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Terrorisme islamiste : comment l’opération Sentinelle masque notre insuffisante défense opérationnelle du territoire
©Reuters

Panier percé

Après l'attaque de Levallois-Perret ce mardi, l'efficacité de l'opération Sentinelle à prévenir des attaques terroristes - dont les méthodes évoluent au grès des dispositifs sécuritaires mis en place - est sérieusement remise en question.

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico : L'attaque de Levallois-Perret, le 9 août, a conduit à la remise en question de l'opération Sentinelle en France, notamment en raison de son inadaptation aux objectifs de prévention poursuivis, et des nombreuses attaques que les militaires ont dû subir. Comment comparer cette opération à ses équivalents européens, dont l'opération "Temperer" menée en mai dernier au Royaume Uni a été le dernier exemple ?

Emmanuel Dupuy : Lancée après les attentats de janvier 2015, l’opération Sentinelle, réunissant - selon les conditions de l’état d’urgence et en cas d’attentat ou évènement majeur, à l’instar des récentes élections de mai et juin ou encore le Championnat d’Europe de football en juin/juillet 2016 - entre 7000 et 10 000 militaires, dont la plupart sont stationnés en Ile-de-France, n’est, en effet, pas la seule opération militaire destinée à protéger les lieux de cultes, sièges de médias, ambassades, bâtiments officiels, écoles, musées, lieux touristiques, gares et aéroports.

Comme vous le rappelez, la Grande-Bretagne a mis en place le plan « Temperer » , au lendemain des attaques de mai et juin derniers ayant visé Londres et Manchester. Ce sont ainsi désormais 3800 militaires britanniques qui viennent prêter main forte aux 144 000 policiers britanniques, dont néanmoins, une petite partie est armée. D’ailleurs, une récente polémique accusant la première ministre Theresa May d’avoir réduit le nombre de policiers armés de 6906 à 5639 est venue raviver cette épineuse question.

D’autres pays suivent ainsi l’exemple français, visant à créer des dispositifs mixtes (policiers, gendarmes, militaires) sur un mode de patrouille mobile ou dans la cadre d'un dispositif de protection fixe. C’est le cas de la Belgique, avec son plan « Homeland », mis en place après les attentats ayant visé Bruxelles, en janvier 2015, ou encore du Maroc, à travers le plan « Hadar », qui a prouvé son efficacité en déjouant une cinquantaine d’attentats depuis sa mise en place en octobre 2014. L’Italie a engagé annuellement depuis 2008, 7050 militaires dans l’opération « Strade sicure », opération de prévention du terrorisme renouvelée en 2016.

Il est ainsi devenu « naturel »  de croiser militaires et policiers patrouillant ensemble un peu partout en Europe (Italie, Espagne, Pays bas, Suède...).

Du reste, les débats quant à l’efficacité et la pérennité des dispositifs anti-terroristes chez nos voisins sont souvent identiques à ceux qui ont été relancés par l’attaque dont ont été victimes les six militaires français. La plupart du temps, la question budgétaire est soulevée. Ainsi, en Belgique, de nombreuses interrogations sont apparues dès le début de l’opération. Le chef d’Etat-major de l’armée de terre belge, le général Jean-Paul Deconinck s’en faisait l’écho, s’interrogeant sur la capacité du budget dédié à l’armée belge (peu ou prou 2,5 milliards d’euros, soit un peu moins de 1% du PIB) à assumer les 10 millions d’euros et le coût des 70 000 jours/homme quel le déploiement des 200/250 militaires belges avait occasionné en 9 mois de déploiement depuis février 2015.

On est néanmoins, loin des 800 millions d’euros que 22 ans de déploiement continu Vigipirate-Sentinelle et les 20 millions Jours/Homme ont occasionné en France !

C’est aussi la capacité de prévenir des attaques terroristes, dont les méthodes évoluent au grès des dispositifs sécuritaires mis en place qui est soulevée, comme encore très récemment en Suède, trois mois après qu’un camion ait foncé, en avril dernier, sur des passants dans une artère commerciale de Stockholm, surprenant des forces de sécurité et le gouvernement de Stefan Löfven, qui semblaient avoir négligé la menace pesant sur le pays.

Le caractère statique et de facto symbolique ou encore l’efficacité de l’ilotage des patrouilles soulève d’autres questions, davantage liées à la dualité des missions confiées aux forces de sécurité intérieures et aux forces armées. Le débat est récurrent en France, où l’efficacité du dispositif Sentinelle atteignant ponctuellement 10 000 militaires est remise en cause par certains, à l’aune des 250 000 policiers et 90 000 gendarmes, sans oublier les polices municipales (à peu près 21 000 personnes) injustement laissés pour compte, alors qu’elles sont pourtant souvent les primo-intervenants - comme ce fut le cas sur la Promenade des Anglais, à Nice, en juillet 2016...

Quelles sont les leçons à tirer des autres méthodes menées chez nos voisins européens ? Quels sont les systèmes en cours les plus efficaces ? D'autres systèmes sont ils à l'étude ?

Le meilleur exemple est sans doute celui en cours depuis 2002 au Maroc. On a tendance à l’oublier, mais nos voisins de la rive sud de la Méditerranée sont soumis aux mêmes menaces que nous et cela, depuis le début des années 2000. Les premiers attentats au Maroc (Casablanca en mai 2003, où cinq attentats suicide avait provoqué la mort de 41 personnes, Marrakech en avril 2011, visant le café de l’Argana), Tunisie (celui visant en mars 2015 le musée du Bardo et celui ciblant un complexe hôtelier de Sousse en juin 2015, qui avait provoqué le décès de 39 personnes) sans oublier l’Algérie, touchée elle aussi par le terrorisme islamiste (comme ce fut le cas dans l’attaque visant le siège de l’ONU à Alger en décembre 201) au sortir d’une guerre civile aux revendications et racines identiques qui fit plus de 100 000 victimes.

Le Maroc a compris, en effet, la nécessité de lier actions de contre-terrorisme et mise en place d’un plan visant à appréhender - dans une démarche « inclusive » et « globale » -  la question du terrorisme. A côté du plan « Hadar » (« vigilance » en arabe) opérée par les Wali (gouverneurs des 12 régions marocaines) qui pourrait être comparée à notre opération Sentinelle, qui vise plus spécifiquement la sécurité des aéroports, Rabat a créé en mars 2015, le Bureau Central des Investigations Judiciaires  (BCIJ). Sorte de "FBI à la marocaine", dont l’originalité et l’efficacité réside autant dans sa capacité à lutter « en amont » contre la grande criminalité organisée, le financement du terrorisme, la contrefaçon de monnaie, le trafic de stupéfiants, la prolifération d'armes légères et de petit calibres, que de réussir « en aval » à démanteler 140 cellules terroristes depuis 2002 et à arrêter près de 2200 personnes soupçonnées de liens avec une organisation terroriste. Le Maroc (comme du reste, la Tunisie, qui a annoncé, avoir démantelé en 2016, 245 cellules terroristes et traduit 537 personnes devant la justice) font face, comme nous, à un très haut niveau de risque, et ce, dans un contexte d’attractivité touristique forte (près de 10 millions de touristes/an au Maroc). On comprend, dès lors, qu’avec près de 1700 combattants marocains (12000 si l’on y ajoute les Algériens, Tunisiens et Egyptiens, qui ont transité par la Libye, la Syrie, l’Irak et le Yémen) le simple caractère symbolique du Plan « Hadar » ne suffit pas. Même, s’il fut, néanmoins, parfaitement efficace à l’occasion de la COP 22, qui s’est tenue, à Marrakech, en novembre dernier.

C’est, sans doute, comme le préconisait le Rapport des députés Georges Fenech et Sébastien Pietrassanta, relatif aux moyens mis en œuvre pour lutter contre le terrorisme depuis les attentats du 7 et 9 janvier 2015, dans la direction d’une plus grande coordination entre moyens de prévention et acteurs de la sécurité qu’il convient d’aller. La mise en place d’une Cellule de coordination de lutte contre le terrorisme, sise à l’Elysée, forte d’une soixantaine de personnes issues des ministères de l’Intérieur, de la Défense, des Transports, de la Santé et des Transports est une première étape. Il conviendrait, sans doute d’approfondir le dispositif en lui donnant un caractère plus décentralisé, à l’instar de la mise en place, au lendemain de l’attentat visant un marché à Berlin, en décembre dernier, conjointement d’une cellule équivalente en Allemagne, au niveau fédéral et de cellules équivalentes dans les 16 Länders allemands.

La lutte « cinétique » ne saurait suffire dans le contre-terrorisme, d’où l’importance de la lutte aussi sur un plan « virtuel », c'est à dire contre le djihadiste satellitaire autant que dans l’espace cybernétique qui implique une plus grande coopération entre services de renseignement « humains » autant que ceux nouvellement crées dans le domaine du renseignement électronique. Le cas de la coopération exemplaire entre les MI5 (services intérieurs), MI6 (extérieurs) et le GCQH (Government Communications Headquarters) britannique, devrait nous inspirer, notamment dans les augmentations capacitaires et budgétaires dont ils bénéficient.

Par ailleurs, la mise en place des 50 000 à 55 000 membres dédiés à une Garde nationale, comme le préconisait en juillet 2016, le rapport du Sénateur Jean-Marie Bockel et de sa collègue Gisèle Jourda, reste un puissant levier de prévention contre les actes terroristes, qui a fait ses preuves en Suisse, au Canada et aux Etats-Unis. Il en va d’un légitime soucis de garantir ce que la France n’assume plus suffisamment, depuis la fin de la conscription :  à savoir la défense opérationnelle du territoire (D.O.T.). Ce ne sont, en effet, pas les 28 000 réservistes actuels, ni les 40 000 attendus d’ici 2019, malgré l’augmentation des moyens promis par le ministère de la Défense (77% d’ici a fin de l’année 2018) qui y suffiront. En y ajoutant les réservistes de la Gendarmerie, soit 55 000 personnes, l’on reste loin de l’objectif fixé à la fin de la conscription, en 1997, de disposer de 100 000 réservistes (soit 1/3 de nos forces armées). Ayons, du reste, à l’esprit que le « prix » d’un réserviste est cinq fois moindre qu’un militaire d’active, et ce dans une logique de complémentarité-continuité pour des missions en OPEX comme en OPINT.

Force est, néanmoins, de constater, hélas, que cette démarche, vecteur de résilience sociale autant que d’efficacité de protection territoriale, est désormais rendue plus aléatoire budgétairement par les annonces de campagne du Président de la République autour du Service national universel d’un mois. C’est, pourtant, une option que plusieurs de nos voisins (notamment l’Allemagne, où la question du retour de la conscription est complétée par le recrutement de soldats volontaires engagés pour des contrats de courte durée) semblent envisager très sérieusement, comme l’atteste le plan de défense civile adopté par Berlin, l’année dernière en août.

Par ailleurs, gardons aussi à l’esprit que la dimension européenne reste prégnante quand il s’agit d’œuvrer de concert contre le terrorisme. A cet effet, le recours à la Clause de solidarité communautaire, que la France a eu raison d’évoquer, témoigne des puissants outils à partager dont l'UE dispose. C’est aussi le cas, avec l’article 222 du Traité de Lisbonne - qui implique une mobilisation au niveau de l’UE, en cas de catastrophes naturelles ou d’attaques terroristes - ou encore de l’article 42-7 du même Traité, appelant, cette fois, à une assistance plus « aisée » sur une base bilatérale ou intergouvernementale.

L'opération Sentinelle semble avoir toujours été menée dans l'objectif de rassurer les français sur le territoire, visant ainsi plus un but politique que militaire. Comment concilier cette double approche, entre un pur souci d'efficacité et un besoin de rassurer les Français ?

Avec cette attaque, c’est la sixième fois que les militaires de l’opération Sentinelle sont délibérément ciblés depuis le lancement de cette opération, mise en place après les attentats de janvier 2015. Les précédentes attaques qui ont visé des forces de sécurité depuis 2015 se sont ainsi multipliés en 2017 (février au Louvre, mars à Orly-Sud, avril sur les Champs-Elysées, juin sur le parvis de Notre-Dame et le dernier avant l’attaque qui a visé à Levallois-Perret, les 6 militaires de l’Opération Sentinelle, le 5 août, au pied de la Tour Eiffel).

Cependant, toutes les projections législatives, administratives, capacitaires ne seront, néanmoins suffisantes pour prévenir les attentats. L’on a coutume de rappeler que le risque zéro n’existe pas. Néanmoins, rien ne nous empêche de prendre 100% des précautions pour y tendre ! Il y a ainsi une différence notable - d’échelle - entre les outils nécessaires pour contrer le terrorisme et ceux qu’il convient d’appeler de nos vœux pour lutter contre le terrorisme.

L’équilibre est, en effet, particulièrement subtil entre une loi d’exception capacitaire, telle que prônée jusqu’ici, à travers la reconduite (le 8 juillet dernier, jusqu’au 1er novembre 2017) pour la sixième fois de l’Etat d’urgence depuis sa mise en place, le 14 novembre 2015, et la recherche d’une approche globale et dans l’inclusion de la sécurité dans le développement des territoires, de la prise en compte de la Realpolitik dans notre agenda international et de la résilience des citoyens, que demeurent nos meilleures armes nous permettant d’apporter une réponse efficace et pérenne contre l’ancrage durable du terrorisme.

Bref, il conviendrait sans doute de revenir à la logique qui sous-tendait cette défense opérationnelle du territoire (D.O.T.) que je mentionnais précédemment :  c’est-à-dire nous doter, à travers une réserve renforcée, de capacités de réaction face à des évènements exceptionnels nécessitant le déclenchement d’opérations importantes de protection et de secours. Ce volet faciliterait la constitution d’une réserve pleinement opérationnelle affectée en priorité à la protection du territoire et de la population. Il convient de souligner, en effet, que, malgré nos moyens permanents traditionnels (les forces de la gendarmerie et de la police nationale, les forces armées, la sécurité civiles,…), nous n’avons pas, à ce jour, une véritable et suffisante capacité de Défense du territoire - entendons une « défense sur le territoire » - et une défense civile adéquate pour nous permettre de faire face à des risques et à des menaces de grande ampleur, nécessitant la protection des installations vitales et des infrastructures névralgiques, des réseaux matériels et immatériels.

Il s’agit davantage donc de mettre sur pied des forces de sécurités plus nombreuses et diversifiées (police(s) nationales et municipales, gendarmes, forces armées, moyens dédiés des réserves militaires et civiles), tout en se laissant l’option de puiser dans l’expertise des anciens militaires et anciens policiers, dont beaucoup constituent l’ossature des activités privées de sécurité, qui regroupe peu ou prou plus de 400 000 personnes. Construire cet «  écosystème » sécuritaire serait très facilement mobilisable car réparti sur tout le territoire, dans une logique de proximité redonnant aux élus locaux, notamment les maires, les moyens d’assurer pleinement la sécurité de leurs administrés. Faut-il rappeler, que malgré les demandes insistantes de plusieurs élus, les maires n’ont pas accès à la liste des fichés S de leur commune, et ce depuis, un décret unique datant de 2010.

Il conviendrait, que le débat politique s’oriente aussi désormais sur la manière d’ancrer la résilience dans le lutte contre le terrorisme. Pour ce faire, c’est, bien évidemment, par l’apprentissage que tout démarre. Les Français, contrairement à leurs voisins, ne dispose pas d’une formation élémentaire à la conduite à tenir en cas d’attaques terroristes, ce que les anglo-saxons appellent le «  situation awareness ». Des tentatives modestes, mais qu’il convient de saluer, existent, au niveau des Service départementaux d’incendie et de secours (SDIS, à travers l’action des sapeurs-pompiers) ou encore à travers la diffusion de fiches sur la bonne conduite à adopter en cas d’attentat dans les lieux publics. Cela mériterait sans doute une généralisation, permettant - sous un nom ou sous un autre - à créer et à disposer de véritables « forces territoriales de réserve » et de « réserves opérationnelles du territoire ».

De ce point de vue, le débat ouvert, mais qui semble se refermer, sur la Garde Nationale était bienvenue.

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