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SOS Etats providences en détresse : voilà le double mécanisme qui affaiblit nos systèmes de solidarité
©Flickr/danielmoyle

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Selon l'ancien chef économiste de la Banque Mondiale, la forme actuelle de la mondialisation, entre accroissement des inégalités et flux migratoires, serait à l'origine de la perte de légitimité de l'Etat Providence auprès des populations.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Dans un article publié ce 26 mars, intitulé "l'État providence à l'heure de la mondialisation", l'économiste Branko Milanovic indique que l'accroissement des inégalités sape le soutien de la population la plus favorisée aux différentes assurances sociales, et ce, de la même façon que les flux migratoires. Quels sont les liens de causes à effets permettant d'en arriver à une telle conclusion ?

Christophe Bouillaud : L’économiste en question rappelle à la fois des conclusions largement partagées et des conclusions beaucoup plus sujettes à caution. Il parait effectivement raisonnable de penser qu’une société très inégale aura beaucoup de mal à construire un mécanisme de solidarité universelle entre ses membres tel que le « Welfare State ». Cependant, il oublie qu’il peut y avoir des conditions proprement politiques qui peuvent encourager la formation d’un tel système – en dehors même de la pression de partis populaires réclamant une telle innovation. Faire en sorte par exemple de protéger toute la population contre les maladies ou créer les conditions de l’éducation de tous les enfants peut ainsi dépendre d’abord d’un objectif de puissance nationale : avoir beaucoup de travailleurs et de soldats disponibles dans le futur. Inversement, la perte d’importance des masses dans la puissance des Etats contemporains peut effectivement encourager les élites à négliger les masses pauvres de leur pays. Surtout, il faut ajouter à l’analyse de B. Milanovic que l’une des raisons majeures de la crise des Etats providence après 1970 n’est autre que le ralentissement de la croissance qui rend fiscalement plus douloureux pour les riches la redistribution. Si votre revenu augmente rapidement, il est facile d’accepter un plus grand prélèvement tant qu’il continue à croître tout de même fortement malgré ce dernier. Aujourd’hui, avec des taux de croissance faible, il est difficile de redistribuer sans que celui auquel on prend une part de son revenu ne s’en aperçoive.

 De même, B. Milanovic souligne à raison le lien historique entre l’importance d’un « Welfare State » dans un pays et l’homogénéité « ethnique » perçue par le groupe majoritaire du pays. Si ce groupe majoritaire pense qu’il existe une ou des minorités (quel qu’elles soient d’ailleurs : religieuse, raciale, linguistique, etc.), et qu’il les discrimine déjà en les mettant au banc de la société, il aura tendance à se méfier de la création et du développement d’un Etat providence universel. Le cas des Etats-Unis, avec le rôle structurant qu’y a joué l’opposition majorité blanche/minorité noire, n’est pas cité à tort par B. Milanovic. L’immigration dans les pays développés ou moins développés d’ailleurs, telle qu’elle est partout politiquement instrumentalisée par les « nativistes », peut effectivement affaiblir le sentiment de solidarité nécessaire pour fonder ou défendre l’Etat providence. Plus généralement, il faut que tout le monde soit convaincu par l’idée que, dans la société, il y a presque exclusivement des semblables. Cela fait partie d’un travail politique préalable, puisqu’aucune division ou unité « ethnique » dans une société n’est donnée et qu’elle est toujours le résultat d’un travail historique. Les Français du département de la Guyane nous rappellent d’ailleurs ces jours-ci cette réalité, en reprochant justement aux autorités françaises de les avoir définis depuis 1946 comme des Français comme les autres, mais de ne pas avoir donné de réalité concrète à cette promesse d’égalité et de fraternité au-delà de l’Atlantique.  Par contre, je suis beaucoup plus dubitatif sur la thèse de B. Milanovic de la sélection adverse de l’immigration, qui ferait se concentrer dans un pays généreux en termes sociaux les immigrés les moins entreprenants. En fait, la sociologie de l’immigration ne découvre pas du tout un tel effet : les aspects de générosité de l’Etat social dans un pays sont complètement annexes dans le choix migratoire, qui résulte bien plus de l’état de l’économie du pays d’accueil et de chaînes migratoires par nationalité que de tout autre chose. 

Nicolas Goetzmann : La crise de 2008 toujours en cours permet de mettre en évidence la stratification économique en cours, notamment au travers des chiffres du chômage. L'enquête emploi réalisée par l'INSEE, en 2015, met en évidence les déterminants du chômage, entre catégories socioprofessionnelles et niveau d'éducation. En France, les cadres sont confrontés à un taux de chômage de 4.8% quand les ouvriers subissent un niveau de 15% (et de 20.9% pour les ouvriers non qualifiés). Dans la même logique, les diplômés du supérieur ont un taux de chômage de 6.3% contre 18.8% pour les personnes n'ayant aucun diplôme. Il y a donc deux mondes qui s'opposent, entre ceux qui pourraient estimer l'assurance sociale comme une dépense fiscale superflue, et ceux qui en sont largement dépendants. Les personnes les moins qualifiées sont effectivement en première ligne dans le processus de la mondialisation parce qu'ils sont en concurrence directe avec des travailleurs à bas coût à l'étranger, ils sont également en première ligne du processus de robotisation et d'automatisation. A l'inverse, les profils plus éduqués surfent sur la vague. Et cette fracture se perçoit également en ce qui concerne les dynamiques de revenus. La France se polarise, ce qui peut facilement se voir au travers du vote, puisque personne ne semble vouloir proposer une synthèse qui permette de réconcilier ces deux mondes. Le résultat est donc une crise de légitimité, pour ceux qui payent le "système", et qui considèrent assumer la charge du financement de la protection sociale des autres, et ce, tout en estimant ne pas avoir besoin d'une telle protection pour eux-mêmes. En conséquence, ces catégories de populations vont généralement se diriger vers une offre politique identifiée comme "libérale". Branko Milanovic poursuit en soulignant la difficulté supplémentaire posée par les flux migratoires. Ici, il reprend les travaux réalisés voici plus de 10 ans par Alberto Alesina, économiste de l'Université de Harvard, qui avait pu mettre en évidence une forte corrélation entre dépenses sociales et fragmentation "raciale" de la population. Plus une population est diverse, moins l'État social est développé. Ce résultat étant le produit d'une identification de la population pauvre comme étant une population majoritairement immigrée, par la population native. Ce qui produit une nouvelle fois un travail de sape sur la "légitimité" d'un État Providence, par une moindre identification, et donc une moindre solidarité.

Ce double processus conduit à donner de plus en plus de soutient électoral à ceux qui souhaitent réduire la taille de l'État social. Donc, oui, par ricochet, la mondialisation participe à l'érosion de l'État providence. Non pas par nature, mais parce que la mondialisation n'a pas été "pensée" au moment où elle a été accélérée, c’est-à-dire depuis décembre 2001, lorsque la Chine est entrée dans l'OMC. Le résultat est là :

Quels sont les arguments politiques qui participent à un tel résultat ? N'est-il cependant pas hasardeux de défendre un modèle d'État Providence dans un contexte alarmant en ce qui concerne les dépenses publiques ? 

Christophe Bouillaud : Pour défendre l’Etat providence, on peut recourir à deux types d’argument : l’argument assurantiel du calcul égoïste de chacun qui suppose que, comme les autres, il peut lui arriver des difficultés dans la vie qu’il ne pourra assumer seul ; l’argument  qui insiste sur le gain collectif d’aider les plus faibles à traverser les difficultés de la vie. Les deux arguments peuvent d’ailleurs se combiner, mais, en gros, il y a d’un côté l’argument de la lutte contre la misère et la pauvreté dues aux aléas de la vie, typique du discours d’un Beveridge, et, de l’autre, celui de «  l’investissement social ». Concrètement, ce dernier terme veut dire qu’il peut être collectivement rentable d’aider une femme n’ayant elle-même pas de revenu et élevant seule ses enfants à bien les élever, parce qu’ainsi ces derniers deviendront dans l’avenir des producteurs et non pas eux-mêmes des personnes improductives car non éduquées, voire à l’intelligence affaiblie pour avoir subi la malnutrition dans leur enfance. Ce second aspect d’ « investissement social » existe en fait depuis bien plus longtemps que le terme lui-même, dans toutes les tentatives qu’on fait les Etats modernes pour se doter d’une nombreuse et meilleure population afin d’accroitre leur puissance.

De fait, de ce second point de vue, il n’y a aucun risque à accroître les dépenses publiques et la dette publique éventuellement, puisque ces dépenses se rembourseront à terme dans les impôts prélevés sur les revenus des futurs producteurs. Il est vrai que cette vision suppose que les enfants des pauvres et miséreux d’aujourd’hui soient effectivement destinés à devenir à terme des producteurs aux yeux de nos dirigeants. On en doute parfois au vu de certaines décisions toujours retardées, comme l’universalisation de la scolarisation aux âges les plus précoces de la vie, alors que tout prouve que les effets à long terme sont très favorables. 

Nicolas Goetzmann : Plusieurs discours sont à l'œuvre, et il est assez aisé de reconnaître la filiation de ceux-ci avec les précédents développés par Richard Nixon, ou Ronald Reagan. Il s'agit de cibler les "assistés" contre ceux qui "travaillent dur", (la France qui se lève tôt etc..) soit il s'agit d'une intention de contre-lutte des classes, soit il s'agit d'opposer les "assistés" (comprendre immigrés) contre ceux qui travaillent durs (comprendre les non immigrés). Un tel discours a très bien fonctionné aux États Unis, ou même la classe ouvrière blanche a voté en faveur de la destruction du "welfare state", contre ses propres intérêts, dans le but de priver les populations noires du bénéfice des aides sociales. Ce processus abouti à une opposition frontale entre les pauvres eux-mêmes, et dont le résultat ne bénéfice à aucun des deux groupes. C'est justement ce que prévoyait Alberto Alesina, dès 2003, pour l'Europe " En Europe occidentale, la composition ethnique et raciale est en train de changer. L’immigration en provenance d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est va rendre la région moins homogène.Et l’extrême droite européenne joue déjà la carte raciste pour s’opposer aux politiques sociales. Nous prédisons qu’avec la montée de l’hétérogénéité en Europe, même la droite " respectable " va évoluer dans cette direction". (Alberto Alesina et Edward Glaeser " -Combattre les inégalités et la pauvreté -"). Bref, il n'y a rien d'original, tout est cousu de fil blanc. 

Concernant la soutenabilité des dépenses publiques, il faut bien se rendre compte que la cause du problème est le manque de croissance, et ce qui est directement en cause, c'est la stratégie monétaire restrictive depuis les origines de la monnaie unique, sous l'influence de la jurisprudence de la Bundesbank. Le manque de croissance provoque des inégalités, de façon structurelle, ce qui met en danger le financement de la protection sociale. Pour y faire face, les gouvernements agissent en rehaussant la fiscalité, ce qui devient insupportable pour les populations qui en assument le poids le plus lourd, alors que c'est sur la croissance qu'il faudrait agir. On agit sur les conséquences, au lieu de traiter les causes. Pourtant, l'Europe originelle reposait sur un capitalisme intégré, entre plein emploi et État Providence. Si les nations européennes veulent se diriger vers un modèle qui oubli le plein emploi ET l'État providence, alors l'Europe des pères fondateurs ne sera plus qu'un lointain souvenir. 

Quels sont les remèdes envisageables à une telle situation ? La dynamique actuelle est-elle simplement réversible ? 

Christophe Bouillaud : Il est certain que le montée en  puissance des partis nativistes , nationalistes, ethno-religieux, xénophobes, partout dans le monde constitue un très mauvais signal pour l’existence même d’un « Welfare State » universaliste, et, en même temps, une fois la population rendue homogène par exclusion des minorités, la porte ne s’ouvre-t-elle pas alors vers un tel soutien à de nouveaux Etats providence réservés aux nationaux ? Quoi qu’il en soit de cette ambiguïté,  la clé me parait être essentiellement sociopolitique : est-ce que les élites dirigeantes et les groupes qui les soutiennent immédiatement croient avoir besoin ou non de toutes les populations qu’elles régissent ? Veulent-elles ou non des habitants éduqués, productifs, civiques, etc. ? Il est probable que, dans bien des situations, il serait plus simple pour les élites de se passer de la plupart des gens qu’ils régissent. Leur condition de vie ne leur importe guère en effet. C’est particulièrement net dans les économies rentières qui reposent sur l’extraction de matières premières ou de pétrole ou de gaz, où les élites peuvent vivre bien, voire très bien, sans presque aucune population de producteurs. Mais il faut aussi bien voir que les grandes réussites économiques des pays scandinaves ou de  l’Asie du sud-est, et donc de leurs dirigeants, reposent sur un fort investissement social préalable, qui a créé des masses de producteurs efficaces. Tout dépend alors dans le fond de la manière dont les élites considèrent les autres humains : une charge ou une chance ? Pour revenir à l’exemple guyanais, est-ce que nos élites parisiennes considèrent les habitants de la Guyane comme des poids morts ou des chances pour la France ? Et, est-ce qu’ils les voient comme des égaux, au moins à terme, ou des autres irréductibles à la peau noire, aux langues incompréhensibles, aux mœurs primitives, pour caricaturer un peu les choses ?

Par ailleurs, pour répondre à l’argument de l’inévitable écroulement de la solidarité due à l’immigration, quel est le travail politique mené à ce sujet par les élites politiques ? Veulent-elles construire la population comme une unité,  ou cherchent-elles à opposer la majorité et des minorités ?  C’est un combat politique. Rien donc de cette évolution ne va de soi et n’est donc irréversible, et cela d’autant moins que, probablement, dans l’avenir, les Etats qui s’en sortiront le mieux seront ceux qui auront misé sur l’intelligence de leur population et pas du tout sur les matières premières ou les énergies fossiles. Et aussi qui auront su ne pas perdre en route une partie de leur population à la faveur d’une crise économique, et là l’existence d’un Etat providence est bien sûr essentielle.

Nicolas Goetzmann : Oui, elle l'est. Du moins, il existe des outils pour y répondre, ce qui ne suffit pas. A la base, il faut voir émerger un discours politique qui puisse porter une ambition de réconciliation des deux mondes, éviter que les plus précaires se divisent entre eux, et que les classes mondialisées se divisent des classes populaires. C'est une ligne de crête qui peut être obtenue avec un véritable discours de croissance et de créations d'emplois, ce qui impose une révolution au niveau européen, sur la stratégie de croissance du continent. Une révision du mandat de la BCE pour lui donner un objectif de plein emploi et une relance au niveau national par les infrastructures peuvent déjà permettre de relancer l'activité du continent pour obtenir le plein emploi en moins de 5 ans. Une telle politique de forte croissance aura également pour effet de favoriser le financement de la protection sociale, ce qui induit une marge de manœuvre en termes de réduction de la pression fiscale. Déjà, sur ces deux points, un consensus est possible. Ensuite, les réponses structurelles sont multiples, elles concernent les inégalités à l'école, notamment dès la petite enfance avec des ouvertures de crèches, mais également un développement des moyens pour les classes primaires, une politique du logement visant à désenclaver les zones les plus pauvres (ce qui est également favorisé par la croissance dont l'objectif est quand même l'élévation du niveau de vie des populations), une politique étrangère qui cherche à prévenir et anticiper les enjeux migratoires futurs etc.. Pour en arriver là d'un point de vue politique, il n'y a pas d'autre solution que de vendre un véritable projet pour le pays. En l'occurrence, puisque la France est le seul pays du continent à occuper une place au conseil de sécurité, le seul qui dispose de la dissuasion nucléaire, et qui détient la population de moins de 20 ans la plus forte d'Europe (devant l'Allemagne), le pays est en position de devenir une locomotive européenne. L'enjeu est donc de faire de la France le fer de lance d'une transformation européenne, vers un capitalisme intégré (plein emploi et État Providence) qui peut représenter une véritable alternative au modèle anglo-saxon, qui, de son côté, ne marche que sur une seule jambe ; le plein emploi, mais sans un État providence digne de ce nom. Et le résultat d'un tel modèle, ce sont les chiffres publiés par le Prix Nobel d'économie 2015, Angus Deaton, sur la hausse du taux de mortalité de la classe ouvrière américaine (suicides, alcool, drogues) pour cause de désespoir. La proposition d'une alternative sur le modèle de développement peut être un moteur politique.

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