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Où en sommes-nous? Où en êtes-vous, Français? Retour sur le dernier livre d'Emmanuel Todd
©Chicagoboyz.net

Souffle de liberté

Benjamin Disraëli réagit au nouvel ouvrage d'Emmanuel Todd.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, le 3 septembre 2017,
Mon cher ami, 
Le dernier géant de l'Ecole des Annales
Je l'attendais avec impatience et ma tablette m'a permis de télécharger et lire, ces trois derniers jours, le tout nouvel ouvrage, très dense, d'Emmanuel Todd:Où en sommes-nous? Une esquisse de l'histoire humaine. 
Todd est un géant de la science historique, non seulement le dernier représentant de l'Ecole des Annales mais aussi l'un des seuls à prendre le risque d'aborder l'histoire contemporaine, de l'éclairer à partir de la longue durée. Car il ne faut pas se tromper, il y a une unité profonde dans son oeuvre. Un essai commeAprès la démocratie n'est pas moins important queL'Origine des systèmes familiaux. C'est bien ce que montre le nouveau livre, qui s'appuie sur les analyses très techniques de l'historien des structures familiales tout en proposant des aperçus fulgurants sur le monde contemporain. Car Emmanuel Todd est aussi un véritable intellectuel français, specimen plutôt rare dans votre pays aujourd'hui. 
Les découvertes progressives d'un esprit libre
Par où commencerai-je pour vous expliquer l'immense jubilation que m'a inspirée cet ouvrage? 
Il y a bien entendu, comme toujours, la liberté d'esprit de l'auteur, qui n'a pas peur de mettre son extraordianire érudition au service de la destruction des idoles de la bien-pensance. Non, assène-t-il, l'arrivée de Trump à la Maison Blanche n'est pas le signe d'une sortie de la démocratie mais au contraire, d'un retour des Etats-Unis à leurs fondamentaux - avec la regrettable mais sans doute passagère poussée de xénophobie qui l'accompagne. Non, explique-t-il, le libre-échangisme total n'est pas la fin de l'histoire, il a même fait la preuve ultime de sa nocivité, et il finira par poser bien des problèmes à la Chine qui en a tant profité. Non, assure-t-il, la Russie ne mérite pas l'opprobre dont l'accablent les universitaires, les journalistes et les politiques occidentaux; et elle ne s'effondrera pas comme ils l'espèrent.  
Tout ceci s'appuie sur la rigueur d'une démonstration dont il n'est pas possible, en quelques lignes, de retranscrire la complexité. Depuis qu'il a pronostiqué dansLa Chute Finale(1976) la chute de l'URSS en observant la montée de la mortalité infantile au début des années 1970, Todd ne cesse d'explorer la démographie des nations et d'en tirer des enseignements. En quoi devrait-on craindre aujourd'hui, nous dit-il, un Iran dont la transition démographique montre qu'il a rejoint le camp des nations apaisées (taux de fécondité de 1,7 par femme en âge de procréer)? Depuis qu'il a établi dansLa troisième planète(1983) un rapport entre le substrat anthropologique des structures familiales et les choix idéologiques des sociétés, l'historien ne cesse d'approfondir sa perception des divergences entre les nations, essentielles pour comprendre les formes quelquefois inattendues que prend la mondialisation.  Qu'il s'agisse du rapport à l'étranger, de la forme du capitalisme ou de la place accordée aux femmes dans la société, la poussée individualiste partie d'Occident à la Renaissance et plus particulièrement mise en forme par la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la France au XVIIè et XVIIIè siècles est à la fois imitée et transformée dans des substrats anthropologiques qui ne sont pas celui qui a porté l'idéal démocratique et universaliste (la famille nucléaire américaine, britannique ou de la France du Nord et du Nord-Ouest). 
Il arrive que l'évolution historique mette en danger la liberté
C'est en effet l'une des grandes découvertes scientifiques d'Emmanuel Todd: l'humanité n'a pas évolué de la famille complexe (une famille élargie vivant sous un même toit dans les sociétés paysannes de jadis) à la famille nucléaire (un couple et leurs enfants) comme le croyait la sociologie du  milieu du XXè siècle: l'historien a d'abord repéré, à la suite de l'Ecole de Cambridge, que la famille nucléaire était très ancienne dans certaines régions, par exemple en Angleterre, et avait coexisté, dès le Moyen-Age, avec des systèmes familiaux plus complexes ("famille souche", présente en Ecosse, au Pays Basque ou dans les terres germanophones, impliquant la transmission de l'héritage au seul fils aîné, qui cohabite avec ses parents une fois marié; "famille communautaire", comme en Italie Centrale, en Russie ou en Chine, impliquant la transmission de lhéritage à tous les fils qui, mariés, cohabitent avec leurs parents etc....). Plus récemment, Todd a même pu prouver que l'évolution historique nous emmenait à rebours de ce qu'on avait pensé pendant longtemps: la famille nucléaire est la forme la plus ancienne de la famille. Si l'on considère l'Eurasie, cette forme de l'organisation familiale n'a survécu, pour l'essentiel, qu'à la périphérie de cette immense masse géographique. Au coeur du continent, les cellules familiales se sont regroupées pour former des systèmes plus complexes, tels la famille souche et la famille communautaire. Voilà qui peut réjouir un conservateur tel que moi: l'évolution historique n'est pas toujours synonyme de progrès. L'humanité peut emprunter des voies qui sclérosent sa créativité. Une part importante de l'énergie politique doit être employée à défendre des états de liberté atteints par les générations qui nous ont précédés. 
DansOù en sommes-nous?, Todd pousse le raisonnement jusqu'au bout: si la famille nucléaire est le système spontanement développé parhomo sapiens, alors nous autres Anglais, et nos cousins Américains, qui avons inventé le système parlementaire et la démocratie, sommes ancrés dans un susbstrat très ancien autant que nous pouvons brandir notre modernité politique. Vous imaginez comme me réjouit cette perspective selon laquelle les plus conservateurs sont aussi les plus modernes! Au terme d'une longue observation de l'histoire, Todd pense que la démocratie a largement précédé le développement des Etats. La force de ce qu'il appelle "anglosphère" est d'avoir préservé les formes et les pratiques de cette liberté originelle tout en saisissant les occasions de la modernité. Je savais Emmanuel Todd fin connaisseur du monde anglo-américain....
L'Europe post-démocratique
Par opposition, l'historien montre comment l'Union Européenne est en train, sous l'impulsion de l'Allemagne, pays historiquement de "famille souche" (matrice historique de valurs conjuguées d'autorité et d'inégalité), de se débarrasser progressivement des contraintes que la démocratie fait peser, aux yeux de ses dirigeants adorateurs du veau d'or qu'est l'euro, sur le processus d'organisation de l'économie et des sociétés. Si vous ne lisez qu'un passage, je vous recommande les pages consacrées à l'Allemagne. Il est rare qu'un universitaire et intellectuel français fasse ressortir à ce point la transformation qu'a subie l'Europe sous l'impulsion de l'Allemagne réunifiée, avec la complicité des dirigeants français: on y sert la monnaie, au lieu que celle-ci serve l'économie et la croissance; l'Allemagne n'a eu aucun scrupule à jouer contre ses partenaires européens (en comprimant autant que possible la masse salariale de ses entreprises) et ceux-ci l'acceptent, apparemment, en faisant taire toute tentative de révolte de leurs peuples; l'Allemagne a largement figé une situation où les écarts de salaires sont de 1 à 6 ou 7 (entre les Pays Baltes et la France ou l'Italie par exemple); enfin, l'Allemagne ne semble pas avoir dhésitation à entretenir les économies de l'Europe du Sud dans la stagnation pourvu qu'elle puisse s'y approvisionner en main d'oeuvre bien éduquée, qui lui permet de remplir les emplois de la 3è révolution industrielle. Plus osé encore, Angela Merkel a décidé d'accueillir d'un seul coup près d'un million de réfugiés, au risque de déstabiliser un peu plus les équilibres européens. SI vous saviez, mon cher ami, comme cela fait plaisir de rencontrer un membre de l'université française qui ne fasse pas l'éloge du "modèle allemand"
Dilemme français: Que faire? 
Dans la postface à son ouvrage, qui est écrite en tenant compte des résultats de l'élection présidentiuelle française, Emmanuel Todd juge que la France se trouve devant un choix. Restera-t-elle sous la dépendance quasi-complète d'une Allemagne qui a fait entrer l'Union Européenne dans l'ère de la "post-démocratie"? Ou bien se tournera-t-elle vers les deux pays avec lesquels elle a, au début de l'époque moderne, inventé la démocratie, à savoir la Grande-Bretagne et les Etats-Unis?  L'historien rappelle une évidence: ce qu'il appelle "anglosphère" est plus peuplée que l'Union Euopéenne post-Brexit. Contrairement à ce que répètent beaucoup d'observateurs, la Grande-Bretagne a vraiment un élément d'alternative à l'UE: la possibilité de réuniri les peuples de langue anglaises par un accord commercial propre.  Pourquoi la France s'obstinerait-elle dans un dialogue exclusif avec l'Allemagne? Pourquoi ne donnerait-elle pas la priorité à un grand basculement économique vers le monde anglo-américain, en s'extrayant de la très asphyxiante Union Européenne? 
Je me réjouis de lire ce qu'écrit Todd, un des rares anglophiles des milieux intellectuels français. Jamais il ne dénigre l'Allemagne. Mais il en rappelle la permanente ambiguïté historique. Luther a libéré le croyant de la tutelle du prêtre mais il a aussi proclamé le "serf-arbitre" de l'individu. L'Allemagne est le pays de la deuxième révolution industrielle, autant que les Etats-Unis, mais elle a aussi plongé l'Europe dans deux guerres mondiales. L'Allemagne réunifiée est redevenue une puissance pacifique mais elle entraîne la France et l'Europe dans les conséquences de son déclin démographique. 
A la fin de l'ouvrage, nous avons bien entendu compris où nous en sommes; vous savez où vous en êtes, vous Français: votre pays, avec l'UE, peut, selon l'auteur, s'appuyer sur la grande puissance européenne, l'Allemagne, et la grande puissance asiatique, la Chine, pour tenter de préserver la mondialisation post-démocratique qui s'est mise en place depuis vingt-cinq ans mais atteint ses limites depuis que le libre-échange est entré en crise - au plus tard en 2008-2009. Nous pouvons aussi, selon Todd, aller plus loin que ces apparences auxquelles s'accrochent nos dirigeants et: 1. Voir que la Russie est le vrai facteur d'équilibre de l'Eurasie. 2. Penser que l'avenir européen dépend de la capacité de Paris et Londres à s'entendre. 3. Faire le pari qu'après sa phase xénophobe le renouveau démocratique américain évoluera vers plus d'universalisme. Vous l'avez compris, Emmanuel Todd pense que la France doit miser à fond sur l'anglosphère et se débarrasser de la russophobie si elle veut rester une nation libre.  
Comment y arrive-t-on alors que la France et la Grande-Bretagne, encore, ont les mains liées à ce point par l'Union Européenne? Comment se rapprocher de la Russie sans tenir compte de l'actuel renforcement de ses liens avec la Chine? Comment faire sans inclure dans la réflexion le projet chinois de "Nouvelle Route de la Soie"?  Voilà des questions que nous devrons nous poser dans les semaines qui viennent. Après la questionOù en sommes-nous? vient la questionQue faire? 
Bien à vous. 
Votre très dévoué Benjamin Disraëli

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