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Procès en Turquie : Erdogan enterre les derniers vestiges de la Turquie moderne de Kemal
©REUTERS/Murad Sezer

Table rase

Turquie : le méga-procès des auteurs du Putsch raté de juillet 2016 contre Erdogan scelle la fin définitive du modèle kémaliste turc laïc et du pouvoir politique de l’armée

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Près de 500 suspects, essentiellement des militaires, sont poursuivis par la justice turque depuis mardi dernier pour leur participation présumée au coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 qui visait à assassiner le président turc Recep Taiyyp Erdogan. Dans le même temps, le Conseil National de Sécurité turc (MGK) et l’armée turque, qui contrôlaient en grande partie le pouvoir jusqu’au début des années 2000, sont totalement reprises en main par le pouvoir civil « national-islamiste » de l’AKP au pouvoir et de son chef suprême Recep Tayyip Erdogan. Victorieux de toutes les consultations électorales depuis 2002, ce dernier a réussi en avril dernier à faire réviser en sa faveur la constitution turque afin de s’octroyer la quasi-totalité des pouvoirs. Cette étape est cruciale car cette révision constitutionnelle marque à la fois le faîte de sa puissance politique et lui permet de donner l’estocade aux adeptes aux forces kémalistes-laïques qui président aux destinées de la Turquie depuis 1923 et l’abolition du sultanat-califat turco-ottoman par Atätürk l’apostat dont Erdogan rêve d’effacer l’œuvre « mécréante » et aculturante. 

Après maints procès et opérations de chasses aux sorcières contres les « gülénistes », les kémalistes ou les pro-kurdes, la dernière vague de répression est exceptionnelle par son ampleur et sa portée symbolique, tant en raison du nombre de suspects inculpés (500) que par sa nature, puisqu’une grande partie des officiers supérieurs et très hauts gradés de l’armée turque sont ainsi éliminés. Ces 486 « traîtres qui méritent le pire des châtiments », selon les mots d‘Erdogan, sont accusés d’avoir « violé la Constitution, essayé d’assassiner le président et tenté de renverser le gouvernement ». Rappelons les circonstances : le 16 juillet 2016, une partie de l’armée, l’aile la plus pro-américaine et supposément liée à la confrérie de l’ennemi d’Erdogan Fetullah Gülen (son ex-allié « islamiste modéré » réfugié aux Etats-Unis), lança un putsch dans diverses villes du pays et tenta d’assassiner Recep T. Erdogan en bombardant son palais présidentiel, mais la propagation de la rumeur sur les réseaux sociaux permit au leader turc chanceux non seulement d’échapper à ses ennemis mais surtout de lancer via la CNN turque ses partisans dans les rues pour faire barrage aux militaires. La victoire d’Erdogan fut l’incroyable purge opérée en réaction dans les milieux militaires, judiciaires, politiques, intellectuels, universitaires et médiatiques, laquelle justifia le renforcement autoritaire de ses pouvoirs. 

La reprise en main de l’armée turque après le coup d’Etat raté a permis de placer l’armée (jusque-là plus forte que le pouvoir politique, comme on le vit en 1997 avec le coup d’Etat contre de l’ex-mentor islamiste d’Erdogan, Necmettin Erbakan, alors premier ministre), sous le total contrôle du gouvernement et du président de la République. Preuve de la « dékémalisation » de l’Etat turc et de la réislamisation larvée et de jure de la société, les écoles de cadets dépendent maintenant du ministère de l’éducation et les élèves des lycées religieux peuvent désormais faire carrière dans l’armée. Au total, 50 000 personnes ont été arrêtées et plus de 100 000 limogées, dont 10 000 officiers dont 200 généraux supérieurs, soit plus de la moitié du total de l’élite militaire... Sans oublier des milliers de fonctionnaires, juges, professeurs et journalistes, dont 4000 magistrats radiés. L’armée turque est logiquement ressortie très affaiblie puisqu’une grande partie de sa chaîne de commandement et de compétence a été éradiquée. 

Concernant les droits de l’homme, des minorités (chrétiennes, alévies, kurdes, etc) et la liberté de presse, la Turquie est désormais l’une des plus grandes prisons pour journalistes au monde, prioritairement turcs, même si les étrangers ne sont pas en reste. Des centaines de journalistes sont en prison et des milliers ont été inculpés, limogés ou intimidés par l’Etat-AKP depuis les années 2000. La Turquie occupe de la sorte la 155e place sur 180 au classement 2017 de la liberté de la presse établi par RSF. C‘est dans ce contexte de répression de toute voie subversive que le journaliste français Loup Bureau a été récemment emprisonné après son interpellation au poste-frontière de Habur entre l'Irak et la Turquie à proximité de la Syrie, officiellement en raison de ses liens avec un groupe armé « terroriste » (les milices kurdes syriennes de l’YPG). Cette stratégie de répression des journalistes suspectés de relayer les idées des Kurdes séparatistes de Turquie ou de Syrie explique également l’incarcération récente d’autres autres français, comme Matthias Depardon, arrêté en mai 2017 pour avoir fait de la "propagande terroriste" au profit du PKK, avant d'être expulsé vers la France, ou encore, en novembre 2016, Olivier Bertrand, qui avait réalisé un reportage à Gaziantep. Sans oublier aussi des militants et journalistes allemands ou autres européens incarcérés ou inculpés pour des raisons similaires. 

Nihil novi sub sole…

En fait, la chasse aux sorcières turques anti-Erdogan et la dérive autoritaire, mégalomaniaque et néo-dictatoriale du « reis » n’a rien de surprenant et est loin d’être nouvelle. En effet, ce qui étonne et choque les défenseurs de la démocratie et des droits de l’homme en Turquie, c’est le fait que Occidentaux aient attendu les années 2013-2016 pour dénoncer l’évolution anti-démocratique du néo-sultan Erdogan et ses purges d’opposants tous azimuts. En réalité, n’importe quel observateur non complaisant sait que le président turc islamiste R. T. Erdogan - si souvent présenté jadis par la presse américaine et européenne comme un « démocrate musulman » exemplaire dont le pays «aurait un droit d’intégration dans l’UE », tire sa dérive non pas d’une « humiliation » due au retard de l’entrée de ce pays candidat (depuis 1987) dans l’Union ou même du choc consécutif au coup d’Etat manqué de juillet 2016, mais de sa propre généalogie islamiste qui est aussi celle du noyau-dur de son parti AKP. Et même si un Erdogan démocrate avait réellement existé jadis, sa dérive dictatoriale ne date pas de la révolte du jardin de Gezi en 2013 (« printemps turc ») ou du putsch manqué de juillet 2016, mais des années 2006-2008. C’est en effet à cette date charnière qu’Erdogan a commencé à dévoiler au grand jour son « agenda » caché islamiste-autoritaire et que les grands corps de l’Etat furent dékémalisés et confisqués par l’AKP : Conseil supérieur de l’audiovisuel, de l’Education, Conseil National de Sécurité, et surtout présidence turque. Jadis toujours confiée à un laïque élu au suffrage indirect – elle passa alors dans les mains d’un islamiste dès 2008 (à l’époque Abdullah Gül). C’est également durant ces années que fut lancé le méga-procès des anti-Erdogan et autres opposants kémalistes que l’on appelé procès «Ergenekon ». Rappelons de qui il s’agit, car cela vaut la peine pour les électeurs qui croient que la purge actuelle ne serait qu’une « réaction » au coup d’Etat manqué de juillet 2016 : Ergenekon est le nom donné en 2007 par le pouvoir AKP au « complot/réseau anti-Erdogan » qui aurait tenté de renverser le leader de l’AKP à plusieurs reprises entre 2005 et 2007. Ce réseau subversif, proche du même « Etat profond » kémaliste-militaire qui perpétra plusieurs coups d’Etats réussis contre des gouvernements trop islamistes, aurait été composé de militants d'extrême droite, de Kémalistes, de militants anti-islamistes de la gauche républicaine, d'officiers de l'armée et de la gendarmerie, de magistrats, d’intellectuels, professeurs, de journalistes et même de mafieux. L'affaire du « complot Ergenekon» est considérée par nombre d’observateurs et militants turcs d’opposition comme une invention du pouvoir qui aurait ainsi cherché à justifier des purges au sein de tous les pans de l’opposition anti-AKP.  La vérité est probablement plus nuancée. Toujours est-il que les procès Ergenekon (il y en eut plusieurs) à l’arrestation de 300 accusés entre juin 2007 et novembre 2009,, puis à l’inculpation de 194 autres. 

Voit qui veut voir, entend qui veut entendre, et vice versa….

Le processus actuel de dérive « national-islamiste » autoritaire ne peut donc surprendre que ceux qui ont bien voulu se laisser surprendre ou qui ont été complaisants envers un pays que l’on a étrangement présenté comme occidental, démocratique et euro-comptable au moment même où il a pourtant commencé à se réislamiser et à renouer avec son destin impérial ottoman-califal. Rappelons tout de même que cette même élite kémaliste et anti-Erdogan de l’armée qui a été progressivement éliminée depuis le milieu des années 2000 l’a été au nom même des « critères démocratiques européens ». De ce fait, elle était consciente du danger que constituait l’ouverture des négociations entre l’Union européenne et Ankara, sachant que le fameux « agenda caché » d’Erdogan consistait justement à utiliser « l’ennemi lointain » mécréant-utile européen et ses valeurs démocratiques comme une arme contre « l’ennemi proche » apostat laïque-kémaliste. J’avais dès 2002 décrit cette stratégie qui est le vrai programme idéologique et civilisationnel d’Erdogan qui se voit comme un « Atatürk à l’envers » dans mon ouvrage « La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste » ? (Syrtes, 2002). L’Histoire la plus récente de la Turquie a montré que ceux qui étaient opposés à la candidature d’Ankara à l’intégration dans l’UE étaient bien plus lucides que les faux naïfs qui plaidaient en faveur d’une intégration de ce pays jugé à tort encore laïque et pro-occidental alors que sa mutation civilisationnelle et idéologique néo-ottomane était bien engagée depuis la fin des années 1980. En 2007, déjà, l’état-major turc mit sévèrement en garde les élites turques laïques et kémalistes et elle tenta même sans succès de stopper le processus de candidature à la présidence de la République d’Abdullah Gül, alors proche de Recep Tayyip Erdogan. Aussi fou que cela puisse paraître, c’est alors les puissances de l’OTAN - Etats-Unis et Grande Bretagne en tête - puis la Commission européenne de Bruxelles, qui soutenaient activement Erdogan et sa stratégie de dékémalisation-réislamisation de la Turquie face au pouvoir jugé « anti-démocratique » de l’armée et du puissant Conseil de Sécurité Nationale (MGK) qui avait démis le gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan au nom de la « protection » des acquis kémalistes. C’est alors un « paquet de réforme » de l’Union européenne dans le cadre du processus d’adhésion qui réclama et obtint la réforme de ce MGK - devenu purement consultatif - et la fin du pouvoir politique des militaires, ceci au profit de l’AKP et d’Erdogan qui voyaient alors l’Union comme un bouclier face aux militaires turcs anti-islamistes. Cette armée fut par la suite comme on l’a vu affaiblie avec les grands procès du réseau « Ergenekon » puis plus récemment par ceux consécutifs au putsch manqué de juillet 2016 contre Erdogan. 

Certains disent que le « coup d’Etat manqué » du 16 juillet 2016 aurait été organisé par les proches d’Erdogan lui-même afin de justifier les purges consécutives. Cette théorie conspirationniste est bien entendu ridicule, car cette tentative de putsch est attestée par tous les services de renseignements du monde. Toutefois, il est vrai qu’Erdogan en a profité au point même qu’il l’a qualifié lui-même de catastrophe devenue « un don de Dieu ». Cela lui a en effet donné l’occasion inespérée d’éradiquer au nom même de la démocratie « menacée par les militaires putschistes », tous ceux qui lui faisaient obstacle. Et si de nombreux membres de la confrérie de Fetullah Gülen ont été incarcérés et leur leader (réfugié aux Etats-Unis) accusé d’avoir ourdi le complot (car les gülénistes s’opposaient à la dérive autoritaire), nombre des hauts gradés accusés, limogés et arrêtés sont en fait non pas des gülénistes mais des kémalistes et des nationalistes traditionnellement tout autant hostiles à la confrérie islamiste « modérée » de Fethullah Gülen qu’au pouvoir islamiste pro-frères musulmans de Recep T. Erdogan. Comme on le voit, si la tentative de putsch est avérée, les accusés n’ont pas souvent grand-chose à voir avec les comploteurs-putschistes.

Une aubaine pour les ennemis de la Turquie !

Pour les pays menacés par l’armée turque depuis des décennies (Grèce, Chypre) ou de façon récurrente (Irak, Syrie), l’affaiblissement de l’armée turque, qui a désormais deux fois moins de pilotes que d’avions et qui n’est plus capable de mener toutes ses missions après qu’Erdogan ait fait décapiter son élite dirigeante, est une excellente nouvelle ! Comme nombre de dictateurs qui ne font confiance qu’en leur garde personnelle, Erdogan estime que l’armée est suspecte par nature, d’où son obsession actuelle qui consiste plus à bâtir une structure militaire à ses ordres même au prix d’une moindre efficacité de son armée sur le plan opérationnel. 

Jadis adepte de la doctrine « zéro ennemis », cette même Turquie post-kémaliste et post-putschiste d’Erdogan n’a jamais été en aussi mauvais termes avec l’Egypte, l’Arabie saoudite, les Emirats (en guerre avec les Frères-musulmans et le Qatar défendus par Erdogan), la Syrie, l’Irak (en raison de la question kurde notamment), la Grèce, Chypre (avec qui les pourparlers de réunifications sont au point mort), et même ses anciens alliés Israël et les pays de l’Alliance atlantique. Signe qui ne trompe pas : plusieurs pays-membres de l’OTAN n’ont pas hésité à accueillir depuis juillet 2016 des officiers turcs qui ont fui les purges d’Ankara, ce qui a accentué les tensions entre Ankara et ces Etats de l’Alliance, d’où la stratégie de provocations verbales (et de chantage migratoire-financier) du néo-sultan à l’égard de l’Union européenne, de l’Allemagne et d’autres pays de l’OTAN jugés hostiles par leur soutien à l’opposition kurde/progressiste turque ou aux officiers fugitifs. Et la décision de la Turquie d’acheter des missiles S-400 à la Russie ne fait compliquer encore plus ses relations désormais dénuées e confiance avec l’OTAN, sans pour autant en faire un réel allié de la Russie qui se méfie de cet ennemi historique devenu un allié purement tactique et conjoncturel avec qui les dossiers divergents demeurent nombreux, à commencer par ceux du Caucase, de Syrie, d’Irak, d’Asie centrale et de Chypre-Grèce et ex-Yougoslavie... 

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