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La voie Uber : bienvenue dans un monde où les entreprises exploitent ressorts psychologiques et Big Data pour “manipuler” leurs collaborateurs
©Reuters

Objectifs évolutifs

Uber est une des premières sociétés qui s'appuie sur l'exploitation des données personnelles des chauffeurs pour fixer les objectifs à atteindre. Le prétexte ludique d'un record à battre est utilisé pour encourager et motiver les employés. Ces derniers voient se rallonger leurs heures de service. Une nouvelle manière de manager des salariés pourrait se généraliser.

Christophe Benavent

Christophe Benavent

Professeur à Paris Ouest, Christophe Benavent enseigne la stratégie et le marketing. Il dirige le Master Marketing opérationnel international.

Il est directeur du pôle digital de l'ObSoCo.

Il dirige l'Ecole doctorale Economie, Organisation et Société de Nanterre, ainsi que le Master Management des organisations et des politiques publiques.

 

Le dernier ouvrage de Christophe Benavent, Plateformes - Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux : comment ils influencent nos Choix, est paru en mai  2016 (FYP editions). 

 
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Atlantico : Uber est une société qui innove dans le management de ses chauffeurs. Elle les incite par le biais de l'humour ou de la gratification à ne pas s'arrêter dans leurs rotations, que ce soit pour battre un record personnel en terme d'argent gagné sur une journée ou sur le nombre de courses enregistrées grâce à l'exploitation de leurs données personnelles... Les chauffeurs augmentent ainsi leur efficience. En quoi cet exemple est-il constitutif des nouvelles façons de gouverner les personnes au sein d'une société ? 

Christophe Benavent :Uber est un bel exemple de la mise en œuvre d'un gouvernement des populations par les algorithmes. En raccourci la gouvernementalité algorithmique.  Ce qu'il faut comprendre c'est que dans les modèles de plateformes, le produit n'est plus le fruit d'une industrie mais celui d'une collectivité, souvent externalisée, qui doit répondre à une demande ici et là et qui veut une réponse immédiate. Pour s'ajuster à la demande qui varie dans le temps et dans l'espace, l'avantage concurrentiel vient de la capacité à inciter une force de travail à être réactive en temps réel. Elle doit se connecter à la demande. Celle-ci est canalisée par les plateformes, comme Uber. Le rôle est de satisfaire cette demande en continu selon une certaine norme. Pour Uber c'est de délivrer le service dans les cinq minutes. L'enjeu est donc de piloter une flotte variable de VTC, d'orienter une population en lui donnant des capacités (lui indiquer là où sont les bonnes opportunités), en distillant des incitations ( les surprixs), et en surveillant leur comportements (notations).

D'un point de vue managérial ce système s'avère très efficace : il génère plus de satisfaction à moindre prix. Il se débarrasse de la lourdeur de la GRH et du contrôle de gestion, il externalise là production et son contrôle mais il ne perd pas la main en termes de pilotage. Il le réalise par des moyens subtils de technologie et de persuasion.

Est-ce qu'il est possible de constater un accroissement du recours à des données personnelles par les employeurs pour encadrer des employés ? Dans quelles mesures cela peut-il être efficace ?

La tentation est là et elle l'est de plus en plus. Elle a été préparée par le reporting et le management à la performance. Certains seront tentés d'aller plus loin en empruntant les techniques de persuasion technologiques, l'utilisation d'indicateurs statistiques. C'est le cas dans certains secteurs comme les centres d'appels. La passion du chiffre et la capacité de calculer peuvent par exemple conduire à mesurer chez les chauffeurs routiers leur degré d'éveil, si on imaginait pour des raisons de sécurité les équiper (sous réserve du droit) de tracker personnels. Entre big data, objets connectés et AI ce type de dispositif est envisageable dans un grand nombre de secteurs. Seraient-ils efficaces ? Et bien pas forcement et au moins pour deux raisons.

La première est que ce type de dispositif est fondamentalement conçu pour encourager la compétition et sélectionner les participants. Il peut aussi simultanément réduire les capacités d'engagement, de coopération et de solidarité qui sont parfois bien plus productives que les performances individuelles.  Le sport en donne une bonne illustration : qui gagnera entre, une équipe de rugby dont les performances individuelles moyennes sont inférieures à celle de l'équipe adversaire mais qui jouent systématiquement ensemble, ou l'adversaire constitué de joueurs exceptionnels qui ne font équipe que rarement. Il se trouve que c'est la cohésion de l'équipe qui remporte le match.

La seconde est que s'il s'agit d'employé, il y a d'autres modes de contrôle, plus traditionnels qui peuvent être tout à fait efficaces : les salariés ordinaires échangent leur disponibilité et leur obéissance contre un revenu à peu près fixe et durable. Ce modèle a prouvé sa vertu, il a été modulé pour inclure une part de performance, il implique un réel engagement dans la durée. On comprendra qu'il est essentiel quand il faut former, entrainer, faire grandir, pour obtenir une compétence difficile à acquérir.

Si ce type de management devait conquérir les entreprises traditionnelles, cela signifierait qu’elles choisissent l'option d'une uberisation de la gestion de leur force productive. La contre partie de ce mode de contrôle c’est la liberté des agents. Ils doivent pouvoir se déconnecter à tout moment, et revenir quand ils le souhaitent. La responsabilité des plateformes est d'assurer un revenu décent. Cela pose la question de la discussion des normes et des tarifs et des conditions de leurs négociation.

Est-ce que ce modèle de management pourrait s'étendre à tous les secteurs d'activités ? Comment serons nous motivés par les employeurs demain ? 

C'est un modèle excellent pour gérer la flexibilité. Mais il a des alternatives qui peuvent être plus performantes. Des modèles coopératifs qui peuvent être d’une efficacité redoutable. Il y a un grand frère d’Uber de la livraison de repas cuisiné au domicile et amené au bureau qui fonctionne sur ce principe à Mumbai : les dabawalla ! On attend un alter-uber. L'organisation traditionnelle peut aussi tirer son épingle du jeu. Regardez la poste et les facteurs. La menace c'est la réduction du courrier, pas tant la part de marché. Et même les concurrents internationaux DHL ont des salariés.

Il faut bien comprendre que la flexibilité peut s'obtenir de deux manières :Soit par la prédiction puis la prescription, ce que font les plateformes en temps réels. Soit en donnant aux acteurs du terrain une grande autonomie. Mais dans ce cas, il faut limiter le contrôle à l'essentiel.

On peut enfin préférer des modèles plus démocratiques et plus frugaux.  Il me semble que ces trois formes sont amenées à cohabiter.

Puisqu'on parle d'Uber, rappelons que son sens et son succès se font dans un environnement urbain où le volume est assuré par les transports en communs. C'est sur le terreau de ce système de transports, -ou son architecture- que Uber prospère. Il manque sans doute de voir apparaitre une vraie solution coopérative mais je ne doute pas qu'elle arrive. Elle est la dernière solution quand le marché, la bureaucratie et les plateformes échouent. Elle exprime un problème fondamental du contrôle : quand il est excessif on cherche à y échapper, et on y réussi le plus souvent.

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