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Toutes ces raisons pour lesquelles les superprofits du CAC 40 ne produisent pas de super-investissements
©Reuters

"Dommage, essaye encore"

Les entreprises du CAC 40 ont engrangé plus de 52 milliards d'euros de profit pour 650 milliards d'euros de chiffre d'affaires au cours des six premiers mois de l'année.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Ça y est !! Après des années de travaux patients, mes efforts sont enfin couronnés de succès : j’ai enfin découvert une source non-monétaire de la prolongation de la crise. Rassurez-vous, je ne suis pas devenu un suppôt du clan BCE-Macron, pour qui rien n’est monétaire. Il y a bien un énorme problème monétaire, puisqu’à la camisole monétaire unique de l’euro qui bloque de nombreux ajustements de marché s’ajoute une gestion tactique lamentable, procyclique et fort peu transparente, de cette monnaie, qui conduit à la rendre déflationniste et donc trop chère. Mais il y a bien eu, trop peu et trop tard, une baisse des taux d’intérêt : une baisse des taux réels (ceux qui importent pour l’investissement), bien moins prononcée que celle des taux nominaux qui accapare l’attention des Pangloss des médias et des agences immobilières, certes, mais une baisse tout de même. Alors, pourquoi l’investissement ne repart-il pas ? Pourquoi ne repart-il pas aujourd’hui alors qu’un régime de sous-investissement a fait rage pendant des années (nous aurions pu compter sur un rattrapage plus substantiel) ? Pourquoi ne repart-il pas alors que les profits sont plutôt mieux orientés depuis déjà trois ans (on se souvient de la formule célèbre, « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain ») ? Il y a de multiples explications possibles, tantôt structurelles (le déplacement de l’économie vers l’immatériel, or les investissements intangibles sont plus légers et probablement moins bien comptabilisés que les bons vieux investissements physiques de jadis), tantôt monétaires (nos satrapes de Francfort n’ont pas cru bon de s’engager vraiment dans le temps, pour le QE comme pour les taux, de sorte que les agents privés ne sont pas sûrs de la pérennité des taux bas et de la reprise de la demande agrégée, sans compter que fort peu de choses ont été faites pour réduire le surplomb de dettes des entreprises), et puis aussi les usual suspects réglementaires, fiscaux, etc. ; passons, tout cela n’a rien de très original, je voudrais vous présenter une piste plus incertaine mais qui a le mérite d’être inédite.

Vous savez qu’à chaque fois qu’on se lance dans un investissement, ou dans la conception d’un business plan, ou dans n’importe quelle opération sur plusieurs années, on doit trouver une valeur (une valeur présente) aux revenus futurs et aux engagements futurs. Dit autrement, il s’agit de fixer un prix au temps, à la rencontre de deux exigences légitimes : d’un coté, il faut dévaluer le futur car entre temps bien des choses peuvent arriver et un tiens vaut mieux que deux tu l’auras (préférence pour le présent) ; d’un autre coté, une dévaluation excessive du futur vous ferait perdre de l’appétit pour des projets somme toute intéressants dans la durée, susceptibles de dégager des cash flow réguliers à défaut d’être mirobolants, a fortiori dans une ère d’inflation nulle, d’opportunités de croissance en baisse et (par conséquent) de taux comprimés pour longtemps.

Un flux de 100 euros à verser dans 30 ans « vaut » en valeur actuelle 55,2 euros si le taux d’actualisation est de 2%, mais seulement 23,1 euros si le taux est de 5%, et 5,7 euros si le taux est de 10%. Cela peut paraitre un peu technique. Mais regardez une boite bien connue qui doit provisionner pour démanteler des centrales nucléaires, et dites-vous qu’avec un taux d’actualisation un peu plus bas cette entreprise ne vaudrait plus rien. Et si l’on contraint les États ayant un système de retraite par répartition à calculer en valeur actuelle le montant des engagements correspondant aux retraites futures, avec des taux de 2%, ces États sont en faillite, et pas au sens de F.Fillon annonçant une faillite à la veille d’une énorme baisse des taux, non, en vraie faillite. On est donc en face d’une variable clef pour l’équité intergénérationnelle comme pour les équilibres économiques, en micro comme en macro.

En théorie, le taux d’actualisation est archi-lié au taux d’intérêt : par définition, et par calcul, c’est l’opération exactement opposée (on capitalise ou on anti-capitalise le temps), et si l’on accepte l’idée que les marchés ne sont pas trop irrationnels trop longtemps alors on voit qu’il serait curieux d’actualiser à 8% quand les taux sont à 1% (à moins que le projet en question soit nouveaux, archi-risqué et lointain). Or c’est ce que font la plupart des entreprises pour de simples réinvestissements sur des marchés matures. Il est délicat de mettre ici des chiffres précis, car l’actualisation est une recette bien gardée ; tout le monde bricole à sa façon en fonction de son appétit pour le risque et de diverses variables. Mais, en gros, les fameux entrepreneurs dont notre république en marche arrière nous rabat les oreilles se financent à des taux suisses et actualisent à des taux pakistanais. Il y a toujours eu un décalage, mais depuis la crise il a augmenté car les taux d’intérêt ont perdu environ quatre points et les taux d’actualisation en vigueur seulement un ou deux, et encore. Depuis 2008 le marché nous dit (il nous HURLE !!) à travers les taux qui baissent qu’il faut être plus longtermiste, mais nos taux d’actualisation définis sur le terrain par des gens très éloignés des débats macroéconomiques sont rigides à la baisse ; cela conduit à un horizon des évènements très/trop rapproché, à peine égal à la durée des actifs de l’entreprise, et peu compatible avec la pérennité de ses activités : avec une actualisation à plus de 8%, implicitement, tout se passe comme si l’entreprise misait sur sa propre mort au-delà d’une grosse décennie ; elle fait alors mieux de réduire la voilure et de thésauriser.

A mon avis, voilà comment se passe la transformation de l’or en plomb. D’abord, quand ils doivent déterminer le taux d’actualisation, les acteurs de terrain ne savent pas à quel saint se vouer. Ils ouvrent leur manuel de finance d’entreprise, et se mettent à trouver comme proxy le coût du capital (cost of equity). Le problème c’est qu’ils oublient vite que ce n’est qu’un proxy ; passons. Ensuite, la prudence semble exiger de fixer des valeurs maximales pour chacune des trois composantes (le taux d’intérêt sans risque, la prime de risque et le beta sectoriel) ; par exemple, la prime de risque est souvent calculée à partir de données historiques archi-longues sur des « excès de rendement » des actions par rapport aux obligations, données qui regardent dans le rétroviseur et qui n’ont guère de sens quand elles sont appliquées à des entreprises particulières ; passons. On se retrouve vite à 7 ou 8% là où il ne faudrait pas dépasser 5% environ. Enfin, par un phénomène d’ancrage psychologique recensé sous le vocable de « cohérence arbitraire » en matière de prix, ce taux d’actualisation hyperbolique devient un point focal, d’autant plus immuable qu’en la matière peu de gens ont une doctrine sûre en tête. Pire, par commodité ou par capillarité, et en violation de la théorie comme du bon sens, le chiffre magique est souvent utilisé dans les entreprises pour tous les exercices, toutes les lignes de métiers, tous les horizons.

La coutume consiste donc à confondre le risque (taux d’intérêt) et l’incertitude (actualisation), à interchanger une rentabilité attendue avec un taux de change intertemporel, à intégrer dans le taux d’actualisation des choses qui n’ont rien à y faire, à mélanger au passage des business en création (logique de valorisation) avec des business installés (logique d’allocation) ; bref c’est tauxtalement une jungle. Et, après tout, on ne peut pas demander à des trésoriers d’entreprise (surtout d’un certain âge) de croire aux taux négatifs quand la BCE elle-même n’y croit pas, ni à des gens du business (pour qui la finance est un Pandémonium) de se fier aux signaux des marchés.

Concluons. Il y a un vilain secret niché au cœur du capitalisme : la seule chose qui change, c’est le prix du temps ; or, depuis 2008, il a changé, et par ignorance ou par intérêt de nombreux acteurs privés et publics (monétaires en particulier) n’ont pas mis leurs pendules à l’heure. Taux d’intérêt et taux d’actualisation sont nés ensemble, ont grandi ensemble et termineront ensemble : la séparation qui est entretenue de nos jours est artificielle, et pas parce que les taux d’intérêt devraient remonter, comme on le présente souvent, mais parce que le consensus mou sur des taux d’actualisation en lévitation finira par craquer. Ceux qui auraient du faire un peu de pédagogie en cette matière n’ont rien fait, d’où l’impression que « ça n’embraille pas », que la baisse des taux d’intérêt est inefficace (et, comme la plupart des gens résument la politique monétaire à la politique des taux, que la politique monétaire est inefficace) : la résilience du taux d’actualisation fait ainsi partie de la palette des diversions de nos chers banquiers centraux.

Avec des arguments qui remontent à Tauxtankamon, nos décideurs se prennent pour les « maitres des horloges », critiquent la « faiblesse des désirs pour les satisfactions lointaines » et supplient pathétiquement pour une reprise de l’investissement, mais ils ont plusieurs trains de retard et, avec leur vision du temps aussi conservatrice que courtermiste, les égyptiens n’auraient jamais construit une seule pyramide (ce qui nous aurait au moins épargné le ridicule de la cérémonie de victoire de Macron au Louvre).

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