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Pourquoi Philippe Martinez devrait se méfier de ses sources lorsqu’il affirme que le mal être au travail coûte 13500 euros par an et par salarié
©François NASCIMBENI / AFP

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La tête de la CGT semble faire comme si l'étude qu'il cite était vraiment fiable, alors qu'il semble très claire qu'elle omet le principe de différence compensatoire.

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul est économiste et professeur à l'université Toulouse I.

Il est l'auteur du rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) intitulé Immigration, qualifications et marché du travail sur l'impact économique de l'immigration en 2009.

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Atlantico : Un rapport de 2013 d'Apicil Mozart-Consulting affirmait que la pénibilité au travail coûtait 13.500 euros par salarié et par an aux entreprises françaises. Peut-on vraiment faire confiance à ce chiffre ? 

Gilles Saint-Paul : Ce qui est intéressant dans ce rapport, ce n’est pas le chiffre en lui-même mais le fait que les entreprises se penchent sur la question. Cela signifie que le bien-être au travail est un facteur de productivité et qu’investir dans celui-ci permet dans une certaine mesure de gagner de l’argent.

Cependant, la notion de pénibilité est mal définie et ne représente un coût que dans la mesure où les entreprises la gèrent incorrectement. Dans bien des cas, la pénibilité résulte de la nature même de la tâche à effectuer et la réduire est illusoire. Qu’on songe aux mineurs de fond, aux personnels des urgences, etc. Cette pénibilité est-elle-même rémunérée par un mécanisme que les économistes appellent « différences compensatoires » : à qualification donnée, un emploi pénible sera mieux rémunéré qu’un emploi peu pénible. Ainsi, cuistots, déménageurs ou chauffeurs de taxis sont mieux payés qu’employés de bureaux ou plantons. Et parmi ces derniers, ceux qui travaillent la nuit gagnent plus.

Existe-t-il des indicateurs fiables sur les véritables coûts de la pénibilité du travail ?

Il existe des indicateurs indirects comme ceux ayant trait aux accidents du travail ou aux maladies liées à celui-ci. Des organismes comme le BIT ou l’OMS compilent ces statistiques. Cela ne nous donne pas une idée sur ce que serait un niveau optimal d’accidents du travail, mais permet d’effectuer des comparaisons internationales. Selon ces comparaisons, la performance de la France est mauvaise au regard de son niveau de développement économique. En ce qui concerne les accidents du travail mortels, avec 3 pour 100 000 elle se situe à un niveau comparable à la Lettonie ou la République Tchèque, alors que le taux correspondant est de 1.5 pour 100 000  en Espagne et inférieur à 1 pour 100 000 en Allemagne ou au Royaume-Uni.  En ce qui concerne les arrêts de travail pour cause de maladie, les données sont plus difficiles à interpréter car elles ne résultent pas seulement des conditions de travail mais aussi de la générosité du système d’assurance sociale. Ainsi, les pays scandinaves qui ont une très bonne performance en matière de décès sont parmi les moins bien classés sur l’incidence des arrêts de travail. La France dont le système social est également généreux n’est pas très bien classée non plus, mais on ne peut pas en tirer les mêmes conclusions que des statistiques de décès. 

Il existe aussi des indicateurs subjectifs mais ceux-ci sont sujets à caution. Ainsi, sur le plan des perceptions subjectives, les travailleurs français considèrent leur emploi comme relativement peu risqué si on compare leurs réponses à celles d’un grand nombre de pays européens : ils sont certes moins optimistes sur la question que les Allemands ou les Britanniques, mais nettement plus que les Espagnols ou les Lettons. Mais si l’on rapproche cette perception de notre mauvaise performance en matière  d’accidents fatals, elle semble erronée.

Quelles sont les pistes pour intégrer cette question de la pénibilité du travail sans pour autant mettre en danger le bon fonctionnement du marché du travail aujourd'hui ?

Comme l’indique la notion de différence compensatoire, le marché du travail tend à traiter spontanément la question de la pénibilité au moyen de différentiels de salaires. En effet, sous le jeu de la concurrence, pour qu’un travailleur accepte un travail pénible plutôt qu’un travail peu pénible, il faut lui verser une compensation. Et cela est largement le cas, dans une certaine mesure. Mais certaines entraves au marché peuvent l’empêcher de faire correctement ce travail de « pricing » de la pénibilité. Ainsi, les grilles de salaires imposées par les négociations de branche reflètent plus les rapports de force au niveau des négociations salariales que la nécessité de mettre en œuvre des compensations – celles que prévoient les conventions collectives ne reflètent pas forcément les facteurs fondamentaux et l’évolution des conditions de travail. De même, le SMIC crée un plancher salarial qui égalise la rémunération pour des métiers dont le degré de pénibilité diffère. Enfin, la persistance du chômage de masse permet aux entreprises d’embaucher des travailleurs pour des tâches pénibles sans forcément proposer de supplément de salaire. Dans une économie où les salaires sont rigides et où le chômage prévaut, un emploi pénible représente plus un emploi facile à obtenir qu’un emploi mieux payé. En conclusion, le retour au plein emploi dans le cadre d’un marché du travail plus flexible entraînerait ipso facto une distribution des salaires qui prendrait mieux en compte la pénibilité. 

Ajoutons que le progrès technologique tend à réduire la pénibilité en introduisant des technologies plus propres et moins intensives en effort physique. La croissance économique a aussi pour effet d’accroître la valeur de la compensation pour pénibilité, parce que dans une économie prospère il est moins coûteux pour un travailleur de se passer d’une certaine somme, alors que cette somme pourrait être vitale dans un pays peu développé. Ainsi, dans un pays plus développé, les travailleurs exigeront naturellement une prime de pénibilité plus élevée, à l’équilibre de marché.  Ce qui implique qu’investir dans le bien-être au travail est d’autant plus rentable pour les entreprises. 

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