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Voilà pourquoi les pauvres ont plus de difficultés à arrêter de fumer et ce que cela dit sur notre société
©Reuters

Journée mondiale sans tabac

Le 31 mai est la journée mondiale sans tabac. Un récent rapport commandé par l'Etat montre cependant que les récents efforts de sensibilisation en la matière se sont montrés bien vains...tout particulièrement dans les milieux les plus démunis, pauvres, jeunes et chômeurs.

Philippe Bataille

Philippe Bataille

Philippe Bataille est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et directeur du Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Il est également membre du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. Ses recherches ont entre autres porté sur le racisme et la discrimination, le sexisme et le féminisme, et plus récemment sur l’expérience médicale et sociale de la maladie grave. Ses travaux actuels suivent ce qu’il advient de la catégorie de sujet dans la relation médicale et de soin. Les recherches en cours suivent des situations cliniques empiriques qui suscitent de si fortes tensions éthiques qu’elles bloquent le système de la décision médicale (éthique clinique), et parfois la conduite de soin (médecine de la reproduction et en soins palliatifs). Son dernier ouvrage est "Vivre et vaincre le cancer" (2016, Editions Autrement).

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Une enquête de Santé Publique France montre que les non-diplômés et les chômeurs font partie des catégories sociales les plus touchées par le tabagisme. Leur consommation n'a pas diminué voire même augmentée ces dernières années alors que le tabac ne cesse de voir son prix augmenter depuis quelques années. Qu'est-ce qui explique ce paradoxe ?

Philippe Bataille : Tout d'abord il faut bien voir qu'il s'agit d'une tendance générale. Dans tous les pays du monde, ce sont les catégories sociales les moins favorisées qui sont concernées par les plus forts taux de tabagisme. C'est un phénomène qui a été clairement observé. On observe un accroissement très net du phénomène, et même un alignement au coût alimentaire : c'est donc même sa proportion qui augmente. Ce qui fait que le phénomène est d'autant plus marquant qu'il représente un coût économique pour l'individu de plus en plus important dans nos sociétés modernes. 

On sait que les pauvres payent tout plus cher que les autres. Le tabac représente une dépense qui pour le coup est encore plus chère pour le pauvre que ce que cela peut représenter pour d'autres qui en plus en font l'économie. Le phénomène est aggravé et la conséquence sur le budget des pauvres en devient presque irrationnelle.

« Les fumeurs des catégories sociales les moins favorisées sont aussi nombreux que les autres à tenter d'arrêter de fumer mais ils y arrivent moins souvent » affirme la même enquête. Ces difficultés sont-elles comparables à celles qu'ont les mêmes catégories à combattre l'obésité et autres mauvaises habitudes alimentaires ? Quel est le biais commun ?

Vous avez raison d'élargir la question pour ne pas en rester au tabac et aux revenus. Il est important de comprendre ce qu'est la réalité du pauvre, à savoir que les critères de pauvreté peuvent aussi être les diplômes par exemple, tout comme les habitudes alimentaires... Quels que soient les indicateurs que l'on applique à la personne pauvre, tous sont rouges ou mauvais. On a vraiment une combinaison de facteurs défavorables y compris le tabac et qui se cristallisent  dans cette population dans laquelle l'explication est la moins vraisemblable. L'idée n'est pas de partir sur un approche qui s’intéresserait à la « culture » du pauvre, à ses habitudes, à ses normes ou la reproduction sociale, tout cela étant vrai par ailleurs. Il faut voir que le pauvre est dans un parcours personnel dans lequel les raisons d'arrêter de fumer ne sont pas suffisantes pour lui pour qu'il le fasse. Il peut arriver à tout le monde d'avoir un cancer, un problème au cœur, ou par exemple d'être fumeur. Pour régler ce problème, la réaction va être d'y mettre les moyens économiques, de changer de cadre, d'arrêter de travailler pour se concentrer sur une rémission. C'est un moment de reconsidération de ses habitudes et de transformations de celles-ci. 

Ces choses arrivent aux pauvres, mais ceux-ci n'ont pas de ressources pour prendre ce temps et ces moyens d'accompagner la reconsidération de ses pratiques habituelles. Prendre un abonnement dans une salle de sport, prendre du temps pour habituer son corps aux nouvelles pratiques, changer des pratiques à risques par des divertissements... tout cela paraît simple mais a un coût très important dans les faits ! La capacité à saisir l'opportunité qui facilite l'estime de soi, l'accompagnement et la confiance dans sa capacité à surmonter une difficulté, est moindre pour un pauvre que pour un riche. Car tout ce qui pousse à faire des choix ne facilite par le bon, c'est quelque chose que j'observe particulièrement dans le cas des maladies chroniques. Comment en ce qu'on les surmonte ? En lisant le livre de Christophe André, en faisant un effort de concentration et en trouvant en soi les ressources nécessaires pour surmonter une maladie souvent grave type cancer. 

La transformation sociologique du pays repose sur quelque chose qu'on critique sans cesse mais qu'on mobilise tout le temps : l'individu. L'individu comme une entité capable d'arbitrer et puis de faire des choix. Après il y a des choix rationnels comme irrationnels. 

Ce qu'on observe dans le cas du tabagisme chez les pauvres, c'est l'importance des décrochages. Nous sommes face à un individu dans la Modernité, au sommet de sa subjectivité et qui par cela fait des choix mais aussi adopte des conduites qu'il estime valable pour lui, même si elles peuvent parfois comporter des risques. Ce sujet-là quand il est pauvre n'a pas les moyens de les faire valoir avec une forme d'enlisement qui n'est pas simplement la traduction d'inégalités sociales mais aussi une conscience de soi comme être limité. Ils se trouvent de fait que les pauvres ont des problèmes de mobilité sociale et territoriale qui le rende moins performant pour s'approprier les outils de l'individualisme. Et il ne faut pas nier le coût financier et social d'un tel effort : arrêter de fumer est un investissement complet sur une période conséquente que tout le monde ne peut pas intégrer à sa stratégie individuelle, c'est un coût important déjà pour des revenus et classes plus moyennes. Il faut de l'argent pour arrêter de fumer, contrairement à ce que l'on entend. 

Ce rapport montre un certain échec des pouvoirs publics pour lutter contre le tabagisme. Qu'est-ce qui ne fonctionne pas dans les stratégies de communication aujourd'hui, par exemples les messages affichés sur les panneaux publicitaires ?

Le problème de ces campagnes est leur brutalité, leur côté assommant, leur manque flagrant de pédagogie. Sur toutes les questions de santé, comme de décrochage scolaire, nous avons observé qu'il fallait laisser la place de sujet agissant pour qu'il agisse : c'est l'idée même de la démocratie participative. On touche à des problématiques qui ne sont pas adaptée à cette dimension. Lier une question morale à une question économique globale (tu coûtes de l'argent à la société donc c'est mal) est inefficace, car le message n'est pas perçu par un individu mais par un membre d'une société jugé par celle-ci. La brutalisation du corps du malade présentée par certaines images fonctionne un peu pareil.

On sait tous qu'il faudrait moins fumer et ce message est clairement passé dans la population. Maintenant, il faut lui montrer les perspectives positives, les avantages réels de l'arrêt de la cigarette. Il faut qu'il ait intérêt à arrêter malgré un faible revenu, et ce au moins dans la stratégie qu'il choisit.

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