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Al Jazeera n'est pas la chaîne 
que croient les Occidentaux
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Télévision arabe

Al Jazeera a décidé de ne pas diffuser la vidéo reçue des crimes de Mohamed Merah, mais le simple fait que ce soit elle qui ait reçu ce document illustre en quoi elle diffère de ses homologues occidentales.

Mathieu  Guidère

Mathieu Guidère

Mathieu Guidère est islamologue et spécialiste de veille stratégique. Il est  Professeur des Universités et Directeur de Recherches

Grand connaisseur du monde arabe et du terrorisme, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le Choc des révolutions arabes (Autrement, 2011) et de Les Nouveaux Terroristes (Ed Autrement, sept 2010).

 

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Atlantico : Al Jazeera a réussi à s’imposer comme la chaîne de télévision immanquable dans le monde arabe. Comment est-elle parvenue à offrir à son public un regard sur l’actualité, sur le monde et sur l’histoire différent de celui offert par les grandes chaînes des pays occidentaux ?

Mathieu Guidère : Lorsqu’Al Jazeera est apparue, en 1996, elle a apporté une liberté d’expression inconnue et inouïe pour les peuples du monde arabe. Il y a également une liberté de ton qui reste parfaitement unique. Le plus grand changement offert par cette chaîne, c’est qu’au lieu d’être le porte-parole des gouvernements, comme l’étaient à ce moment-là les médias de la région, elle est devenue celui de la rue arabe.

Jusque-là, les médias étaient un outil de gouvernance au service du pouvoir. Les télévisions évitaient d’évoquer les activités des dirigeants et se contentaient d’être la voix de l’autorité, pas celle du peuple. Du jour au lendemain, il y a eu un porte-parole de l’opinion publique arabe.

Lorsque ce changement a eu lieu, il a entraîné un changement dans les thématiques traitées par les journalistes : on ne parle pas des mêmes choses lorsque l’on donne la parole au pouvoir ou lorsqu’on la donne au peuple. Cela a entraîné un changement de méthode : le travail repose sur de l’investigation, plus sur la réception et la retranscription d’informations apportées par les gouvernants.

Il y a aussi un changement de dimension. La plupart des médias arabes étaient des médias nationaux voire régionaux. Al Jazeera s’est immédiatement positionnée comme une chaîne panarabe. Elle est transnationale mais surtout consacrée à des sujets couvrant des problématiques plus larges que celles concernant les pays du Golfe. Tout cela implique des implantations dans tous les pays, des interlocuteurs de toute la région et des sujets transversaux.

Al Jazeera s’applique à aborder des sujets qui intéressent tous les Arabes et qui étaient négligés jusque-là. L’ouverture d’une usine ici ou là, au Qatar ou en Arabie Saoudite, n’intéresse pas le public. A l’opposé, la question palestinienne est une préoccupation globale des habitants de la région. Même chose pour le terrorisme ou les relations avec l’Occident.

Les pays occidentaux ont eu beaucoup de mal à comprendre qu’Al Jazeera diffuse images et opinions des différents groupes terroristes...

Il y a eu une évolution au fil du temps. Entre 1996 et 2001, Al Jazeera, était considérée comme le seul média arabe libre et ouvert. Cela lui a valu beaucoup d’éloges et lui a permis d’attirer des équipes de journalistes en provenance de tout le monde arabe.

Entre 2001 et 2004, Al Jazeera diffuse notamment les revendications d’Oussama Ben Laden. La chaîne est alors attaquée, notamment par l’administration Bush qui l’accuse d’être le média des terroristes. Il faut pourtant bien comprendre que ce n’est pas Al Jazeera qui a été cherché ces cassettes. Ce sont les organisations terroristes qui envoient leurs images à la chaîne. Le fait qu’elle les diffuse ou non ne change strictement rien : ces vidéos sont mises en lignes sur Internet au même moment.

En s’attaquant à Al Jazeera, les Américains ont préparé le lancement de leurs alliés : l’Arabie Saoudite a proposé une chaîne concurrente baptisée Al Arabiya. Cette dernière est devenue l’autre grand réseau panarabe relativement libre. Elle concurrence depuis la grande chaîne qatarie.

Il faut enfin noter qu’Al Jazeera ne diffusait pas des documents bruts. Al Qaeda a attaqué directement la chaîne en l’accusant de manipulations. Le groupe terroriste a reproché à la chaîne d’être un agent de l’Occident.

Les gens sont curieux de comprendre ces questions. Ils sont demandeurs d’une information sur les revendications des différents groupes terroristes. Al Jazeera a cherché à répondre à cette réclamation. Elle ne s’est en aucun cas positionnée en faveur des organisations terroristes. Cela a largement contribué à l’ouverture d’un vrai débat sur la question terroriste.

L'un des proches de Mohamed Merah, l’auteur de la tuerie de Toulouse, a envoyé la vidéo que celui-ci a tourné lors de ses crimes au siège français d’Al Jazeera. Qu'en penser ?

C’est un réflexe tout à fait logique. L’historique que nous venons de retracer montre qu’Al Jazeera, dans l’imaginaire arabe, dans la perception des musulmans partout dans le monde, est un média libre et indépendant qui peut diffuser toute information. Même un terroriste de cette nature a intégré, alors qu’il vit en Occident, qu’Al Jazeera est un média susceptible de diffuser ce type de documents.

Il y a un double enseignement. Cela montre la puissance d’influence d’Al Jazeera dont l’image de marque dépasse aujourd’hui les sociétés arabes et musulmanes jusqu’au sein des sociétés occidentales. Enfin, le degré de pénétration de l’opinion publique est important non seulement dans les pays arabo-musulmans, mais aussi au sein des populations arabophones installées en Occident. Je présume que si cet individu a envoyé ses vidéos à la chaîne qatarie, c’est que lui-même devait la regarder.

Il faut enfin comprendre que la médiatisation est une part essentielle de toute action terroriste. Pour Mohamed Merah, tant que sa vidéo n’est pas diffusée, son action n’est pas terminée. Pour lui, elle ne pouvait être complète que si, une fois filmée, elle est visionnée à grande échelle. Nous sommes là dans du terrorisme spectaculaire.

La réaction des autorités françaises, qui ont réclamé la non diffusion de ces images, a-t-elle pu avoir une influence sur la direction de la chaîne qui a finalement décidé de ne pas les diffuser ? Al Jazeera était-elle vraiment libre de les publier ?

Tout dépend de la nature de ces images. S’il s’agit véritablement d’images montrant le massacre lui-même, les assassinats, alors il faut rendre justice à Al Jazeera : jusqu’à présent, elle n’a jamais diffusé de scènes ou d’images de massacres ou d’assassinats. La chaîne défend comme ligne éditoriale de montrer les revendications mais pas la preuve par l’image de celles-ci.

Certainement, l’ambiance générale a compté. Mais je crois qu’ils restent surtout fidèles à leur ligne éditoriale initiale, à savoir ne pas diffuser gratuitement des images violentes et choquantes. Je n’exclus par contre pas qu’ils puissent diffuser la revendication manuscrite qui accompagnait la vidéo de Mohamed Merah.

Au vu de cette confiance qu’accorde l’opinion publique arabe à Al Jazeera, peut-on penser que les grandes chaînes internationales, CNN, la BBC ou encore même France 24 ont perdu toute crédibilité aux yeux du peuple arabe ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler de perte de crédibilité. On peut par contre dire que ces chaînes sont loin de concurrencer Al Jazeera. La crédibilité de la chaîne qatarie, les chaînes occidentales ne l’ont jamais atteinte auprès de l’opinion arabe.

Cette situation est à double tranchant. Les peuples arabes ne sont pas naïfs et restent très critiques. Al Jazeera est crédible parce qu’elle fait tout pour l’entretenir en collant au plus près de l’information. Elle s’applique à donner l’avis de tous pour qu’on ne puisse pas lui reprocher d’être au service d’une opinion plutôt qu’une autre.

L’émission phare d’Al Jazeera reste « L’Avis et le contre-avis ». Systématiquement, même sur des questions aussi dures que le terrorisme, elle invite des gens qui sont pour et des gens qui sont contre. Cette absence de censure a permis à la chaîne de gagner sa crédibilité : en mettant les deux extrêmes face à face, elle laisse les gens décider. Les autres chaînes, elles, ne veulent pas se positionner sur cette ligne qui est particulièrement difficile à tenir, notamment pour des chaînes qui n’ont pas un ancrage identitaire dans la société arabe.

Propos recueillis par Romain Mielcarek

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