemple son propre acier. La seconde stratégie, celle de la diversification conglomérale, a été mise en évidence aux Etats-Unis dans les années soixante par Alfred Chandler. 
Cependant, ces logiques disparurent dans l’intervalle, notamment sous l’impact de la montée en puissance des actionnaires. En effet, les marchés financiers préfèrent ce que l’on appelle les pure players c’est-à-dire les entreprises qui opèrent exclusivement dans leur cœur de métier. Les risques sont alors plus aisés à mesurer et il est espéré que la rentabilité sera plus élevée que pour une firme qui réunit en son sein de nombreuses activités. Leur diversification limite peut-être la volatilité des résultats mais réduit les perspectives de dividendes en haut de cycle.
Il y a donc également ici un paradoxe pour reprendre le titre de Lina Kahn : la financiarisation de l’économie ne fait pas obstacle au développement de ces entreprises. Les actionnaires ont confiance dans le modèle de développement de ces opérateurs. Soit les marchés ont intégré que ces opérateurs ne peuvent que difficilement verser des dividendes à court et moyen terme et s’inscrivent dans une perspective de long terme, soit une correction des cours est à terme possible. Pour autant, elle ne pourrait affecter de la même façon les différentes plateformes. Celles qui seront devenues des infrastructures essentielles dans l’intervalle seront sans doute épargnées. Ce qui explique sans doute la course aux parts de marché et aux innovations de rupture que se livrent les différents acteurs.

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