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Réformes de l’économie : la sociologie des conflits sociaux français n’est plus ce qu’elle était
©Reuters

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Notre époque connait une multiplication des mouvements de plus en plus divers. Et étonnament, ces mouvements s'ouvrent de plus en plus à des populations inattendues.

Erik Neveu

Erik Neveu

Erik Neveu est un sociologue et politiste français, professeur des universités agrégé en science politique et enseigne à Sciences Po Rennes.

Il est l'auteur de l'ouvrage "Sociologie politique des problèmes publiques".

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Atlantico : Alors que l'élection présidentielle a été marquée par un clivage électoral marqué, avec une victoire d'Emmanuel Macron bâtie largement sur les catégories supérieures, renvoyant à une thématique de lutte des classes qui est aujourd’hui exploitée politiquement, comment peut on évaluer l'évolution des mouvement sociaux, dans leur composition ? Assise-t-on au même phénomène ?

Nous vivons largement sur une représentation des mouvements sociaux ou de la pratique manifestante qui serait une activité plutôt propre aux forces de gauche, aux classes populaires (ouvriers au premier chef) ou à des groupes privés de relais institutionnels, à des minorités radicalisées aussi. On peut soutenir que ces clichés ont eu un répondant dans l'histoire. Mais déjà les manifs d'anciens combattants de 1934, celles du mouvement Poujade dans les années 1950 montraient que la réalité était plus complexe. Un ensemble de travaux français, allemands, états-uniens montrent une triple banalisation du recours aux mouvements sociaux et à ce qu'on nomme leurs répertoires d'actions (manifs, occupation d'espaces publics). Le fait de manifester est désormais considéré massivement, aussi longtemps que des violences ne se multiplient pas, comme une activité normale et légitime en démocratie, non comme l'expression suspecte de la « rue ». Les sondages sont clairs sur ce point. En second lieu le recours au répertoire des mouvements sociaux n'est plus exclusivement de gauche, s'il le fut jamais : Manif pour tous, Bonnets rouges bretons, pères divorcés plutôt antiféministes se hissant sur de grues sont là pour en témoigner. Enfin on peut aussi parler d'un décloisonnement social par la multiplication des groupes qui recourent à ces actions : chauffeurs d'Uber, motards en colère, petits entrepreneurs « pigeons », forains hier. Pour reprendre le titre d'un volume produit voici vingt ans par deux grands spécialistes, Sidney Tarrow et David Meyer, nous vivons dans une « Social Movement Society ». On peut ajouter à ces tendances le fait que de plus en plus de groupes de pression, même sans grande base sociale, utilisent des formes d'action qui sont celles des mouvements sociaux. Des cabinets de consultants se sont même fait une spécialité de fournir du montage d’événements, de constituer des bases militantes un peu bidons de pseudos adhérents recrutés par un clic sur un site web. L'usage des mouvements sociaux devient plus que jamais, et avec des acteurs plus divers, une arène de la lutte politique.

Il a également été démontré que le vote en faveur de Jean Luc Mélenchon avait été "étonnamment" hétérogène sur le plan des catégories sociales, assiste-t-on à un phénomène similaire au sein des mouvements sociaux ?

Oui de façon générale comme cela vient d'être souligné. Oui plus spécifiquement dans la nébuleuse qui peut s’agréger autour des « insoumis ». La force relative du vote Mélenchon a été de conjurer une forme de « fracture sociale » électorale. Il a su agréger du vote populaire reconquis sur le Front National, un vote jeune, mais aussi des chômeurs et un soutien significatif dans des milieux plus intellectuels. C'est un atout et une ressource. C'est aussi un défi très difficile que de pouvoir fédérer efficacement tant des différences. Observer les cortèges manifestant en donne une idée quand se côtoient de fortes délégations de syndicalistes parfois âgés, des gens du public et des salariés du privé qui, eux, rejoignent le cortège sur l'heure de la pause de midi, mais aussi dans un certain nombre de villes des jeunes dont certains ne cachent pas une envie d'en découdre avec les forces de police.

Comment peut on mesurer efficacement un mouvement social ? S'agit il de l'intensité d'un mouvement sur quelques journées, sa capacité de durer, sa capacité de s'étendre ?

En empruntant librement la notion à un philosophe-sociologue, Bruno Latour, on pourrait en premier lieu répondre : « sa capacité à traduire ». Analysant tout autre chose qu'un mouvement social – le travail du savant Louis Pasteur- Latour montre que le génie de celui-ci n'est pas seulement d'être un extraordinaire pionnier de la microbiologie, mettant en evidence le rôle des microbes ou élaborant des vaccins. Pasteur sait « traduire » ce qu'il développe dans son laboratoire, y « interesser » une foule de groupes et d'acteurs extérieurs. Il convainc Napoléon III de le financer pour améliorer le rendement de l'élévage français en luttant contre les maladies du bétail ; il mobilise les brasseurs pour produire des bières plus hygiéniques ; il convainc le corps médical autour du traitement d'épidémies. L'analogie n'est pas très compliquée à faire jouer, elle nous ramène à la question de fédérer des différences et des intérêts. Comment un mouvement social traduit-il ? En suscitant de l’intérêt au delà de sa base de départ. Traduire ce sera faire tenir un « front » syndical, même incomplet. Traduire ce sera sensibiliser les étudiants et lycéens quant au fait que des dispositions vont affecter demain la nature de leurs emplois, leurs conditions de vie. Traduire ce sera intégrer les cyclistes de Deliveroo qui ne relèvent pas du salariat classique. Traduire ce sera suggérer à des groupes qui ne sont pas immédiatement concernés par le contenu des ordonnances (retraités par exemple) que l'esprit de ces mesures se prolongera demain pour eux par des réformes menaçantes. Traduire ce serait encore – mais l'exercice devient plus périlleux, sera t-il même tenté ?- de suggérer à une frange d'entrepreneurs dans les TPE que ce qu'ils peuvent gagner des nouvelles règles de droit du travail ne saurait compenser une politique économique qui fiscalement continue à avantager les grands groupes. Un mouvement qui traduit bien s'étend et se renforce. 

Une seconde réponse pourrait tenir dans l'idée qu'un mouvement devient puissant s'il convainc de son potentiel. Cela veut dire convaincre qu'on est pas dans un rituel ronchon mais qu'on peut obtenir un succès. Cela veut aussi dire montrer qu'on fait mieux que refuser, qu'on à par exemple des suggestions qui puissent concilier droits des salariés et attentes des petits entrepreneurs qui tiennnet les gisements d'emplois. De ce point de vue le petit code du travail (volume divisé par plus de trois) préparé par des professeurs de droit social et des syndicalistes qu'on voit brandi sur des plateaux de télé est sans doute bien plus qu'un gadget. Il porte une démarche positive de conciliation entre protection et simplicité.

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