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A quoi pense-t-on pendant une minute de silence ?
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Prière laïque des temps modernes

Une minute de silence a été respectée ce mardi en hommage aux victimes de la tuerie de Toulouse. Comment cette "prière laïque" s'est-elle imposée dans notre société moderne ?

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Ce mardi a été tenue une minute de silence dans tous les établissements scolaires, en hommage aux victimes de la fusillade de Toulouse. Dans un monde en perpétuel mouvement, à quoi pense-t-on pendant une minute de silence ?

Eric Deschavanne : Ce qui se passe dans la tête des gens dans un tel moment n’a aucune importance. On peut laisser ses pensées se promener, ne penser à rien ou trouver le temps long, peu importe. Généralement, on ne connaît pas personnellement les victimes auxquelles on rend hommage, ce qui n’aide pas à se sentir concerné.

La vertu de la minute de silence se situe cependant ailleurs que dans la qualité du recueillement personnel qu’elle est censée provoquer. Elle vaut par sa dimension collective, civique, en tant qu’expression de la communauté. Il s’agit de se taire à l’unisson, si je puis dire. On ne demande pas à l’individu des pensées précises, la minute de silence n’est même pas une prière : elle n’exige qu’une certaine discipline du corps, un minimum de maîtrise de soi fondée sur la reconnaissance du drame qui affecte la communauté (qui parfois peut faire l’objet de contestations, comme ce fut le cas pour la minute de silence organisée après le 11 septembre). De tels moments, où la communauté somme l’individu de s’oublier un peu, sont finalement assez rares, et l’on peut voir dans la minute de silence une sorte de rite moderne.

On pourrait cependant discuter l’idée de solliciter les enfants et les adolescents pour cet instant de recueil. D’abord, parce que leur consentement est extorqué ; ce sont des participants « captifs ». Ensuite, en dépit de ce qu’on veut nous faire croire, parce qu’ils sont a priori moins aptes que les adultes à éprouver de l’empathie ou à saisir la portée symbolique d’un moment. D’un autre côté, on peut plaider pour la dimension d’éducation civique de la minute de silence, les écoliers découvrant à cette occasion la capacité de la communauté nationale à marquer sa solidarité avec les victimes d’un drame particulier. 

Ces minutes de silence reviennent régulièrement dans l'actualité. S'agit-il d'un phénomène ancien ou nouveau ?

Il s’agit je crois d’une invention française, introduite à l’occasion de la première cérémonie de commémoration  de l’Armistice du 11 novembre 1918. Sa diffusion au sein du monde occidental s’explique sans doute par le fait qu’il s’agit d’une pratique laïque, qui se substitue à la prière : elle est pour cette raison universalisable, susceptible d’être partagée par tous, abstraction faite des différences culturelles ou religieuses. La minute de silence constitue à cet égard un rite particulièrement bien adapté aux sociétés modernes.

La multiplication de ces minutes de silence tient sans doute au fait qu’elles ne sont plus réservées à la commémoration des drames qui ont une portée historique et politique. La cérémonie du 11 novembre, à l’origine, entrait dans cette catégorie, de même que, de nos jours, le Yom HaShoa en Israël, au cours duquel, à heure fixe, toute la population s’arrête pour se recueillir. La minute de silence organisée après le 11 septembre avait sans doute un sens politique. Mais de plus en plus, la minute de silence s’impose indépendamment de toute considération politique, simplement pour marquer une forme de compassion et de solidarité à l’égard des victimes d’un drame qui a frappé les imaginations. Le cas présent est mixte : il y a l’horreur d’un crime exceptionnel et la dimension de l’antisémitisme, politiquement sensible. 

Comment expliquer la médiatisation de ces minutes de silence ?  

La médiatisation joue un rôle dans la multiplication des minutes de silence, dans la mesure où la « sélection » des drames qui donnent lieu à une minute de silence dépend pour une part de leur retentissement médiatique. La minute de silence vient en quelque sorte couronner la médiatisation du drame.

Les stades de football sont souvent des lieux où sont organisés des minutes de silence, celles-ci sont rarement respectées. Comment l'expliquer ?

Ce qui me paraît remarquable, quand on connaît l’ambiance des stades, c’est plutôt qu’elles soient à peu près respectées. Si ce n’était pas le cas, du reste, je pense que la pratique disparaîtrait. Manifester bruyamment durant une minute de silence est considéré comme une forme de muflerie et d’incivisme ; c’est assez mal vu.

On peut faire ici le lien avec la question précédente. Les minutes de silence sont des mises en scène du recueillement collectif qui appellent la médiatisation. Le stade de football est un des hauts lieux de la médiatisation et se prête idéalement à une telle mise en scène. La minute de silence dans un stade, même imparfaitement respectée, se détache spectaculairement sur le fond d’ambiance bruyante qui règne à l’ordinaire.

D'une façon plus générale, où en est notre rapport au silence dans la société occidentale contemporaine ?

La minute de silence peut apparaître comme un ersatz de la prière ou de la méditation. Le bruit est omniprésent dans la société moderne, tandis que le silence est rare. Le stade de football l’illustre parfaitement : quelques instants de silence peuvent prendre du sens et une valeur symbolique par le simple fait qu’ils établissent un contraste avec le fond sonore de la vie quotidienne.

Propos recueillis par Aymeric Goetschy

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