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Retour de la croissance en France, oui… mais laquelle ?
©Reuters

Nuances

La (faible) croissance de la zone euro depuis 3 ans correspond-elle à de la création de valeur plutôt qu’à un simple rebond du fond du court ? Si c'est le cas, reste à voir d'où provient cette valeur.

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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On ne peut croître que de 5 façons dans la vie économique (si vous trouvez une 6e voie, je vous félicite). Ces cinq voies ne se valent pas : quand certaines sont saines, durables, d’autres peuvent constituer à la fois une bonne voie microéconomique de court terme et un désastre collectif pour l’avenir. A quelle catégorie appartient la (faible) croissance de la zone euro depuis 3 ans, si on reconnait (avec beaucoup de mansuétude !!) qu’elle correspond à une de ces formes de la création de valeur plutôt qu’à un simple rebond du fond du court, une simple re-création de valeur (après les deux chocs archi-violents et rapprochés de 2008 et de 2011, la crise globale et la crise dite des dettes quand Trichet a obtenu le scalp de Berlusconi).

Explorons d’abord ces 5 voies.

1/ La prédation : on vole les autres, soit ostensiblement (les Vandales, les Wisigoths, mais on ne peut décemment pas appeler cela de la création de valeur !), soit dans le cadre d’une sorte de « course au trésor » (la croissance colonialiste ou mercantiliste, pour les poètes), soit en exploitant une rente qui s’apparente à une taxation du reste du monde (le Venezuela, l’Arabie saoudite et une bonne partie du monde des matières premières), ou à une à taxation des clients et des contribuables locaux (les oligopoles, qui vivent tranquillement, et nos Etats modernes, qui prétendent créer du capital alors qu’il ne font au mieux que le distribuer avec de belles pertes en ligne au passage).

Mais cette voie de prédation n’est pas très disponible de nos jours dans ce beau pays très moral qu’est la France du boyscout Macron. Le colonialisme est passé de mode, même chez les républicains laïcards de gauche. Nous n’avons pas beaucoup de matières premières, et nous allons bientôt empêcher l’extraction du peu qu’il nous reste (en espérant que les autres feront de même…). La taxation a déjà été pratiquée à grande échelle, elle continuera (consentement inouï à l’impôt, oligopoles nombreux et d’autant mieux installés qu’ils chantent les bienfaits de la concurrence sur les ondes), certes, mais plus grand monde ne voit dans ces rançons une source pérenne de création de valeur, surtout avec l’efficacité douteuse de nos dépenses publiques, et la part sans cesse décroissante des investissements. Une forme de néo-mercantilisme est encore massivement pratiquée par un pays comme l’Allemagne, mais chut, il ne faut pas le dire, et puis ce n’est pas trop pour nous (à moins de garder le contrôle de la monnaie, de fortifier les PME familiales, de détruire les restrictions foncières en échange de salaires sages, d’investir vraiment dans l’apprentissage, d’embaucher à 700 euros et de faire bosser des Polonais : si j’ai bien compris, tout ce que ne veut pas accepter l’establishment parisien, qui s’évertue par conséquent à copier un modèle germanique depuis 30 ans tout en refusant ses principaux moteurs) (passons).  

Dans ce cadre, de toute façon, le point commun, c’est que les richesses sont accaparées et non crées, c’est donc improprement que l’on parle ici de croissance, a fortiori de croissance soutenable (tout le monde ne peut pas générer des excédents comme les Allemands, ou alors il faudrait plusieurs planètes) ;passons donc aux 4 voies suivantes, qui sont les seules véritables.

2/ La spécialisation productive (croissance « Smithienne ») : vous développez des avantages absolus, vous vous concentrez, c’est la fameuse usine d’épingles, c’estquelque chose qui est né avec les premières civilisations et qui se développe à fond à partir de la révolution industrielle.

3/ L’élargissement des marchés, les économies d’échelle (croissance Ricardienne :le marché unique, la mondialisation) : vous visez des avantages comparatifs sur ce que l’on nomme de nos jours des chaines de valeur globales, où les tâches sont réparties d’une façon décentralisée, réticulaire.

Ces voies n°2 et n°3 vont mano en la mano. Elles sont larges, bien documentées, indiscutables dans la mesure où elles servent les clients. Elles sont, hélas, largement derrière nous ; il n’y plus grand-chose à attendre sur ces terrains smithiens et ricardiens à court et moyen terme (à moins de découvrir une 2e Chine… de faire tomber un autre Mur…), même si bien entendu on peut toujours faire mieux, optimiser çà et là, mieux se positionner vers les segments lucratifs des chaines de valeur globales (mais c’est plus facile à dire qu’à faire), colmater les brèches de la monnaie unique (si c’est possible, et si les allemands l’autorise un jour), redonner vie aux accords de libre-échange accusés de tous les maux par la propagande Trumpiste, etc. La spécialisation croissante est entravée par une démographie moins dynamique, et par la désindustrialisation(ceci dit, quand il m’arrive d’ouvrir ma télévision et que je vois tous ces non-économistes qui passent leur temps à parler de l’économie, je me dis que la spécialisation a tout de même encore un peu d’avenir…).  Il faut bien voir que les avantages comparatifs ne changent pas du jour au lendemain (encore aujourd’hui la Suisse produit des montres et du chocolat), et qu’il y a toujours des surprises quand on cherche à transformer le design des marchés. On le voit bien dans l’Union européenne où les multiples initiatives de la Commission depuis 20 ans (l’agenda de Lisbonne, etc.) se heurtent au mur cruel de la réalité, à la lenteur des réformes institutionnelles, à la loi des conséquences inintentionnelles, et parfois à l’électeur médian.

4/ Innover (croissance Schumpetérienne ; la Silicon Valley). L’innovation, c’est l’idée qui s’incarne dans le système productif. Ce n’est pas comme l’invention (Archimède), qui se diffuse peu et ne peut donc pas influer sur les variables macroéconomiques, sur les gains de productivité en particulier. L’innovation peut être technique (le canon) ou organisationnelle (la phalange macédonienne), radicale ou incrémentale, peu importe : elle est toujours portée par des entrepreneurs, jamais par des bureaucrates. C’est la sortie par le haut, le progrès technique, en lien avec les deux points précédents bien sûr, mais avec la petite touche inspirante en plus.

Cette voie est, de nos jours, très célébrée (la « disruption ») : même à l’extrême gauche, la figure de l’entrepreneur qui fait souffler le vent du changement et de la « destruction créatrice » (pour parler comme Schumpeter et comme Trotski) fait l’objet d’une adoration qui confine à l’idolâtrie ; on voit même des inspecteurs des finances qui ne jurent plus que par les start-up. Mais derrière le totem, les faits sont têtus ; et n’est pas Elon Musk qui veut. Les gains de productivité ralentissent en Occident depuis des années, et en particulier en zone euro depuis 2008, où ils sont nuls.Vous me direz que ces gains sont peut-être mal mesurés, sous-estimés, mais si c’était le cas nous le verrions sur une large gamme d’autres statistiques (d’inflation, de profits, de salaires, etc.), et ce n’est pas le cas. Richard Gordon a raison : on innovait plus à l’époque où on en parlait moins. Peter Thiel a raison : on nous avait promis des voitures volantes, on récolte 140 caractères. La « stagnation séculaire » est certes un thème douteux, la japonisation est lancée mais je me tue à dire dans ces colonnes qu’elle n’est pas inéluctable avec un banquier central qui respecterait son mandat, mais les données d’expérience sont ce qu’elles sont. Et l’avenir étant assurément au vieillissement des sociétés (l’âge médian en zone euro a encore augmenté de presque 3 ans entre 2007 et 2016…), et probablement à la poursuite d’une bureaucratisation fort peu wébérienne (réglementations vertes et de toutes les couleurs, tyrannie des diplômes, juridisme borné…), je ne miserai pas trop sur cette fameuse croissance schumpetérienne, dont il faut rappeler au passage qu’elle ne se fait ni sans coûts, ni sans risques, ni surtout sans entrepreneurs (une classe sociale qui disparait partout en Occident, et c’est bien pour cela qu’elle est tant célébrée : elle ne fait plus peur à personne). Elle ne se fera pas non plus avec les taux d’actualisation hyperboliques que l’on rencontre encore aujourd’hui dans la vie concrète des entreprises (en dépit de la chute continue des taux d’intérêt) : car il faut élargir l’horizon temporel si on veut investir dans cette voie, ne pas trop dévaluer l’avenir. Amazon n’a pas réalisé un dollar de profits dans ses quinze premières années, et si Jeff Bezos avait eu en tête un taux d’actualisation à 12%/an, il serait resté un libraire gagne-petit de la banlieue de Seattle.

En un mot, l’innovation est un sport de jeunes et d’ambitieux, servis par une banque centrale authentiquement accommodante qui fait une assez bonne pédagogie sur ses taux dans le futur ; disons qu’on n’en prend pas le chemin, même si ça et là quelques héros schumpétériens continuent d’apparaitre pour entretenir la flamme (surtout en Asie et aux USA) (jusqu’à ce qu’ils se transforment en oligopoleurs ou en accumulateurs de montagnes de cash à 0%).

5/ Enfin, vous réduisez la voilure, les coûts (la « croissance malthusienne », si on me pardonne cette expression paradoxale). Ici c’est en comprimant votre base que vous faites surgir de la valeur, des profits. Cela peut être une saine chasse aux gaspillages, aux trous dans la coque ; c’est alors un peu l’application du dicton « qui paye ses dettes s’enrichie ». Cela peut être aussi le dépeçage d’un conglomérat, le recentrage sur le « core business ». Ou, dans une optique de plus court terme (que la Bourse en réalité apprécie très peu), la limitation des efforts de recherche, le report des investissements. Un peu de tout ça en même temps, parfois.

C’est quelque chose qui n’est pas glamour, qui ne fait trop l’objet de conférences Ted-X, qui peut même s’avérer assez sale, mais qui rapporte à l’échelle d’une firme ou d’un secteur : une croissance comptable tirée par les réductions de coûts, par le deleveraging, par les rachats d’actions, en un mot une forme de japonisation microéconomique. Le cost killer plutôt que l’entrepreneur. L’attention portée au dénominateur. Et tant pis pour la société dans son ensemble, et après moi le déluge. On voit cette tendance à l’œuvre et avec un certain succès par exemple dans l’industrie du tabac, que ce soit sur les marchés européens ou américains (les deux graphiques ci-dessous) : voilà une industrie qui n’a pas le droit à la publicité, qui récolte des centaines de milliards de dollars d’amendes et de taxes depuis 30 ans, et où surtout les consommateurs se font de plus en plus rares : et pourtant, la création de valeur est là, au moins pour les actionnaires, puisque ce secteur est LE champion du RoE, le Stakhanov des performances, le métronome de l’EBITDA. Les géants du tabac n’ont pas recruté des dizaines de milliers de bac+5, loin de là. Ils n’ont pas pris plus de risque ou plus de dettes, loin de là. Ils ont simplement appliqué les vieilles recettes : segmentation (des clients et des produits), fusions (il n’y a plus que 4 gros acteurs à l’échelle globale), et surtout la chasse aux coûts, constante et impitoyable. Une grande réussite microéconomique, mais pas exportable à la macroéconomie(à moins de déprimer fortement).

Ci-dessous, la perf’ boursière des secteurs de la bourse américaine depuis 20 ans, dividendes réinvestis : les biotechs sont glamour et défraient la chronique mais elles ne font pas mieux (et sont plus volatiles) que les boites du tabac ; l’actionnaire en Virginie sait se faire respecter (plus divisé face aux managers et aux salariés, il a plus de mal à se faire entendre dans les banques par exemple) :

Même message sur données européennes, avec un écart encore plus grand (notezles conclusions ne changeraient pas beaucoup avec le choix d’une autre base 100, quinze ans plus tôt ou cinq ans plus tard, ça donne la même chose, les mêmes causes produisent les mêmes effets) : la dispersion des actionnaires et la dérive subséquente des coûts réduisent les performances des valeurs bancaires, qui ont pourtant accès à une prérogative régalienne (la création monétaire) et à un accès privilégié à la liquidité BCE, qui leur assurent des revenus significatifs (sans parler du toobig to fail et du QE qui assurent des protections moins disponibles pour les cigarettiers) :

Pensez-y. Alors qu’en Chine la bourse est utilisée pour lever des fonds, depuis 20 ans en Occident il y a moins d’augmentations de capital ou de nouvelles introductions que de rachat d’actions. Pensez-y. La robotisation dont on nous parle tant relève-t-elle vraiment d’une logique schumpetérienne, n’est-elle pas destinée plutôt à réduire les coûts (les coûts salariaux forment 70% des coûts en Occident) ? Pensez-y. Il y a le même nombre de travailleurs dans laSiliconValley aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Et on nous parle du regain de la croissance en Espagne depuis 3 ans avec un taux de chômage à 20%, ou du « plein emploi » aux USA avec une chute de la participation au marché du travail depuis 10 ans, ou d’un « retour de l’inflation » à +1,5% sur 12 mois, etc. Malthus, sortez de ce corps (de ce corps social) !!

Comme tous les économistes, je n’aime pas Malthus, mais il faut bien reconnaitre qu’il a, dans le monde à faible activité et à forte actualisation que nous ont fabriqué nos banquiers centraux, bien plus d’influence véritable que les autres (au-delà des révérences polies à Smith, Ricardo et Schumpeter), et particulièrement en zone euro par les temps qui courent. En attendant d’être rattrapés par toutes ces choses, profitons du « rebond » européen, comme Saint-Martin en 2018 et 2019, profitons d’une croissance de vitrier après un tsunami qui a cassé toutes les vitres, profitons de Draghi après Trichet et avant Weidmann (ou un de ses potes), réjouissons-nous et oublions les avertissements de Frédéric Bastiat sur la logique de vitre cassée, célébrons la « reprise » et ne raisonnons pas sur la création de valeur, continuons à nous financer à des taux suisses et à actualiser à des taux Pakistanais (et en fait je suis sévère avec les Pakistanais, puisque leur taux 10 ans se situe à 8%, là où le moindre trésorier d’entreprise place son coût du capital à 10% environ après impôt, même dans un secteur pépère). Notre Président a dit qu’il n’aimait pas les sceptiques, les ronchons, les critiques. Po-si-ti-vons !!

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