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Où sont les chiffres ? 
Immigration, ce débat que la France 
s’impose à l’aveugle
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Tabou français

"Pour relancer dans de bonnes conditions l'intégration, il faut diviser par deux le nombre de gens que nous accueillons" : Invité sur France 2, dans l'émission "Des paroles et des actes", Nicolas Sarkozy a remis ce mardi soir le thème de l'immigration au centre de la campagne présidentielle. Mais qui peut aujourd'hui prétendre en France disposer d'études solides sur cette question ?

Michèle Tribalat

Michèle Tribalat

Michèle Tribalat est démographe, spécialisée dans le domaine de l'immigration. Elle a notamment écrit Assimilation : la fin du modèle français aux éditions du Toucan (2013). Son dernier ouvrage Immigration, idéologie et souci de la vérité vient d'être publié (éditions de l'Artilleur). Son site : www.micheletribalat.fr

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En matière d’immigration, on a pris l’habitude en France de considérer que les faits sont matière à opinion et que chacun peut choisir l’information qui conforte son propre système de pensée. Comme le soulignait Jean-François Revel dans son ouvrage La connaissance inutile : "Le système de la démocratie, fondé sur la libre détermination des grands choix par la majorité, se condamne lui-même à mort si les citoyens qui effectuent ces choix se prononcent presque tous dans l’ignorance des réalités, l’aveuglement d’une passion ou l’illusion d’une impression passagère." 

Ainsi, l’indigence de la production statistique française sur un sujet aussi complexe que l'immigration rend l’information produite beaucoup plus approximative et sujette à controverse.

Quel indicateur choisir sur les flux migratoires ?

Le jugement que l’on pourra porter sur les flux migratoires actuels dépendra de l’indicateur choisi. Si l’on prend pour argent comptant le solde migratoire estimé chaque année par l’Insee, on aura l’impression d’une immigration plutôt modérée (+74 000 en 2008). Si l’on se réfère aux flux d’entrées d’étrangers ayant reçu un premier titre de séjour d’au moins un an en 2008, ce sera 211 000. Rien à voir. On peut encore, pour la même année, estimer le solde migratoire propre aux immigrés, ce que j’ai fait : environ 141 000. Ce qui suppose un solde migratoire négatif pour les natifs d’à peu près 67 000 personnes.

Si nous disposions, comme dans les pays du nord de l’Europe, des données sur les entrées et les sorties des uns et des autres, toutes ces informations seraient sur la table, car publiées annuellement par la statistique publique. Ajoutons à cela que le règlement européen de 2007 sur la définition de l’immigrant, appliqué par anticipation depuis des années à l’Ined, ne l’est plus du tout aujourd’hui. L’Ined a abandonné l’étude des flux migratoires si bien que la série des flux d’entrées qu’il produisait s’arrête en 2008. Le démographe Xavier Thierry n’a reçu aucune reconnaissance de la part de l’institution pour son travail. Il est passé à autre chose et le sujet est désormais en déshérence.

Offrir une information de qualité sur l'immigration n'est pas une priorité pour les dirigeants politiques

Le ministère de l’Intérieur produit lui aussi des informations selon d’autres critères encore. L’application informatique centralisée de la gestion des titres de séjour qui devait être renouvelée et étendue à d’autres ministères ne l’a pas été. Nous avions une application centralisée d’où sortait l’essentiel de l’information sur les flux d’entrées d’étrangers qui a perdu de son exhaustivité depuis que les visas de long séjour font office de premiers titres de séjour.

L’enregistrement des flux d’entrées est donc redevenu morcelé comme cela a été le cas jusqu’au début des années 1990. Ces reculades me laissent à penser que l’information de qualité n’a jamais été et n’est toujours pas une priorité de ceux qui nous gouvernent.

Etudier l'impact de l'immigration : difficile et complexe

Il est des sujets tellement complexes que l’établissement des faits est difficile en lui-même, même lorsqu’on a des données bien faites. C’est par exemple le cas des études d’impact de l’immigration. Ce sont les sujets à la fois les plus difficiles et les plus contentieux. Les résultats peuvent s’avérer contradictoires. 

C’est le cas encore aux États-Unis, où ces études sont nombreuses contrairement en France. Les désaccords scientifiques ont été très utiles pour perfectionner les méthodologies. Si l’on ne se pose pas un certain type de question, il n’y a aucune raison pour que les réponses apportées soient de mieux en mieux établies. Le manque de curiosité est sanctionné par un sous-développement des outils et des méthodes propres à la satisfaire.  

Quand la morale rend l'étude de l'immigration taboue...

Une autre explication tient à la relégation de la vérité factuelle derrière son effet possible sur l’opinion publique. Cette hiérarchisation morale de l’information touche toute la chaîne, de la confection des données à leur diffusion et à leur réception. Yan van Beek, un chercheur néerlandais parle de lecture morale selon laquelle un savoir n’est pas jugé en fonction de son mérite factuel mais en raison de ses conséquences sociales, politiques ou morales. C’est une telle lecture morale, dit-il, qui explique pourquoi l’impact économique de l’immigration est très longtemps resté un tabou aux Pays-Bas. D’ailleurs, l’Agence européenne pour les droits fondamentaux (FRA) considère comme une forme subtile de racisme le simple fait de suggérer que l’immigration pourrait représenter un coût économique pour un pays d’accueil. Hans Jorgen Nielsen, professeur à l’Université de Copenhague parle, lui, de normes pour désigner ce qu’il est permis d’écrire au sujet de l’immigration et comment ce sujet peut être traité. Normes qui varient d’un pays à l’autre.

En France, avoir une opinion positive en soi sur toute question qui a trait à l’immigration c’est donner le signe de connivence nécessaire pour recevoir des gratifications morales et montrer que l’on a accepté les convenances qui régulent le débat autorisé sur l’immigration. Le cadre moral de ce discours est, comme dans d’autres pays européens, celui de la deuxième guerre  mondiale. Ainsi, Un collègue, Hervé Lebras, dans Le Point, en 2010, a comparé mon travail d’estimation des populations d’origine étrangère au Protocole de Wansee de 1942 sur la solution finale. Mais en faisant une erreur historique sur le contenu du protocole qui n’a été relevée par personne dans la rédaction du Point et que j’ai été la seule à signaler. Manifestement, quel que soit le contenu du protocole de Wansee, seul le caractère infamant de l’analogie comptait. On pourrait citer à ce propos le point Godwin ou encore les propos plein d’esprit de Jean-François Revel à propos de l’impasse dans laquelle conduit la fascination pour la référence nazie : « Si tout comportement xénophobe, se limitât-il à une certaine condescendance à l’égard de l’étranger, comme on en voit dans tous les pays, découle de l’idéologie nazie ou y conduit , alors l’humanité tout entière a toujours été nazie et l’est encore. Je dirai même qu’elle est incurable. » 

Les producteurs de données, les chercheurs sont, dans un climat pareil, enclins à tout faire pour éviter que la réprobation morale s’abatte sur eux et ruine leur réputation, sans parler de leur carrière. Ils préfèreront « chercher » toujours du même côté ou ne pas chercher du tout pour y échapper. Se tenir toujours du bon côté, rester dans le cadre moral imposé, tout en cherchant à infléchir l’opinion publique dont on craint les excès, c’est aussi une inclination de la plupart des médias. Cette inclination a pour effet d’amoindrir leur vigilance sur l’exactitude et la qualité de l’information qu’ils diffusent. Ils peuvent s’abstenir de présenter telle ou telle information. Si elle risque d’être interprétée, non pour elle-même, mais comme le signe d’une opinion déviante, mieux vaut éviter d’en parler. Si un journaliste en parle, il lui faut souvent disposer, à côté, d’un avis contraire qui va plonger le lecteur dans un abîme d’incertitude, la vérité des faits abordés étant devenue absolument secondaire. Mais ce tiers permettra au journaliste de se dédouaner. Les journalistes se dépossèdent souvent eux-mêmes du pouvoir de juger, y compris dans des cas très simples. Ils baissent ainsi leur propre niveau de compétence avec cette manie d’aller chercher un tiers certificateur, celui qui adoubera ou dénigrera, à la place du journaliste, l’information ou l’informateur. Une autre manière d’agir sur l’opinion publique peut consister à présenter une information de telle façon qu’elle dise autre chose que ce qu’elle dit vraiment. La volonté d’orienter l’opinion le dispute souvent à l’incompétence ou à l’abandon de tout esprit critique. Elle abaisse aussi dangereusement le degré de curiosité.

Plus de liberté d'expression pour plus de démocratie

Enfin, le récepteur final, c’est-à-dire chacun d’entre nous, a lui-même tendance à filtrer, les informations et les connaissances de manière à ne pas ébranler son propre système de croyance. Le public n’est donc généralement pas une source d’incitation à la recherche de la vérité. Quand une information nous offusque, c’est surtout parce qu’elle ne nous plaît pas et pas tellement parce qu’elle serait vraie ou fausse.

Une plus grande liberté d’expression permettrait sans doute de laisser plus de champ aux connaissances véritables et à leur complexité, en réduisant la part de nos opinions qui se forment suivant la règle de la preuve socialelaquelle revient à penser comme le plus grand nombre. Ce qui devient moins nécessaire quand la tolérance pour une pluralité d’opinions est plus grande. Mais si un plus grand respect de la liberté d’expression et une dépénalisation morale des opinions sont des conditions nécessaires, elles ne sont pas suffisantes. Il faut aussi que s’épanouisse un goût de la vérité, urgence vitale pour le bon fonctionnement démocratique.

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