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Et au delà de la simple condamnation morale, que peut vraiment faire l’Union européenne pour équilibrer ses relations avec la Turquie de Recep Tayyip Erdogan
©Reuters

Stratège

Suite à la victoire du oui au referendum en Turquie (51.36%) renforçant les pouvoirs au Président Erdogan, l'Union Européenne condamne par principe le résultat du dit referendum et demande une "enquête transparente" sur les irrégularités présumés des résultats. Mais une condamnation morale ne suffira pas pour garantir les meilleurs relations possibles avec la Turquie.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : Le chef de la délégation de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) Florin Preda a déclaré "Le référendum s'est déroulé sur un terrain inégal et les deux camps en campagne n'ont pas bénéficié des mêmes opportunités". Si une condamnation morale n'a que peu d'impact en matière de politique étrangère, quelle stratégie l'Europe pourrait-elle mettre en œuvre pour obtenir la relation la plus équilibrée avec la Turquie ?

Laurent Leylekian : Votre question suggère que la relation actuelle entre l’Union européenne et la Turquie est déséquilibrée et elle l’est effectivement. Mis à part l’adhésion politique aux institutions, l’UE a tout donné à la Turquie : libre circulation, Union douanière, subventions de préadhésion à fonds perdus, etc... Peu de nos concitoyens réalisent que la Turquie est infiniment plus membre de l’UE que ce qu’elle aurait pu attendre de la CEE lors de sa première demande d’adhésion en 1987. La Turquie, pour sa part, n’a pas bougé d’un pouce sur les conditions politiques de cette adhésion : ni sur Chypre qu’elle occupe toujours, ni sur l’Arménie sur laquelle elle exerce toujours un blocus, ni sur les droits socioculturels des minorités et sur la liberté d’expression qui sont en régression. Elle n’a pas même progressé sur une mesure qui ne fait formellement pas partie des critères d’adhésion mais qui aurait fait beaucoup bouger les lignes : la reconnaissance du génocide arménien.

Nous en sommes à un point où la crise est structurellement inévitable : l’UE a ouvert quasiment tous les chapitres possibles de l’Acquis communautaire au regard du contexte, et elle ne peut décemment en refermer aucun. On ne peut plus avancer et ni la Turquie, ni l’Union ne veulent reculer tant pour des raisons idéologiques que pour des raisons mal placées d’amour-propre. L’insistance à maintenir sous perfusion cette candidature moribonde est absolument délétère. Sur ce point-là comme sur d’autres, la vision libérale d’une Europe sans frontières ni identité nourrit son propre rejet.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il n’y a certainement pas de formule magique mais on peut au moins préconiser un changement d’attitude politique et une réforme structurelle des institutions de l’Union : d’un point de vue politique, il faut cesser d’agiter sous le nez du pouvoir turc des promesses intenables de progrès dans les négociations ou d’oboles financières en échange d’avancées sur les principes démocratiques et d’Etat de droit ; c’est infantilisant, la Turquie désormais riche et autonome n’en a nul besoin et ses autorités devraient comprendre que leur pays doit adopter ces principes dans son propre intérêt et non pas pour complaire à autrui. Si elles ne veulent pas le comprendre, nous pouvons continuer à tenter de les convertir à nos valeurs mais il faut arrêter le système de récompense qu’on emploie comme on le ferait avec des animaux savants. J’ajoute de plus que c’est une curieuse conception qu’ont les institutions de l’Union de considérer comme elles le font que tout pays démocratique à vocation à adhérer. C’est d’ailleurs assez méprisant pour les Européens.

D’un point de vue structurel maintenant, je pense qu’il faut supprimer ou du moins fortement réduire la taille et les prérogatives de la Direction générale à l’Elargissement de la Commission européenne. Je note que la Commission, qui encourage partout et toujours des réformes, se garde bien d’appliquer ses préceptes à elle-même et que sa structure est presque inchangée depuis vingt ans. Or il ne faut pas sous-estimer le fait que le processus de négociation avec la Turquie sert en grande partie à alimenter cette direction à l’Elargissement qui se trouverait autrement désœuvrée. On pourrait fortement la réduire, afin de traiter les seules négociations avec les pays des Balkans occidentaux, et créer à la place une ambitieuse Direction générale à l’Approfondissement. Par les temps qui courent ce ne serait pas un luxe.

Si l'Union Européenne décidait de mettre fin au processus d'adhésion de la Turquie dans l'union, quelle pourrait en être les risques, notamment sur la question des 3 millions de migrants présents sur le sol turc ?

A titre personnel, l’aventurisme qui consiste à aller guerroyer ici ou là, à déstabiliser des régions entières en excitant – souvent sous des prétextes fallacieux – des révoltes contre des dictateurs implacables, pour ensuite s’inquiéter que d’innombrables réfugiés – premières victimes de telles impérities – puissent à leur tour mettre en péril les structures économiques et sociales de nos pays me laisse pantois. Cela devrait inquiéter quiconque se soucie de la capacité stratégique de nos dirigeants. En la matière, les idéalistes sont plus dangereux que les réalistes.

Pour revenir à votre point, l’Union européenne aborde la question des réfugiés avec ce mélange de moraline et d’hypocrisie qui consiste à la sous-traiter au prix fort à la Turquie. Ce n’est pas une démarche politique, c’est une gestion prudentielle de société anonyme qui me fait penser à celle de ces entreprises faisant retraiter à moindre coût des produits dangereux dans des pays pauvres. Nos responsables politiques croient ainsi se donner – et nous laisser – des mains propres. Mais ce n’est pas le cas et, comme vous le soulignez, cela permet de plus à la Turquie d’exercer sur nos gouvernements un chantage cynique.

Il faut être conséquent : nous ne voulons pas de réfugiés ? Le mieux aurait été de ne pas les créer mais maintenant qu’ils sont là, je crois qu’avec les six milliards d’euros promis à la Turquie – sur lesquels nous perdons tout contrôle – il y a largement de quoi renforcer Frontex et enfin doter l’Union de la souveraineté que lui réclament les Européens. Pour information, le budget annuel de Frontex, c’est 300 millions d’Euros. Nous parlons ici de vingt fois plus. Avec une telle dotation, l’Union pourrait certainement mieux stopper les migrants, traiter dignement les réfugiés dans l’optique de leur réadmission ou de leur intégration et surtout ne plus dépendre d’un Etat tiers. Imagine-t-on un instant les Etats-Unis – même sous Obama – confier la gestion de leurs frontières à autrui ?

A l'inverse, Le Président Erdogan Turc avait prévenu que la candidature de la Turquie à l'UE sera mise "sur la table" après le scrutin. Pourrait-il franchir le pas et se désintéresser définitivement de l'entrée de la Turquie dans l'Union ? En privant l'AKP de son projet d'origine, à savoir la promesse d'entrée dans l'Union, quelles pourraient en être les conséquences politiques, quel projet alternatif peut il encore "vendre" aux électeurs ?

Le problème de la Turquie est bien plus profond que les outrances d’Erdogan qui, il est vrai, n’arrangent rien. C’est un vrai problème civilisationnel car la nation turque s’est constituée en rompant les continuités historiques ou culturelles avec ses voisins. En dépit de multiples tentatives, le rapprochement avec les Etats d’Asie centrale n’a jamais vraiment débouché sur une communauté politique car le cousinage est trop ancien. Et les relations de la Turquie avec ses voisins proches ont le plus souvent consisté en des relations d’asservissement, que ce soit avec les Européens ou avec les Arabes. J’observe d’ailleurs que les trois grandes zones d’instabilité que sont le Proche-Orient, les Balkans et le Caucase, sont d’anciennes colonies ottomanes. Bien sûr, il y a d’autres facteurs à ces instabilités mais les siècles d’occupation turque y ont aussi une large part, notamment dans la perpétuation des pratiques féodales au sens littéral de ce terme. 

En conséquence, la Turquie oscille en permanence entre des ensembles où elle n’est pas la bienvenue mais où elle n’entend pas non plus se fondre. Fondamentalement, comme tous les autres Etats ayant conservé une mentalité impériale, elle ne peut se considérer comme une parmi d’autres au sein d’une communauté d’égaux. L’Etat turc – et dans une large part la nation turque - se conçoivent comme seuls maîtres de leur destin, et souvent de celui des autres. Tant que cela subsistera, et je ne vois pas que ça change, on n’intégrera pas la Turquie, pas plus que la Russie ou que la Chine ; ni à l’UE, ni à un autre ensemble supranational. On peut d’ailleurs noter que derrière la bannière de l’Islam, c’est bien le nationalisme qu’Erdogan est en train de vendre aux Turcs.

Mais d’un point de vue tactique, je pense au contraire qu’Erdogan va revenir négocier avec l’Union européenne. Tant que l’Europe se montre pusillanime, tant qu’elle continue de surseoir à ses propres valeurs, Erdogan sait parfaitement qu’il pourra tirer bien plus de Bruxelles que de Moscou ou de n’importe qui d’autre. Hormis ce nationalisme que j’évoquais, il n’y a donc pas de projet alternatif mais Erdogan est suffisamment matois pour faire croire aux responsables européens qu’il y en a un ; Et ce d’autant plus que ces responsables européens pensent perdre quelque chose si s’éloignait une Turquie qui n’a en fait jamais été proche autrement que techniquement. Il y a quinze ans, Abdullah Gül avait affirmé sans rire que la Turquie poserait sa candidature à l’ALENA si l’Europe ne l’admettait pas en son sein. Il y a cinq ans, c’était l’Organisation de Coopération de Shanghai qui tenait la corde. Je fais pleinement confiance à Erdogan pour convaincre les Européens d’un autre boniment. 

Redevenons sérieux au risque d’enfoncer des portes ouvertes : Le mieux qui puisse arriver aux Turcs et à leurs voisins, c’est que l’Etat turc se démocratise en abandonnant ses rêves impériaux. Ce projet alternatif, ce n’est pas Erdogan qui peut le porter, pas plus que ses prédécesseurs kémalistes. Avant que le pouvoir ne la détruise, la gauche démocratique des peuples (HDP) incarnait ce projet d’une Turquie démocratique, fédérale et respectueuse des libertés individuelles, de ses minorités comme de la justice internationale. L’Union européenne ne l’a pas soutenue car c’est un mouvement de la gauche radicale mais elle peut encore se racheter en jouant un rôle dans la reconstruction d’une telle alternative et dans son soutien. 

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