Bruno Bich, l’héritier, tout faire pour protéger l’empire BIC des prédateurs <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Bruno Bich, l’héritier, tout faire pour protéger l’empire BIC des prédateurs
©

Série de l’été sur les héritiers

Bic, c’est d’abord un stylo à bille, connu dans le monde entier, mais c’est aussi une entreprise qui continue d’être contrôlée et gérée par la famille. Le potentiel de développement va passer sous la responsabilité de la troisième génération.

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

Voir la bio »

A 69 ans passés, Bruno Bich, le fils du fondateur, son père Marcel Bich, est revenu aux commandes opérationnelles le temps de préparer le successeur, un de ses fils. Affaire de famille, mais affaires réussies. La fortune familiale dépasse les 3 milliards d’euros à quelques millions près selon les cours de bourse, soit la 43ème fortune de France dans le classement Challenges 2017. Le problème dans les entreprises familiales, c’est de sécuriser l’avenir sans mécontenter de membre de la famille.

C’est à l’occasion de la publication de ses résultats annuels de 2015 que Bic a annoncé un changement de gouvernance. En effet, le directeur général, Mario Guevara, partant à la retraite, de même que François Bich, le directeur général délégué, le conseil d’administration du groupe a proposé de regrouper les fonctions de président et de directeur général et de nommer Bruno Bich au poste de PDG. Bruno était président du conseil d’administration. Il avait pris du champ. Mais la il revient aux manettes pour préparer l'avenir et protéger les intérêts familiaux.

Bruno Bich a déjà été seul aux commandes du groupe à partir de 1993, l’année où il avait succédé à son père et fondateur de l’entreprise, Marcel Bich. Jusqu’en à 2006 où il était devenu président du conseil d’administration. A 69 ans, une de ses missions sera donc maintenant de préparer un nouveau successeur aux fonctions de directeur général.

Mais l’entreprise Bic, c’est étonnant. Parce que pour les plus anciens, Bic évoque tellement de souvenirs, de nostalgie. D’abord le stylo à bille, celui qu'’on avait à l’école mais que la maitresse n’aimait guère. Pour elle, la plume et l’encre violette, c’était mieux…  Plus tard, Bic, ça a été le briquet avec lequel on allumait les premiers pétards ou encore les rasoirs qu’on empruntait à son père pour se couper les premiers poils, les soirs de boom… Dans les épiceries de quartier, Bic n’était jamais très loin des boites de Carambar ou de mistral gagnant… 

Bic est une marque tellement quotidienne, tellement ancienne qu'on en a oublié qu'elle est encore aujourd’hui la marque française la plus connue dans le monde. Le symbole mythique de la société de consommation. La marque existe depuis 60 ans maintenant. En apparence rien n’a changé. Et pourtant, tout a évolué. Les technologies, le marketing, les modes de distributions…

La taille de l’entreprise donne le vertige : 2 milliards d’euros de chiffres d’affaires et 409 millions de résultat. 21% de marge. Faut le faire dans un secteur comme celui de la consommation.

Mais le volume des productions est encore plus impressionnant. On n est plus dans une entreprise, on est dans un best of de Questions pour un champion :

Près de 20 millions de stylos à bille aujourd’hui, vendus par jour dans 160 pays. Depuis l’origine de l’entreprise, les usines Bic ont vendu plus de 120 milliards de Bic Cristal, la première pointe Bic, le produit fétiche, celui qui dans la gamme a toujours le plus de succès.  Mais Bic vend aussi 7 millions de rasoirs par jour et 4 millions de briquets par jour. 

Presque la moitié des ventes se fait en Amérique du Nord, l’autre moitié se répartit entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Sud. Dans tous ces pays, la marque est numéro 1 du marché pour les stylos, et les briquets, numéro 2 pour les rasoirs non rechargeables.

C’est une réussite incroyable mais revers de la médaille, on voit mal où peut être le potentiel de croissance. Quand vous êtes partout et que tout le monde vous connaît déjà, comment faire plus, comment faire mieux ?  D’autant que le monde est bouleversé par internet et le digital. Pour les indiens de la Silicon Valley, Bic, c’est un collector, le rescapé d’une planète disparue.

Alors, pour la première fois depuis presque 20 ans, les dirigeants de BIC ont décidé,  semble-t-il,  de sortir de leur discrétion et de s’expliquer sur cet avenir qui ne les inquiète pas. Parce que le projet de Bic, ce n’est pas de fabriquer des stylos digitaux ou des rasoirs connectés à internet. Ce n’est pas le sujet. Le sujet pour Bic, c’est d’élargir sa gamme de produits mais c’est surtout d’envahir la moitié de la planète qu'il n’a pas encore réussi à conquérir, c’est à dire toute l’Asie. L’Inde et surtout la Chine. La Chine qui continue de se gaver de pâles copies.

Les 7 milliards d’êtres humains qui peuplent la planète connaissent peut-être la marque, mais la moitié ne sait encore ni lire, ni écrire. On peut tout miser sur la formation par le digital oui, mais on peut aussi apprendre à écrire avec un Bic cristal à 10 centimes. Les perspectives de développement sont énormes.

Le génie du fondateur, Marcel Bich

Le succès mondial de cette entreprise est directement imputable à l’énergie du fondateur. Son énergie, ses intuitions, son caractère. Marcel Bich a tout inventé, tout construit, tout prévu. Il est responsable de tout. Des succès mais aussi des échecs, parce qu’il y en a eu quelques-uns. Il est mort en 1994. Il est mort à 80 ans,  En ayant programmé une stratégie de développement, imaginé les changements du monde, en ayant préparé ses enfants et la famille à sa succession. Et depuis qu'il est parti, depuis 20 ans, tout ce qui a été fait dans l’entreprise correspond à l’ADN qu'il avait écrite.

Alors l’image de Marcel Bich, est omniprésente bien sûr  dans l’entreprise mais elle n’est pas écrasante. L’image, c’est celle du capitaine d’industrie, mais c’est aussi l’image du barreur, du passionné de voile qu’il a été toute sa vie.

Marcel Bich est né baron. Baron, parce que son père était baron de cette noblesse savoyarde du XIXe siècle et que la Savoie était une province italienne. La légende raconte que la famille est très ancienne, qu’on retrouve des Bicchi dès le XIIIe siècle. Marcel est né dans le Val d’Aoste le 29 juillet 1914, le lendemain d’une déclaration de guerre qui va fracturer l’Europe

Son père était ingénieur, il n’avait pas de fortune mais il avait la bougeotte, donc le petit Marcel suivait avec les valises. Turin d’abord, Rome ensuite, puis Madrid où il ne se plait pas. A cause du paludisme et des bronchites. La famille y reste 2 ans, le temps pour Marcel d’apprendre l’espagnol.

En 1925, le père a une nouvelle lubie, nouvel exil, vers la France cette fois. Il veut monter une entreprise dans l’agriculture. Le projet est une fois de plus extravagant, il va y engloutir ce qui reste de l’argent de sa femme. Marcel, lui, a onze ans. Il est placé avec son jeune frère Albert comme pensionnaire chez les dominicains à Arcachon. Marcel Bich va considérer toute sa vie durant que les 5 années passées au collège de Saint-Elme ont été déterminantes. L’éducation, la tolérance des dominicains, le goût de l’effort, le sens de la responsabilité parce qu'il doit aussi s’occuper de son très jeune frère qui est un peu perdu. Et puis il y a le bassin, le bord de mer, la dune du Pila, les frites qu'il mange le jeudi sur la plage et les huitres sauvages, les pinasses et puis les voiliers… La voile, la  régate, c’est ici qu’il va contracter le virus de la voile. Il est violent. Force 7 au moins.

A 16 ans, quand il quitte Arcachon pour rejoindre Paris, il pleure son collège, ses copains, la voile, les régates. Il retrouve ses parents qui vivent très  chichement. Alors il est admis au lycée Carnot pour une prépa mais filera à la fac de droit pour passer sa licence.  Il ne se plait guère parmi ses fils de bourgeois, il est mal habillé, il se sent étranger, obligé de cumuler les petits boulots pour vivre. Il sait qu’il ne sera jamais admis dans les grandes écoles, jamais à Sciences Po. Il  ne dit rien, mais la blessure est profonde. Il est amer, surement !  Révolté ?  Pas sûr ! 

Ce qui est sûr par contre, c’est qu’à ce moment-là, il va se jurer d’être le premier. Alors le premier, mais où, dans quel domaine ? Alors ça,  il ne le sait pas encore, tous ceux qui l’ont approché à cette époque rapporteront cette énergie et cette certitude qu’un jour il réussirait.

Marcel Bich est naturalisé français avec ses parents en 1930 (la même année qu' Yves Montand), il fera son service militaire dans l’aviation. Il est très fier, d’être français sauf que c’est la guerre. Il est tiraillé. En Italie, Mussolini vient de pactiser avec Hitler pour poignarder la France. Mais l’Italie, c’est son pays aussi.

Marcel Bich ne peut pas supporter cette ignominie. Il assumera à la fois ses origines et sa nouvelle identité, mais il acquiert la conviction que l’avenir passera par la disparition de tous ces murs, de toutes ces frontières, de tous ces nationalismes. Il rêve d’une Europe ouverte, mais pour lui, l’Union européenne se fera par les consommateurs.

A la Libération, Marcel Bich entre dans une petite fabrique d’encre et de matériels de bureau. Il est malin et courageux, organisé, rigoureux et ambitieux surtout. Mais pas question de rester toute sa vie directeur de production pour faire fructifier une affaire qui ne lui appartient pas.

En quelques années, il a tout appris des encres d’écritures, il sait les modes de fabrication et surtout, il a l’intuition que les marchés vont changer. Avec un de ses amis, Edouard Buffard, qu’il a connu pendant la guerre, et qui est directeur d’atelier chez Stephens, une marque de stylos à plume chics et chers comme on en faisait beaucoup. Avec Edouard Buffard, ils vont se mettent à cogiter pour créer leur propre petite affaire parce qu’ils ont une idée de stylos qui pourraient marcher.

Cette idée, Marcel Bich expliquera qu’il l’a trouvée en poussant une brouette à la campagne.  Le terrain était  boueux et la brouette laissait donc une trace sur le sol en roulant. Il s’est dit, lui, le spécialiste des encres que si on laissait couler de l’encre sur la roue, la roue déposerait une trace.  D’où l’idée d’imaginer une roue minuscule à la pointe d’un réservoir d’encre pour pouvoir écrire sur du papier.

Racontée comme cela, l’idée parait géniale et Buffard est emballé. Sauf qu'il y a deux problèmes. Le premier, c’est qu’ils apprennent qu’un hongrois, Lazio Biro, a déjà inventé un stylo, qui marche non pas avec une roue mais avec une bille, le principe est donc le même. Le deuxième problème, c’est que ça ne marche pas bien, les stylos à bille du fameux Lazio Buro fuient et coulent, les clients se font rares, l’entreprise est au bord de la faillite.

Nos deux compères savent ce qu’il faut faire. Marcel Bich va racheter pour presque rien le brevet de Lazio Buro et Edouard Buffard lui, va dégotter un atelier de 300 mètres carrés à Clichy, 18 impasse des cailloux. Le local est minable, il reste deux machines rouillées. L’endroit est tellement sinistre que personne ne voudra leur prêter de l’argent pour acheter un truc en ruine.  

Ils vont donc rassembler leurs petites  économies et investir au total 500 000 francs. 500 000 anciens francs. En gros de nos jours, ça équivaudrait à 50 000 euros.

Et bien ces 50 000 euros représentent  les seuls fonds propres engagés par les deux associés. Aujourd’hui, le groupe vaut 6 milliards d’euros. Les Bich en possèdent plus de la moitié.

La société PPA, pour porte-plume, porte mines et accessoires, dont le président directeur général est Marcel Bich, débute son exploitation le 25 octobre 1944. Marcel Bich a trente ans. Pendant les quatre premières années, il fera tourner son affaire en se consacrant à la sous-traitance pour les grandes marques comme Waterman. En réalité, il travaille surtout à la mise au point du stylo à bille. Son obsession est de fabriquer un stylo très simple, très propre, un stylo qui ne bave pas  et qui trace un trait très fin et régulier. Un stylo qu’on jettera quand la réserve d’encre sera vide. L’idée nouvelle est là, dans le jetable. 

Mais pour qu’il soit jetable, il faut le vendre à un prix dérisoire. Il faut donc le fabriquer en très grande quantité. Concevoir des machines ultra sophistiquées. En fait, Marcel Bich ira chercher des machines qui servent à fabriquer des mouvements de montres suisses. Encore aujourd hui, les machines qui façonnent cette bille magique viennent de chez Jaeger Lecoultre, les maitres suisses de l’horlogerie. 

En 1950, la pointe Bic fonctionne, le Bic cristal peut sortir. Il n’a aucun concurrent. Le succès est foudroyant en France, en Europe. Tout le monde adopte la pointe Bic. Les instituteurs feront un peu de résistance mais abandonneront assez vite la plume Sergent major et l’encre violette. La plume gratte le papier, elle fait des pâtés. La bille flotte et trace un trait qui sèche, c’est propre et net. Techniquement, le seul vrai et grand secret du Bic cristal c’est la qualité de l’encre. La bille n’est rien d’autre qu'une roue de brouette améliorée. Enfin, très améliorée.   

Le Bic Cristal restera comme une des créations emblématiques du 20e  siècle. Le musée d’art moderne de New-York, le MOMA, a exposé dans ses vitrines un Bic fabriqué en 1955. Il ressemble comme un frère jumeau à ceux qu'on peut acheter aujourd’hui.

Jacques Séguéla qui a été le publicitaire de Bic pendant plus de 15 ans, considère que le produit est quasiment une œuvre d’art universelle.

Le produit plait, le produit se vend dans le monde entier mais le cœur du réacteur, c’est évidemment le système de production. Marcel Bich a fait son droit mais il est fils d’ingénieur. Ce qui l’obsède, c’est l’organisation des usines. Les process de fabrication, la vie des ouvriers.

Dans cette organisation des personnels, on lui reprochera évidemment son paternalisme. Il n’aime guère les syndicats. Mais ça marche d’abord parce qu’il paie bien. Ensuite, parce qu’il a de l’autorité. Il fait ce qu’il dit et il dit ce qu’il fait. Enfin, parce que l’entreprise tourne bien, elle crée des emplois. Le climat social est bon. En mai 68, alors que la France est arrêtée, les usines Bic continuent de tourner et Marcel va au bureau comme si de rien n’était. Et il y va en Rolls ou en Bentley. Il aime les voitures de luxe, mais s‘il utilise la Rolls pour aller à l’usine, c’est plus par provocation que par commodité. Et ça passe. On le respecte, Monsieur Bich.

En 1971, vingt ans après le lancement du stylo, Marcel Bich lance le briquet selon le même principe. Une technologie hyper sophistiquée, un mécanisme hyper sécurisé, un prix de vente dérisoire pour un produit qui sera lui aussi jetable. Pour aller vite, Marcel Bich va racheter Flaminaire, pas pour la marque, pour l’usine bretonne de Redon qu’il va rénover et agrandir. Aujourd’hui encore, l’essentiel de la production de briquet sort de l’usine de Redon.

Ces briquets sont produits à un coût inférieur aux copies que font les chinois alors que le salaire des ouvriers Bic est 20 à 30 % plus élevé que la moyenne des salaires versés dans l’industrie en Bretagne. Alors là encore, ça marche. 

D’autres marques essaieront de le concurrencer mais aucune n’y arrivera. Très vite, le briquet Bic s’installe en tête du hit-parade des ventes dans tous les pays du monde. 

En 1976, cinq ans après le briquet, Marcel Bich annonce à ses collaborateurs que Bic va lancer un produit totalement nouveau et encore une fois, le maitre-mot de la marque, jetable : le rasoir Bic. Même concept, même couleur, même souci de la technologie, de la fabrication, même prix dérisoire et même mode de distribution.  C’est jacques Séguéla qui proposera cette incroyable publicité pour les rasoirs, où Serge Gainsbourg, jeune vend sa barbe à BIC. La pub jugée trop provoquante ne sera jamais diffusée et restera dans les tiroirs de Jacques Séguéla. Le plus triste dans cette affaire sera Serge Gainsbourg

https://www.youtube.com/watch?v=osjkw0b0eZc

Pour Marcel Bich, on doit pouvoir acheter ses produits partout, en grande surface, au bureau de tabac, dans l’épicerie du coin ou dans les magasins de gare. Entre la boîte de Carambar et celle de mistral gagnant.

Partout en France. Partout dans le monde…

La conquête du monde, il y pense dès le départ. Et elle va commencer par l’Amérique. Paradoxalement, c’est la passion de la voile, cette fièvre qu'il a attrapée sur le bassin d’Arcachon qui lui permettra de pénétrer le marché américain.

Dès qu’il commencera à gagner de l’argent, Marcel Bich va réaliser deux rêves d’adolescent. Le premier, très visible, il achète une Bentley qu’il conduit lui-même pour le plaisir, c’est son jouet, son marqueur de réussite. Il en a vu des Bentley dans la ville d’hiver à Arcachon. Le deuxième rêve est plus secret, il acquiert un bateau mythique, le Shenandoah, une goélette en bois, construite aux Etats-Unis, un trois-mâts magnifique sur lequel il embarque toute la famille pour les vacances d’été.

Peu de gens ont eu le privilège d’approcher cette œuvre d’art. Marcel Bich  fuyait les mondanités. Il tutoyait tous les cailloux de la Méditerranée, il avait mouillé dans toutes les criques sauvages de la Corse ou de la Sardaigne, mais il ignorait superbement le golfe de St-Tropez.

Marcel Bich était discret dans l’expression de cette passion jusqu’au jour où il s’est mis en tête d’aller défier les américains sur leur propre terrain. La coupe of America, la régate la plus prestigieuse de tous les temps. Pour les passionnés de voile, c’est le graal, c’est l’escalade de l’Himalaya. C est le défi impossible. 

Depuis la création de cette épreuve par la reine Victoria, en août 1851, la coupe of America n’a jamais quitté la vitrine du Yacht-club de New-York. La course a lieu tous les trois ans, selon des règles un peu compliquées mais dont les américains sortaient chaque fois vainqueur. 

La préparation de la course relève d’un marathon de haute technologie et financier, le matériau pour  la coque, la coupe des voiles, la qualité du skipper, la prévision météo. Tout devait être réglé au micron près.

Cette obsession de la perfection correspondait bien à Marcel Bich. Alors, il va investir des sommes colossales (mais c’est son argent), il engage les meilleurs architectes, les meilleurs skippers : Eric Tabarly, Bruno Troublé,  Olivier de Kersauson.  Et comme dans son entreprise, Marcel Bich prend toutes les décisions. Seul. Dix idées par jour. Il était omniprésent. Autoritaire, coléreux, exigeant mais juste.

Il s’est engagé dans cette course de titans quatre fois de suite. En 1970 avec un bateau qu'il baptise le France, puis en 1974, 1977 et en 1980.  Les quatre fois, il échoue. Parfois de très peu.

Beaucoup se seraient effondrés, ruinés, humiliés... Marcel Bich en ressort grandi. La presse américaine et les milieux d’affaires découvrent un personnage hors norme, un français, qui plus est. Résultat : Marcel Bich réussit à transformer un échec cuisant en succès personnel et commercial. Parce que les affaires n’étaient jamais très loin de la passion.

Marcel Bich est donc entré sur le marché américain parce que, pour lui, c’est  la porte du marché mondial. Les produits existaient, les clients étaient innombrables mais les marques, il fallait les faire vivre, les installer dans la vie quotidienne. Marcel Bich avait du mal à écouter les hommes de marketing, lui qui faisait tout. Qui savait tout. 

Mais il ne faut pas croire que Marcel Bich n’a collectionné que les succès industriels et commerciaux. Dans la voile, alors que la France gagne sur tous les océans - sauf à Plymouth face aux américains - Marcel Bich sent bien qu'il y a là un marché colossal qui est en train de s’ouvrir. Il aurait voulu racheter Bénéteau dit-on, mais Bénéteau, piloté par la fille du fondateur, Annette Roux, n’est pas à vendre. Il est un peu vexé.

Alors, il  investira dans une entreprise de planche à voile du coté de la Trinité. La Trinité, c’est la Mecque pour les voileux français. La planche Bic gagnera l’estime des fidèles mais ne gagnera pas beaucoup d’argent. L’essentiel est qu'elle n’en perde pas. Marcel Bich ne l’aurait pas accepté, ses fils qui ont les commandes aujourd’hui non plus. L’entreprise existe, elle se diversifie dans le surf, le paddle, elle est solide. Très solide.

Bic a eu beaucoup moins de chance avec d’autres diversifications qu’il a tentées pensant que son concept pouvait se décliner à l’infini. L’achat des bas DIM ne sera pas un succès, malgré des campagnes de pub qui sont restées gravées dans toutes les têtes.

La reprise des crayons Comte sera un échec,  une marque forte mais décalée par rapport a l’univers des stylos Bic. Ces deux-là ne pouvaient pas se marier. Mais l'échec qui a le plus blessé l’entreprise, c’est le lancement raté d’un parfum jetable.

Car le secret, c’est que ces produits de grande consommation appellent une communication de masse. Pendant trois générations, Bic va accompagner tous les grands évènements populaires. A commencer par le tour de France. Bic est de tous les rallyes, dans tous les stades.

Devenu numéro 1 mondial, Marcel Bich a bien conscience d’avoir participé à l’émergence de la  société de consommation. Il est riche. Oui. Sur l’argent, il avait l’habitude de plagier une fable de la Fontaine : « Quand on n’a pas d’argent disait-il, c’est embêtant, mais quand on en a, on a des emmerdes. »  Alors, mises à part ses Bentley,  il n’étalait  guère les signes extérieurs de sa fortune. Il a tellement  travaillé qu’il brocarde les énarques ses bêtes noires et ignore les politiques qui lui font la cour.

Marcel Bich refusera toutes les interviews, toutes les photos. Ses apparitions publiques sont extrêmement rares et sobres. C’est sa façon à lui de savourer le succès et de se venger, avec discrétion, de toutes les humiliations qu'il a essuyées étant jeune. A Madrid, à Turin, à Paris au lycée Carnot quand on lui reprochait d’être aussi mal habillé.

La seule entorse qu'il fera à cette discrétion sera d’accepter d’introduire la société en bourse. Toutes les banques sont à ses basques. Lui ne voit pas l’intérêt. Il n’a pas besoin d’argent. L’entreprise n’a pas besoin de financement externe. Marcel Bich cèdera sans trop savoir pourquoi. Bic sera introduite à la bourse de New-York en 1971 et à Paris en 1972. Ce sera un feu d’artifice, une folie, des deux cotés de l’Atlantique.

Officiellement, Marcel Bich ne manifestera aucune satisfaction particulière. Le succès boursier ne change rien. Sauf peut-être pour montrer au patronat et à l’establishment français qui l’a toujours un peu méprisé, aux hommes politiques qui l’ont toujours ignoré, que le petit italien finalement existe.

Financièrement, l’introduction en bourse dégage quand même beaucoup d’argent, ce qui lui permet de préparer le règlement des droits de succession, et financera beaucoup de ses passions, la coupe of America par exemple ou la construction d’un terrain de golf en Sologne.

Une autre folie qui est très caractéristique de son caractère. Il veut que ce parcours de golf soit le plus beau du monde. Alors, dans le village des Bordes, en Sologne, on raconte que pour construire ce golf, Marcel Bich fera venir les 18 meilleurs joueurs du monde. Il demandera à chacun d’eux de nommer en toute liberté, le trou de golf qui, sur la planète, leur a toujours paru le plus spectaculaire. Il récupèrera la sélection des 18 meilleurs trous du monde et demandera à des architectes de les reproduire.

Il y a donc, aujourd’hui au cœur de la Sologne, un parcours fabuleux, qui est magnifique mais injouable parce que trop difficile. Même les plus grands champions refusent de s’y aventurer. Les Bordes n’appartiennent plus à la famille. Le domaine a été vendu à des japonais il y a déjà bien longtemps.

Marcel Bich est mort en 1994. Après avoir réalisé ses rêves et ses ambitions. Il a laissé une entreprise en bon état, très organisée, et surtout il a tout prévu pour sa succession. L’héritage ne posera aucun problème.

Bruno Bich, héritier de l’empire du stylo à bille

C’est Bruno Bich, le fils cadet, celui qui a fait une grande partie de sa carrière dans la banque d’affaires aux Etat- Unis, qui sera nommé aux commandes du groupe. Tout le monde est d’accord. Il faut maintenir le cap et la performance.

 L’équation du succès mondial de cette entreprise tient à trois ressorts très simples. Très simples oui, encore faut-il les assembler.

Le premier de ses ressorts, ce sont les produits. Les produits de la vie quotidienne, mais hyper technologiques avec des process de fabrication de masse qui les rendent imbattables au niveau des prix. On l’a vu. Sur ce point, les équipes dirigées maintenant par Bruno Bich suivent le cahier des charges. Sauf que le développement mondial a obligé l’entreprise a créé des usines de production près des centres de consommation. Aux Etats-Unis, au Brésil. Mais les process, les machines sont partout les mêmes.

Le deuxième ressort c’est le marketing et la publicité. Pas seulement pour faire connaitre le produit, mais pour que le produit raconte une histoire qui puisse parler au monde entier. Or, le monde entier a beaucoup changé depuis vingt ans. Il a donc fallu adapter un discours pour chaque marché local. Bic est une entreprise française, mais il n’y a qu’en France qu’on le sait. Peu importe !

Mais, allons plus loin, il a fallu aussi changer l’histoire que raconte le produit. Bic a fait sa fortune en devenant la marque fétiche de  la société de consommation. Le coup de génie au départ, c’est d’avoir conçu des produits jetables. J’achète, je consomme,  je jette, je rachète, je jette. Il y a trente ans, le concept était génial. Mais ça c’était avant. Du temps de Marcel Bich.  

Aujourd’hui, ce concept est ringard dans l’esprit du consommateur. Parce que  le consommateur se veut plus sobre, plus rationnel. Le miracle pour Bic, c’est qu’avec un contenu technologique beaucoup plus sophistiqué, les produits ont l’impertinence de répondre aux valeurs nouvelles du consommateur. Je n’achète plus pour posséder et accumuler ou pour jeter. Non, j’achète pour utiliser, je n’achète plus un objet, j’achète un service. Bic c’est un service, un service universel dans le monde entier.

Et cette histoire moderne, qui répond aux attentes contemporaines, c’est Bruno Bich qui l’a écrite.

Prenez le briquet, c’est le fumeur qui a fait son succès. Mais aujourd’hui, alors qu’on a appris a moins fumer, le briquet est resté incontournable parce que le briquet, c’est le feu, le feu de cheminée, le barbecue, c’est la lumière, celle de la bougie, c’est la fête ou la prière. C’est la vie. Les ventes de briquets n’ont pas baissé.

Prenez le rasoir. Ce n’est pas un produit de luxe. Non, on achète le moins cher possible pour son usage, son utilité. C’est l’outil le plus simple et le plus rapide pour se sentir propre et la propreté, c’est aussi la santé, donc la vie.

Quant au stylo, le fameux  Bic-cristal qui, pour une poignée de centimes, permet d’écrire partout. Or, l’écriture, c’est l’alphabétisation, la première  marche du progrès et de la civilisation. Les enfants du village africain ont plus besoin de stylos pour écrire que de téléphone portable. A l’autre bout de l’échelle sociale, les céréaliers de la Beauce comme les traders de Wall Street notent encore leurs bonus avec un stylo bille. C’est plus discret et plus sécurisé que l’I-pad.

Le troisième ressort du succès, c’est le développement. Quel est le potentiel de croissance quand sur un marché tout le monde vous connait déjà ?

Pour les dirigeants de Bic, ce n’est pas un problème. Il peuvent à l’intérieur de chaque grande famille de produits multiplier les diversifications. le Bic cristal a fait plein de petits enfants, des grands, des petits, des couleurs, il a même adopte des articles de papeterie. Des gommes de bureau. Même tendance dans le rasoir, le briquet. L’ADN  reste identique. Bic peut même aller jusqu’à apposer sa griffe sur des produits qui lui correspondent. L’accord passé avec Orange permet de vendre des mobiles rechargeables dans les bureaux de tabac  sous la marque Bic.  Des idées comme celles-là, dans l’impasse des vieux cailloux à Clichy, la maison en regorge. Encore faut-il que ce soit harmonisé avec le solfège écrit par le chef d’orchestre depuis l’origine.

Le vrai potentiel de croissance n’est pas là. Bruno Bich est très clair, l’ensemble du comité de direction a braqué les radars sur l’Asie. Bic a conquis et séduit la moitié du monde, l’Europe, la Russie, l’Afrique, l’Amérique du nord et l’Amérique du sud. Le seul continent qui lui résiste encore, c’est l’Asie.

Alors, Bic a déjà rompu les digues qui protège l’Inde. Le défi pour les dirigeants d’aujourd'hui, c'est donc de pénétrer le marché chinois.

Comment fait-on pour convaincre des chinois que les Bic cristal sont beaucoup plus performants que les copies qu’ils bricolent dans les faubourg de Shanghai, comment fait-on pour vendre des briquets très sécurisés au peuple le plus fumeur de la terre qui utilise des faux Bic qui peuvent exploser une fois sur deux ?

Dans une dizaine d’années, avec l’appui des moyens digitaux de communication, les réseaux sociaux, les expert estiment que les chinois choisiront définitivement l’authentique. En Asie, Bic va sans doute se sécuriser un demi siècle de croissance.

La femme de Marcel Bich, Laurence Bich, qui a raconté le parcours du baron dans un livre très touchant, confiait qu’au moment de sa mort et pour la première fois, il a regardé en arrière comme pour vérifier que la trace qu’il avait imprimé était bien droite. 

Cette histoire assez extraordinaire. Celle d’un homme qui, en poussant sa brouette, regardait devant lui la roue qui dessinait un sillon sur la terre boueuse, a mis au point des produits qui ont été les vecteurs les plus emblématiques de la société de consommation. Le groupe français est numéro un mondial de sa catégorie. Il s’est adapté à tous les changements. Il a  survécu à toutes les modes.

Premier de sa catégorie. C’était exactement ce que souhait Marcel Bich quand il trainait ses vieux pantalons du coté du lycée Carnot. Premier, il y est installé pour un bon bout de temps encore. Sa famille aussi. Un Bich succèdera à un Bich parce qu’il reprend les valeurs et l’ADN pour mieux s’adapter aux changements du monde.   

Cette histoire a fait l’objet d’un film, écrit et raconté par Jean-Marc Sylvestre. La saga Bic a été diffusée sur BFM Business, mais cette une histoire de famille est aussi accessible libre de droits sur « Youtube et Dailymotion ».

https://www.youtube.com/watch?v=qcyepwH47Jo

Copyright : Jmsprod

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !