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État islamique : au-delà du message audio supposé du « Calife », quelle stratégie pour se relancer après les défaites militaires ?
©Reuters

Mutation

Les défaites subies en Irak et en Syrie cachent une profonde mutation du mouvement djihadiste qui envers et contre tous continue à mener sa lutte. Mais avec de nouveaux modes opératoires et à d'autres échelles.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : On a souvent l'impression que l'Etat Islamique aurait été décapité et vivrait ses dernières heures depuis la prise des derniers bastions irakiens et syriens par leurs adversaires. Pourtant ils restent encore actifs dans les faits, avec attentats et réorganisation. Quelle forme est en train de prendre l'Etat islamique aujourd'hui ? Avec quels modes opératoires ?

Alain Rodier : Il est totalement exact que Daech (l'Etat Islamique -EI-) en train de perdre son implantation territoriale qu’il avait établi en 2014-2015 située à cheval sur la Syrie et l’Irak. Le pseudo « Etat » islamique a vécu. Cela veut dire que ce mouvement salafiste ne gère plus des espaces géographiques et des populations avec une « administration » qui réglait la vie de ses ouailles avec une méthode bureaucratique à la soviétique. Point fondamental, Daech va perdre des sources de revenus importantes dont les ressources pétrolières, les impôts et différentes taxes qu’il prélevait régulièrement.

Mais cela ne signifie en aucun cas que Daech est vaincu. En fait, à l’image du prophète Mahomet qui avait dû fuir la Mecque pour se réfugier à Médine, il s’agit d’un « retour au désert » qui se traduit par une plongée dans la clandestinité et la poursuite d’une guerre asymétrique. Pour ce qui concerne ses finances, il va devoir plus faire appel aux revenus de ses différents trafics criminels. 

D'origine irakienne, l'organisation de l'Etat islamique s'est internationalisée depuis sa fondation. Quel est son champ d'action aujourd'hui et où risque-t-on de le revoir revenir en force tout particulièrement dans les années à venir ?

Tout d’abord, en Syrie et en Irak, Daech va mener des opérations de guérilla qui vont perdurer dans le temps. En effet, ni Damas ni Bagdad n’ont les moyens humains et matériels pour tenir totalement le terrain. Seules les grandes villes et les zones stratégiques seront placées sous étroite surveillance - ce qui n’empêchera pas le déclenchement d’attentats spectaculaires comme c’est déjà souvent le cas -. Daech est toujours en mesure de mener des actions offensives de type hit and run un peu comme sa branche égyptienne le fait déjà dans le Sinaï. Il est encore capable de mettre en oeuvre des armements lourds en Syrie et des missiles anti-chars sur les deux fronts. Un fait inquiétant: il semble être mieux doté en armements anti-aériens comme des missiles sol-air à courte portée. 

Les populations, en particulier rurales vont être prises entre le marteau et l’enclume : d’un côté les forces gouvernementales qui ne pourront les protéger en permanence et qui seront promptes à dénoncer d’éventuelles "complicités" avec les "terroristes", de l’autre les hommes de Daech qui feront régner la terreur vers ceux qui refusent de respecter la charia et de collaborer avec eux. Pour reprendre un exemple historique récent, la Syrie et l’Irak se retrouvent un peu dans l’état où était l’Algérie au début des années 1990 durant les "années noires". Les victimes - surtout civiles - vont continuer à se compter par milliers.

Ailleurs, Daech va poursuivre son effort d’implantation en s’appuyant, comme hier, sur d’anciens activistes d’Al-Qaida « canal historique » qui ont changé de bannière. Toutefois, là où la nébuleuse initiée par Oussama Ben Laden est présente en force (comme au Sahel, en Somalie ou au Pakistan), Daech a du mal à s’implanter. En fait, le principal obstacle à son expansion, c’est l’organisation Al-Qaida « canal historique » avec laquelle l’EI est en concurrence. La compétition est particulièrement rude en Afghanistan, en Libye, au Yémen et dans le Caucase. Par contre Daech semble avoir pris le dessus pour l’instant en Extrême-Orient, au Nigeria et en Egypte.

Il ne faut pas non plus négliger la capacité de ses adeptes à mener des attentats partout dans le monde. Al-Bagdhadi affirme d’ailleurs dans son dernier message audio via son "organe de presse" al-Fourquane : "Ne permettez pas aux Croisés et aux apostats d’avoir une vie agréable et confortable chez eux alors que vos frères endurent des tueries, des bombardements et des destructions". Il vise les "nations infidèles" dont les Etats-Unis, la Russie et l’Iran. En fait, les deux organisations terroristes ont les mêmes cibles mais c’est Daech qui est aujourd’hui à la pointe du combat.

Quelle importance prend aujourd'hui l'enregistrement présumé d'Al Bagdhadi qui demande à ses soldats de résister ? 

Tout d’abord, cet enregistrement sert à montrer que le "calife Ibrahim" est toujours bien vivant alors qu’il a été annoncé blessé puis tué, la dernière fois par les Russes (qui avaient toutefois pris la précaution de spécifier "probablement"). Bien que cette bande audio ne soit pas datée, il parle de la crise nord-coréenne ce qui permet de dire qu’elle est récente. Certes cela peut être une manœuvre de déception, mais si Bagdhadi avait été tué, son "martyre" aurait été mis en exergue par ses fidèles. Il faut toujours se méfier, les taliban avaient bien caché le décès leur guide, le mollah Omar, pendant plus de deux ans. Mais je ne crois vraiment pas que ce soit le genre de la maison chez Daech.

Ensuite, il tente d’atténuer une dispute idéologico-religieuse qui parcourt son mouvement depuis des semaines. A savoir des échanges ont eu lieu sur le degré de responsabilité des musulmans qui refusent l’idéologie de Daech (le salafisme-djihadisme) par "ignorance". En gros, pour les ultras, ils sont coupables et doivent être châtiés en conséquence comme des apostats ; pour les autres (je n’ose pas employer le mot "modéré" qui serait incongru pour qualifier ces "fous de Dieu"), ces musulmans "égarés" peuvent être pardonnés s’ils se repentent. Pour Bagdhadi qui ne tranche pas le débat, il faut aujourd’hui se consacrer totalement au djihad dans le monde. Aussi, il appelle les djihadistes à faire preuve d’endurance et de persévérance.

Enfin, très habilement, il essaye de glisser des coins dans la coalition mondiale anti-Daech. Il suggère ainsi que la Russie a pris le dessus sur les Etats-Unis (ce qui va beaucoup plaire aux néoconservateurs américains), en soulignant que les Kurdes représentent une menace expansionniste, en particulier pour les Turcs, que la famille royale saoudienne (qui pour Daech n’a pas de légitimité pour garder les lieux saints de la Mecque et de Médine) devrait être remplacée par l’EI alors qu’une véritable révolution de palais est en cours à Riyad, etc.

Malgré tous les communiqués optimistes publiés par les autorités américaines, russes, syriennes, irakiennes, iraniennes, etc. et largement repris par les medias - cela s’appelle pudiquement une politique d’influence ou, plus grossièrement, de la propagande -, la guerre va perdurer dans le temps. Elle ne fait que perdre son volet de conflit « classique ».

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