Diplomatie en douceur
2017 ou la douce mais redoutable illusion de la bienveillance en politique
Emmanuel Macron se distingue des anciens chefs de l'Etat parce qu'il apporte plus de bienveillance. L'exercice du pouvoir n'est cependant pas bienveillant par nature. Il faut savoir faire preuve de violence. C'est ce qu'il a fait notamment en se séparant du chef des armées en juillet.
Eric Deschavanne
Eric Deschavanne est professeur de philosophie.
A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).
Paul-François Paoli
Paul-François Paoli est l'auteur de nombreux essais, dont Malaise de l'Occident : vers une révolution conservatrice ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Pour en finir avec l'idéologie antiraciste (2012) et Quand la gauche agonise (2016). En 2023, il a publié Une histoire de la Corse française (Tallandier).
Atlantico : Emmanuel Macron avait choisi de mettre sa campagne électorale sous le signe de la bienveillance, en indiquant notamment : "Depuis 18 mois, j’ai une règle de vie, pour les femmes et pour les hommes, comme pour les structures, c’est la bienveillance". Dans quelle mesure cette bienveillance est-elle de nature à répondre au "tragique" de l'histoire, est-elle adaptée au monde actuel ?
Eric Deschavanne : Je prends ce thème de la bienveillance très au sérieux. Il a joué un rôle déterminant dans la constitution de l'identité politique d'Emmanuel Macron et le succès de son entreprise de conquête du pouvoir. On peut cependant s'interroger, en effet, sur la possibilité et la pertinence de l'usage de cette "bienveillance" dans l'exercice du pouvoir.
Paul-François Paoli : Macron est un excellent rhétoricien, ce qui nous change de ses prédécésseurs. Sarkozy est un formidable orateur mais sa pensée personnelle est pauvre et inconsistante, sans parler de celle de Hollande ou de Chirac. Macron renoue avec une certaine verve à laquelle Mitterrand nous avait habitués. L'ennui, est qu'il est aussi un sophiste et qu'il est malaisé de savoir exactement en tête. Alors la bienveillance évidement, pourquoi pas ? Qui est contre la bienveillance ? Personne. On sait très bien que la politique est d'une extrême violence et que l'exercice du pouvoir n'est généralement pas d'une nature très bienveillante sans parler des relations de pouvoir à l'échelle internationale. Macron vient lui-même de le démontrer en sacrifiant un chef des armées qui avait le courage d'expliciter le malaise de l'armée française et ses raisons. Macron a-t-il fait preuve de bienveillance ? En l'occurrence, pas particulièrement.
Cette bienveillance prônée par Emmanuel Macron semble se combiner avec la "technique", un rationalisme illustré par le choix des ministres, et une certaine domination de l'administration sur le politique. Comment peut-on qualifier cette imbrication de bienveillance et de technique ?
Eric Deschavanne : La communication de Macron me fait penser à l'effet que me faisait le dentiste de mon enfance. Tandis que le grincement de la roulette annonçait le moment de torture, sa voix se faisait doucereuse à la lisière de la mièvrerie. Macron, c'est un peu cela : un rude et raide traitement technocratique des problèmes annoncé dans un sourire enjôleur à travers une communication nimbée de bienveillance. Fillon, à tout le moins, avait la tête de l'emploi.
Plus sérieusement, ce que vous appelez la "technique" n'est rien d'autre que l'administration rationnelle des affaires publiques. Le gouvernement efficace est le gouvernement rationnel, donc technocratique. De Gaulle l'avait compris, c'est pourquoi il a créé l'ENA. Le problème de l'art politique est de faire admettre au peuple cette administration rationnelle comme le médecin doit parfois faire admettre à son patient un traitement qui le contrarie. Problème déjà clairement posé par Platon, lequel ne croyait pas que la démocratie soit en mesure de le résoudre. La solution gaullienne consiste à générer par l'élection du président de la République au suffrage universel direct une relation de confiance entre le peuple et son chef – relation qui peut être fondée sur des affects, et non seulement sur la considération des intérêts (particuliers ou général). A gauche, cette relation est généralement médiatisée par l'idéologie, à droite, elle repose plus directement sur le charisme du chef. La République En Marche a une faible teneur idéologique et n'est pas encore traversée par des courants. Macron avait les mains libres pour constituer un gouvernement "technique", mais il sait aussi que son autorité ne repose que sur l'adhésion à sa personne, ce qui l'incline à cultiver le lien qui l'unit aux "Marcheurs", d'une part, et, pour les autres, la communication glamour.
S'agissant de l'inscription dans l'histoire de l'imbrication entre bienveillance et administration technocratique, on peut rappeler que, par-delà le phénomène Macron, elle caractérise selon Tocqueville le "despotisme" de l'État "prévoyant et doux" qui correspond à l'état social démocratique, marqué par l'égalité des conditions et l'individualisme. L'État social-démocrate, voire social-libéral, est au service des individus, et c'est au nom de la raison et de la bienveillance qu'il dépossède les citoyens, avec leur consentement, de la responsabilité de leur destin. Il semble toutefois y avoir chez Emmanuel Macron une double tentation contradictoire : celle de la bienveillance "verticale" de l'énarque social-démocrate, et celle du jeune libéral qui fait l'apologie de la réussite individuelle, de l'esprit d'entreprise, de l'égalité des chances, de la mobilité, et qui souhaiterait libérer les énergies et promouvoir l'autonomie de tous les acteurs politiques et sociaux. J'ignore dans quelle mesure ces deux tentations sont conciliables.
Paul-François Paoli : Il y a indiscutablement une dimension technique ou technocratique dans le dispositif macronien. En soit, cela n'est pas condamnable à condition que les objectifs soient clairs et définis. Les experts sont indispensables au pouvoir politique, mais celui-ci doit aussi définir un dessein clair. Est-ce vraiment le cas ? Il est encore trop tôt pour le dire. Sur de graves enjeux, les migrants, la politique internationale, la lutte contre l'islamisme, les relations avec la Russie etc. Les experts ne suffisent pas. Il faut aussi définir une politique. Macron veut relancer le couple franco-allemand. Soit, mais si Madame Merkel veut lui demander d'accueillir en France des centaines de milliers de migrants, que va décider Emmanuel Macron. Peut-il agir sans prendre en compte le désidérata des Français ?
Comment comparer cet attelage de bienveillance et de technique d'un point de vue international ? En observant les grandes puissances, de Donald Trump à Xi Jinping, de Vladimir Poutine à Angela Merkel, comment classer ces différents modèles au regard de leur "adéquation" au monde actuel et à venir ?
Eric Deschavanne : A l'ère moderne, les légitimités traditionnelles (aristocratiques et théocratiques) tendent à disparaître au profit de la seule légitimité démocratique. Quand un pouvoir ne repose plus que sur le consentement populaire, il n'y a plus - pour dire les choses simplement et de manière quelque peu caricaturale - que deux modalités d'exercice de l'autorité : soit celle-ci se fonde sur la peur, soit elle se fonde sur la bienveillance. Dans les régimes despotiques ou les "démocraties illibérales", c'est le management par la peur qui l'emporte, même si le culte de la personnalité s'efforce artificiellement de fonder l'autorité sur l'amour des sujets. Au sein des démocraties libérales, le fameux "despotisme prévoyant et doux" évoqué par Tocqueville n'est en réalité pas un despotisme : les gouvernants sont structurellement contraints à la bienveillance à l'égard de leurs administrés par l'association du suffrage universel et des libertés publiques. Je rangerais donc les chefs d'État dans deux catégories distinctes, et donc Macron et Trump, qu'en apparence tout oppose, dans la même catégorie des chefs d'État soumis aux règles de fonctionnement de la démocratie libérale.
Trump et Macron incarnent cependant de manière quintessentielle les deux archétypes de leaders démocratiques : le populiste clivant et transgressif, qui joue de la distinction ami/ennemi et du ressentiment populaire à l'égard des élites; et le représentant du "cercle de la raison", conciliateur et bienveillant, qui met en oeuvre une "séduction positive". Ce qui les oppose, ce sont deux manières de conquérir l'opinion et le pouvoir dans le cadre démocratique. Arrivés au pouvoir, ils sont toutefois soumis aux mêmes types de contraintes qui conduisent inévitablement à relativiser la différence des styles. Trump devra bon gré mal gré chercher à apaiser, à concilier et à s'accorder aux autres; il sera contraint aux compromis. Macron, quant à lui, comme l'illustre la gestion du conflit qui l'a opposé au général De Villier, parviendra difficilement à concilier sa règle de bienveillance avec la verticalité du pouvoir qu'il recherche. Le management par la seule bienveillance peut fonctionner au sein de République En Marche, puisqu'il s'agit d'un rassemblement fondé sur l'adhésion à sa personne. Arrivé au pouvoir, il fait l'expérience d'être une cible et sera confronté aux phénomènes de cour et d'isolement ainsi qu'aux rudes conflits qui opposent les intérêts, les idéologies et les cultures au plan national comme au plan international. La politique ne se confond ni avec la morale ni avec l'amour. On a d'ailleurs parfois le sentiment que l'épreuve de l'impuissance politique de la bienveillance comme principe d'action génère chez le président Macron un retour brutal du refoulé (la distinction ami/ennemi qui caractérise la politique), lequel se traduit par des manifestations d'autoritarisme et l'allergie aux critiques.
Paul-François Paoli : C'est évidemment là que le bât blesse. Les lois de la politique, notamment internationale relèvent plus de la pensée de Machiavel que de celle de Paul Ricœur. Macron est trop intelligent et subtile pour l'ignorer mais il a décidé de flatter le narcissisme humanitaire mais français et une sensiblerie passablement hypocrite. Que je sache, le sort des migrants n'empêche pas les Français de partir en vacances. Les Français veulent moins d'immigrés mais ils ne veulent pas qu'on les refoule manu militari comme vient de le proposer un chef de l'armée italienne. Ils veulent depuis toujours qu'on les tire du pétrin mais ils ne sont pas d'accord sur les moyens. Leurs goûts de l'homme providentiel leur vient de là. Résultat. Ils ne veulent plus admettre la violence intrinsèque de la politique et de l'histoire et de ce point de vue, Emmanuel Macron est parfaitement en phase avec eux.
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