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Steenvoorde : son usine, ses champs et  son arrêt de bus clandestin pour Piccadilly Circus
©Reuters

Bonnes feuilles

Trois millions de pas : d’octobre 2016 à mars 2017, de Dunkerque à Menton, Gérald Andrieu a parcouru à pied la frontière terrestre de notre pays. Pour aller à la rencontre de la France périphérique. Loin de Paris, des médias et des sondages, il a recueilli les paroles, observé les actes, partagé la vie de ces Françaises et de ces Français anonymes et oubliés. Ceux auxquels les candidats ne s’adressaient pas. Extrait du livre "Le peuple de la frontière" de Gérald Andrieu, aux éditions du Cerf (1/2).

Gérald Andrieu

Gérald Andrieu

Journaliste indépendant, Gérald Andrieu a été rédacteur en chef à Marianne. Il est coauteur de Bienvenue dans le pire des mondes. Le triomphe du soft totalitarisme (2016).

 

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En attendant, nous voilà donc, elle comme moi, à Steenvoorde, à 30 bornes de Dunkerque et deux jours de marche de Bray-Dunes, mon point de départ. 4 000 habitants et des dizaines de migrants. Les silhouettes qui passent sous le regard habitué des habitants, ce sont eux : des Erythréens et des Soudanais, pour l’essentiel. Les médias nationaux n’en ont alors qu’après Calais et sa jungle. Sept cents journalistes se sont accrédités pour couvrir l’opération de démantèlement. Steenvoorde n’a pas droit à tant d’attention. A l’époque de mon passage, on pouvait compter en moyenne chaque jour près de 70 clandestins présents sur place. Il est arrivé qu’il y en ait eu jusqu’à 150 dans les parages. « Beaucoup plus » assurent même certains habitants. Et depuis des années surtout. Personne ne se souvient exactement quand les premiers sans-papiers sont apparus. Chacun se rappelle en tout cas d’une période d’affluence différente : « Au printemps 2008 » pour certains, « Entre 2010 et 2012 » pour d’autres, « En 2014 surtout » insiste un troisième.

Il n’y a en revanche qu’une seule explication à leur présence dans cette bourgade des Flandres françaises plutôt bien portante avec son usine Blédina. Pour la découvrir, il faut faire vingt petites minutes de marche du centre, suivre une route qui traverse des terres agricoles, passer un pont, puis quitter le bitume, s’engager alors sur un terrain boueux et s’engouffrer enfin dans un grand bosquet. A cet endroit précis, Steenvoorde possède une porte d’entrée dérobée sur l’Angleterre. Là, en pleine campagne française, à 30 km de la mer du Nord et à plus de 100 km à vol d’oiseau de Douvres, se trouve une sorte d’arrêt de bus clandestin et périlleux pour Piccadilly Circus. Cette ville paisible du Nord dispose en fait d’une aire de service, l’aire de Saint-Laurent, qui borde l’autoroute A25. Chaque soir, les migrants tentent de grimper à bord des camions qui s’y arrêtent, avec l’espoir que le véhicule qu’ils ont choisi aille jusqu’à Calais et embarque pour l’Angleterre. « Parfois, le camion peut aller en Belgique ou rouler en direction du sud de la France. Alors, dès qu’ils le peuvent, ils descendent. Le lendemain, en fin de journée, on en voit revenir une vingtaine. » C’est Damien Defrance – un nom qui ne s’invente pas –, en jean et blouson de cuir, qui m’explique le circuit. Avec sa barbe blanche qu’il caresse du bout des doigts, il a des petits airs de Jean-Pierre Marielle. Il en a surtout la voix grave et traînante.

Et la même apparente impassibilité. Il préside l’association Terre d’errance, qui porte assistance aux exilés de passage. L’association s’appuie, me dit-il, sur « une quarantaine de personnes actives des villages des environs » et gère l’accueil de jour, installé dans la salle paroissiale Saint-Joseph dans laquelle je voyais pénétrer un peu plus tôt les migrants. Ils peuvent y prendre un petit-déjeuner, faire leur cuisine, leur lessive et leur toilette, soigner leurs bobos et récupérer des nuits sans sommeil passées dans les bois. Ils peuvent aussi y recevoir de l’aide pour leurs démarches de demande d’asile. Mais, depuis que l’association existe, seule une quarantaine d’entre eux a souhaité s’installer en France, m’explique Damien. Car l’Angleterre est leur Eldorado, leur « mirage » comme l’appelle le responsable associatif. En attendant le Royaume-Uni tant convoité, son épouse, Anne-Marie, prend soin d’eux. Pendant mon séjour à Steenvoorde, je me rendrai compte que c’est elle, entre tous, cette mère de cinq enfants, qui fait tourner la boutique au quotidien. Avec ses cheveux blonds en bataille, ses petites lunettes dorées et son chapelet en bois au poignet, celle que les migrants ont rebaptisé « Mami » (« Maman » en érythréen) n’a pas une minute à elle. Toujours en mouvement. Jamais tranquille. On a beau s’isoler pour discuter dans la petite chapelle à l’arrière de la maison paroissiale qui accueille encore trois messes par semaine, sans cesse la porte s’ouvre et Mami doit s’interrompre. Parce qu’il faut une bouteille de lait pour l’un, régler un problème de livraison de nourriture, plonger dans la grande armoire à pharmacie dont elle conserve précieusement les clefs... Et quand elle n’est pas sollicitée par un de ses « enfants » de passage, Mami est happée par un coup de téléphone sur son minuscule Nokia. Elle reçoit des nouvelles de ceux qui sont « passés ». Elle me lit le SMS de l’un d’entre eux : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon coeur. » Elle sourit, mais un instant seulement. Même pour ça, elle n’a pas le temps. Elle est trop débordée, un peu dépassée, larguée même, par la situation. « Je ne me préserve pas », reconnaît-elle. Elle est allée par le passé jusqu’à  accompagner en salle d’accouchement une Erythréenne à  l’hôpital d’Hazebrouck. « Le docteur m’a invité à  couper le cordon ombilical. Il m’a dit : ‘‘Vous l’avez tellement aidée, c’est votre place. ’’ »

A ses amis qui s’inquiètent de ne pas la voir prendre plus de recul, elle répond que «Dieu y pourvoira ». Car si Anne-Marie et Damien sont deux anciens instituteurs au « coeur à  gauche » (« Mais pas la gauche de notre président François Hollande », me précise Damien), ils ont la foi chevillée au corps tout entier. « Certainement que ça a joué un rôle dans notre engagement, me confie-t-il, Il y a dans l’Évangile des paroles fortes du Christ que reprend aujourd’hui le pape François... » Lorsque je visite l’accueil de jour, ils sont une trentaine, très jeunes. Il y a parmi eux quatre à  cinq filles. Si elles sont majeures, elles le sont tout juste. Elles se changent derrière un des multiples canapés défoncés. Sous les ballons de baudruche, les guirlandes de Noël et les rouleaux de papier tue-mouches qui pendent du faux plafond, certains somnolent, leur capuche rabattue sur les yeux ou un bonnet enfoncé jusqu’au menton. Un petit groupe joue aux cartes, mais la plupart sont rivés sur leurs téléphones portables. Avec la terre au sol charriée de l’extérieur et la chaleur humide qui enveloppe toute la pie`ce, on se croirait dans un vestiaire de foot après l’entraînement. Pendant ce temps, dehors, les chaussures sèchent de la nuit précédente sur un muret et quelques-uns lavent leurs vêtements.

Extrait du livre "Le peuple de la frontière" de Gérald Andrieu, aux éditions du Cerf

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