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Ces élus qui ont fait carrière sans expériences humaines et professionnelles
©Reuters

Bonnes feuilles

Le costume cintré et le verbe ciselé, ils se ressemblent presque tous. À mille lieues de la vraie vie, ils n’ont, pour la plupart, jamais posé un orteil dans une entreprise ou une administration. Contrairement à leurs aînés, ils n’ont pas fait leurs classes à l’ENA, mais auprès d’un chef de parti ou d’un député-maire. Des «apparatchiks» comme on dit, qui excellent dans les coups de billard à trois bandes et l’art du placement. De François de Rugy (En Marche !) à David Rachline (FN) en passant par Razzy Hammadi (PS) et Guillaume Peltier (LR), les professionnels de la profession squattent tous les bancs. Or certains d’entre eux multiplient les dérapages incontrôlés et précipitent la mort des partis traditionnels : salaires en or, emplois fictifs, business trouble... Extrait de "La République des Apparatchiks" de Jean-Baptiste Forray aux Editions Fayard (1/2).

Jean-Baptiste  Forray

Jean-Baptiste Forray

Jean-Baptiste Forray est rédacteur en chef délégué de La Gazette des Communes. Il a déjà publié Les Barons et La République des apparatchiks.

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« Comment faire carrière sans mettre un pied dans la vraie vie »

Dans une chronique publiée sur son blog une poignée de jours seulement après le déclenchement de l’affaire Thévenoud et intitulée « Le tunnel, ou comment faire carrière sans mettre un pied dans la vraie vie », Michèle Delaunay croque tout ce petit monde. Morceaux choisis : « Ces élus n’ont jamais connu la vie réelle, écrit l’ancienne ministre de François Hollande. Suivre de près météo, récoltes et prix des matières premières pour maintenir son exploitation agricole, répondre aux appels les nuits de garde, tout cela, ils n’en savent rien. »

La chronique de cette médecin des hôpitaux débarquée sur le tard en politique est une cure de jouvence pour les parlementaires blanchis sous le harnais. « Quand je vois les CV de tous ceux qui se revendiquent de la gauche du travail, je ne peux m’empêcher de rire, raille le sénateur ex-PS de la Côte-d’Or, François Patriat. Moi, j’ai été berger à huit ans. J’ai bossé dans les fermes pour payer mes études. J’ai vidé des camions. J’ai tout fait et j’ai exercé ma coupable industrie de vétérinaire pendant quinze ans. »

« Un rassemblement d’élus qui n’est pas fondé sur des expériences humaines et professionnelles, c’est tout de même un peu bizarre », rabroue le député socialiste de la Gironde, Alain Rousset, pour qui le phénomène dépasse amplement les frontières du PS. « Quand on est “monoproduit”, quand on ignore tout de ce qu’il se passe dans les bureaux, les usines, cela ne peut pas marcher. Cela explique largement l’échec de la politique aujourd’hui », ajoute le président de la Nouvelle-Aquitaine, spécialiste de la reconversion industrielle dans une autre vie.

Accusés d’être hors sol, les primo-députés de la filière politique se rebiffent. Contrairement à Michèle Delaunay, fille et épouse de hauts fonctionnaires, ils n’ont, arguënt-ils, jamais baigné dans les milieux de la noblesse d’État. Contrairement à l’ancienne ministre, ils ne disposent pas d’un patrimoine exceptionnel4. Guillaume Bachelay est fils et petit-fils d’ouvriers. Doublure de Manuel Valls à l’Assemblée et ex-assistant parlementaire, Carlos Da Silva a, lui, grandi entre un père OS et une mère secrétaire-comptable.

À l’origine, la professionnalisation de la politique constituait, d’ailleurs, un progrès démocratique. Nul hasard si l’indemnité des députés a été instaurée dans le même décret du 5 mars 1848 que le suffrage universel direct. Jusque-là, seuls les gens de fortune, capitaines d’industrie ou grands propriétaires terriens, pouvaient exercer des mandats. Face aux ploutocrates qui dénonçaient, dans ces indemnités, « un complot dirigé contre la bourse des contribuables », le député républicain Baudin est tombé en héros sur la barricade du 2 décembre 1851 après avoir lancé : « Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs. »

 Dans la solitude de leur permanence, les primo-députés de 2012 côtoient la misère. Pour la quasi-intégralité d’entre eux, ils ne souffrent pas de phobie administrative et paient leurs impôts rubis sur l’ongle.

On peut donc vivre « de » la politique et « pour » la politique, pour reprendre la fameuse classification de Max Weber, sans être totalement déconnecté.

La preuve : d’anciens assistants font de bons députés, en prise avec les grands enjeux de leur circonscription, comme Guillaume Bachelay sur les questions industrielles.

À Jacques Julliard, qui venait, en 1977, de publier un essai Contre la politique professionnelle, François Mitterrand rétorquait : « Vous êtes donc pour la politique amateur ? » « Un chef s’installe dans un restaurant. On est content qu’il ait appris avec les meilleurs », approuve un ex-attaché parlementaire. Et Gilles Boyer, directeur de campagne d’Alain Juppé en 2016 et candidat aux législatives dans les Hauts-de-Seine, de défendre à son tour la corporation : « Les apparatchiks sont comme les agents immobiliers. Il y en a quelques-uns qui sont véreux et tout le monde en pâtit. Mais au nom de quoi feraient-ils de moins bons élus que les autres ? Ils ont une connaissance du monde politique qui peut apporter un plus. »

L’anti-1981

Mais, qu’ils le veuillent ou non, les socialistes professionnels sont aussi le reflet d’un parti qui a perdu son ancrage dans la société. Si le PS, depuis le tournant de la rigueur de 1983, se fait le chantre de la « diversité » et de la « parité », il passe par pertes et profits la représentation de l’ensemble des classes populaires.

La commission Jospin, à l’origine de la limitation drastique du cumul des mandats à partir des législatives, le fait d’ailleurs remarquer dans son rapport final de novembre 2012. Si elle n’a pas abordé la question de « la diversité sociologique des assemblées électives », c’est tout bonnement parce qu’elle ne faisait pas partie « du périmètre de sa mission » fixé par François Hollande.

Il y avait pourtant urgence. L’hémicycle n’a jamais été aussi éloigné de la population. Les ouvriers et les employés, qui représentent 50,2 % des Français, y pèsent pour 2,6 %5. Un taux historiquement bas. L’Assemblée nationale ne compte plus qu’un seul ouvrier, René

Rouquet (PS, Val-de-Marne) – un député qui, cerise sur le gâteau, jette l’éponge cette année… À l’époque du parti communiste triomphant, dans la Chambre de 1946, l’Assemblée rassemblait 65 ouvriers. Même sous la IIIe République6, ce nombre avoisinait les 25 et les employés étaient également plus nombreux qu’aujourd’hui.

La filière politique profite à plein de ces failles. En l’espace de cinq ans, Olivier Faure est passé, au sein du groupe PS de l’Assemblée, d’un poste de bureaucrate (secrétaire général) au fauteuil de président. Tout comme son prédécesseur Bruno Le Roux, il a fait ses classes en tant que directeur de cabinet adjoint du premier secrétaire du PS7.

Cette petite République des attachés parlementaires et des permanents politiques marque une rupture dans l’histoire du socialisme français. Le PS d’aujourd’hui à l’Assemblée, c’est l’anti-juin 1981.

Les profs barbus qui faisaient leur entrée au palais Bourbon étaient les enfants du syndicalisme enseignant et du congrès d’Épinay, berceau en 1971 de la renaissance du PS. Ces secrétaires de section n’avaient pas été désignés pour leur maîtrise des arcanes de l’Assemblée, comme les attachés parlementaires de 2012, mais pour leurs brevets militants.

« Ils avaient une certaine ignorance du droit, confirme le président du groupe de l’époque, Pierre Joxe. Ils ne savaient pas ce qu’était un décret. Mais ils connaissaient notre histoire politique et sociale. Ils connaissaient Jaurès, Blum et Mendès France, et aussi les trahisons de Guy Mollet et compagnie… C’était une Assemblée de militants, comme en 1848. Et ils avaient tous un métier. »

Dans les eaux glacées du calcul égoïste

Tel n’est plus le cas. Pour la plupart des quadras du groupe PS, attaché parlementaire n’a pas été un métier, mais un marchepied. Contrairement aux députés de 1981, ils ne portent plus une espérance collective. Sur les ruines des idéologies prospère une nouvelle catégorie de députés : les auto-entrepreneurs de la politique.

Jamais, de mémoire de parlementaire socialiste, on n’avait vu cela : amendements perso, prises de parole interminables en réunion de groupe, tweets intempestifs… Pour le groupe PS, la mandature a ressemblé à un congrès sans fin des Verts. Mi-communicants, mi-pros de la politique, de jeunes loups ont pris d’assaut les Quatre Colonnes. Tantôt guérillero, tantôt godillot, chacun, à l’instar du député de Seine-Saint-Denis, Razzy Hammadi, a fait rayonner son personal branding, sa marque personnelle en bon français.

Au cimetière, les éléphants. Au rancart, les antiques disciplines de courant. À la place, des individus.

Marx et Engels l’avaient écrit voici plus d’un siècle et demi dans leur Manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste. »

Le faux CV de  Le Roux

Exit, les années 1981-1984 où Pierre Joxe envoyait une escouade de surveillants salle des Quatre Colonnes pour tirer les oreilles des députés trop bavards. Les parlementaires pris en faute étaient, aussi sec, convoqués dans le bureau du président. « Les députés qui sortaient de cette école-là savaient décider, fait valoir Jean-Pierre Balligand, député de l’Aisne de 1981 à 2012. Il n’en est plus rien. Il y a autant de différence entre Pierre Joxe et Bruno Le Roux [président du groupe entre juin 2012 et décembre 2016] qu’entre un instituteur de la IIIe République et un prof de banlieue dépassé. »

Voici un peu plus de trente ans, la règle était claire au groupe PS : « On votait sur tous nos choix. L’autorité consistait simplement à appliquer ce qui avait été voté en réunion, raconte Pierre Joxe. Ce n’est plus le cas. Bruno Le Roux ne sait sans doute même pas que cette règle existe. Tous ceux qui connaissent Bruno Le Roux ont pour lui une grande commisération. C’est lui qui, en 2001, nous a fait perdre la mairie d’Épinay… »

Ce déficit d’autorité, source d’insécurité politique, n’a pas empêché Bruno Le Roux d’être nommé fin 2016 au poste le plus régalien qui soit : ministre de l’Intérieur… Une promotion aussitôt marquée par un gros couac. Sur le site du gouvernement comme sur le sien, l’impétrant est présenté comme un ancien élève de HEC et de l’ESSEC8. Pas la moindre trace, pourtant, de Bruno Le Roux dans les annuaires de ces prestigieuses écoles de commerce. Et pour cause. Comme finit par le reconnaître son cabinet, plaidant l’erreur, le nouveau ministre n’y a jamais mis les pieds. La promotion de Bruno Le Roux ne laisse pas d’interroger.

 Ses trois mois passés à l’Intérieur, interrompus à cause de l’affaire rocambolesque des CDD d’assistantes parlementaires de ses filles lycéennes, sont-ils un simple accident de l’histoire ? Ou la présence de l’apparatchik dans le fauteuil jadis occupé par Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement n’est-elle pas, plus profondément, un signe, parmi tant d’autres, de l’abaissement du personnel politique tout entier ?

 Extrait de "La République des Apparatchiks" de Jean-Baptiste Forray aux Editions Fayard 

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