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Paradoxe du djihad : pourquoi les terroristes pourraient bien à l'insu de leur plein gré redonner un sentiment de solidarité et d'unité à une Europe qui en manque tant
©AFP

L'union fait la force

L'attaque terroriste survenue à Londres ce mercredi pourrait participer à la réconciliation nationale des Britanniques dans le contexte du Brexit, mais également à la prise de conscience et au renforcement de l'identité européenne. A condition que l'Europe aille plus loin que les simples incantations dont elle a l'habitude après ce type d'événement tragique.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Suite à l'attentat de Londres survenu ce mercredi, les autres pays européens, parmi lesquels notamment la France et l'Allemagne, ont affiché leur solidarité vis-à-vis du Royaume-Uni. L'empathie suscitée après chaque attaque terroriste ne permet-elle pas de prendre conscience, dans ces conditions tragiques, que l'Europe existe ?

Edouard Husson : Certainement. Il est d'ailleurs triste que l'unité profonde de l'Europe ne se manifeste qu'autour des victimes causées en son sein par un ennemi idéologique. Et contre cet ennemi. Il s'agit bien entendu d'une réalité aussi ancienne que l'humanité. L'humanité commence avec l'enterrement des morts. Elle commence aussi avec l'unanimité réalisée contre un ennemi. Le grand anthropologue français décédé l'année dernière, René Girard, a proposé des analyses essentielles sur la disposition des communautés humaines à se réunifier contre un ennemi commun. Evidemment, cela peut nous renvoyer à une réalité plus profonde: nous nous réconcilions, après les attentats terroristes, parce que nous prenons conscience de nos valeurs communes, nous nous les remémorons. Le terroriste, l'ennemi, nous renvoie à ce qui constitue notre identité: la société libre, fraternelle, tolérante. Ce sont des valeurs non seulement partagées mais formulées par l'Europe et aujourd'hui considérées comme "occidentales".

Une vielle formule dit: "Jérusalem, Athènes, Rome". Pour désigner les trois berceaux de notre culture européenne. Jérusalem, c'est la découverte d'un Dieu créateur extérieur au monde naturel, et donc, dans le même souffle, la possibilité de libérer l'homme de toutes ses peurs, de tous les déterminismes, de toute exaltation des forces naturelles; c''est l'affirmation de la personne, de l'individu, contre tout enfermement dans un destin collectif. Athènes, c'est la découverte de la raison, de la mesure, de l'équilibre; c'est la définition, par Aristote, de l'homme comme un "être civique", c'est-à-dire vivant dans une communauté choisie et non plus subie. Rome, c'est la découverte de l'universalisme pratique, le cosmopolitisme, l'assimilation de la différence. Lorsque nous sommes attaqués, comme à Londres, Anvers, Berlin, Bruxelles ou Paris ces deux dernières années, nous sommes renvoyées aux trois capitales spirituelles, au trépied historique sur lequel est fondée l'Europe. 

L'islamisme ne serait-il pas finalement un "ennemi utile" dans le développement et le renforcement du sentiment européen ?

Edouard Husson : René Girard nous a fait comprendre que le refus du bouc émissaire est ce qui caractérise l'Europe - puis l'Occident en général. Nous ne croyons plus à l'unanimité contre un ennemi comme facteur de cohésion. Nous ne croyons plus à l'utilité de la désignation d'un ennemi pour nous réconcilier. Le meurtre de Socrate, celui de Jésus, celui de Jules César ont un point commun: ceux qui l'ont ordonné croyaient qu'ils allaient, grâce à un meurtre expiatoire, surmonter les divisions de la communauté. Et ils ont en fait inauguré des crises encore plus graves de la communauté qu'ils voulaient réunifier par l'unanimité violente. Comme le dit Nietzche: "quand nous philosophons, c'est toujours sur la mort de Socrate". La mort de Socrate, celle de Jésus, celle de Jules César s'avèrent profondément inutiles pour surmonter les crises de leur communauté respective. C'est pourquoi je ne crois pas à l'utilité de l'ennemi. Carl Schmitt a voulu la théoriser, malgré les fondements de notre culture et cela l'a conduit à émettre cette abomination: "Hitler est la loi du peuple allemand".

La seule utilité des attaques que nous subissons est de nous rappeler à nos valeurs profondes. Comment se fait-il alors que l'unanimité de janvier 2015 ou celle de novembre 2015 en France soient retombées aussi vite? Il nous faut comprendre que l'ennemi n'a qu'une utilité: nous placer face à nos responsabilités, redécouvrir nos valeurs, les réhabiliter. Oui, je me sens profondément solidaire du peuple britannique, de mes frères européens habitant de l'autre côté de la Manche. Mais, à vrai dire, je n'ai jamais eu de doute sur le fait que la Grande-Bretagne est européenne. Le Brexit a été une sortie de l'Union européenne; mais non de l'Europe. On ne peut pas sortir de l'Europe: l'Europe est une réalité culturelle très ancienne, qui a des racines bien plus profondes que l'organisation institutionnelle que nous pouvons donner à telle ou telle partie du continent. Je fais partie de ceux qui se rappellent que l'Europe va de l'Atlantique à l'Oural. Des victimes du terrorisme à Moscou ne m'émeuvent pas moins qu'à Londres, Paris ou Bruxelles.

Nombreux ont été les commentateurs à parler de division au sujet de la population britannique après le Brexit. L'attaque de Londres pourrait-elle contribuer à son rassemblement ?

Edouard Husson : Le terroriste, auteur de l'attentat, savait ce qu'il faisait en commettant son geste infâme devant Westminster. Il n'aurait pu mieux manifester son hostilité totale à ce qui fonde la Grande-Bretagne comme nation: le Parlement. Alors, oui, l'attentat de mercredi va contribuer à resouder la société britannique, dont les classes riches étaient pour le Remain et les classes pauvres pour le Brexit. Mais remarquez que la réconciliation autour du Parlement date déjà de quelques semaines: lorsque le Parlement s'est emparé de la question du Brexit, conformément au souhait de la Cour suprême, qui ne voulait pas que le gouvernement déclenche la demande de sortie de l'Union européenne auprès de Bruxelles sans avoir organisé un débat à Westminster. C'est d'ailleurs dans la mesure où les Britanniques ont, récemment, réhabilité le parlementarisme pour surmonter les séquelles du Brexit que l'on peut parier que l'unanimité créée par l'attentat de Londres ne va pas s'évaporer trop vite. N'inversons donc pas les facteurs: c'est parce que la réconiliation entre le peuple et les élites, entre les différentes nationalités qui composent le Royaume-Uni, que l'événement d'hier peut avoir, aussi tragique soit-il, un rôle de consolidation du consensus politique britannique en reconstruction. 

Si on se penche plus précisément sur la communauté musulmane européenne, comment répond-elle à la question "Après ces horreurs, que faut-il faire de l'islam dans notre société" ? Comment répondre à ceux qui voient dans la similarité des méthodes des attentats de Nice, Berlin et Londres une preuve que la communauté musulmane est un problème européen ?

Ghaleb Bencheikh : D'abord, je tiens à dire que c'est plus qu'une similarité mais une identité de procédure, me semble-t-il, obéissant à l'injonction de cette monstruosité idéologique et religieuse qu'est le califat de la terreur et l’État islamique. On a beau dire que ce sont des loups solitaires, des fragiles d'esprits et des délinquants : le résultat est le même. C'est ce que d'aucun appelle le "terrorisme du pauvre". Si cela ne s'applique pas nécessairement à l'Allemagne ou le Royaume-Uni, je ne reconnais en France qu'une seule communauté : la communauté nationale d'un destin. Je préfère donc parler de composantes ou de franges islamiques de la nation. 

Pour répondre à votre question, il faut voir que l'islamisme politique est vu comme un hydre de Lerne qui provoque à chaque fois du désespoir et de l'accablement dans la frange musulmane française. J'ai entendu une musulmane non-pratiquante me dire qu'elle avait été soulagée d'apprendre que la tragédie de Grasse n'était pas encore le fait d'un musulman. On en est à ce point !

Il y a aussi, et hélas, les réactions qui sont devenues automatiques et systématiques du communiqué du CFCM ou de telle ou telle mosquée qui "exprime sa compassion aux familles", qui dénonce "l'acte odieux" et exprime sa solidarité au peuple concerné. Le communiqué du CSCM est, à quelques mots près, toujours le même. 

La dernière chose, c'est que cela ne suffit plus et ne sert plus de s'égosiller "halte à l'amalgame ! " comme le font certains. Ou d'affirmer "cela n'a rien à voir avec l'islam" ou que "l'islam est une religion de paix". D'accord ! Mais à ce moment là, qu'est-ce qu'il faut faire ? Il me semble que cette posture montre à quel point on est aujourd'hui presque tétanisé par la situation et par l'idée qu'il y ait une attaque suivante. On pense que ce terrorisme est conjoncturel ou accidentel au sens philosophique du terme ; cette affaire dure depuis plusieurs mois et même plusieurs années désormais... 

Le problème est qu'il faudrait comprendre qu'il n'y a pas d'explication ou de solution simple. C'est en parlant en profondeur de tous les facteurs qui encouragent cette situation qu'on pourra éviter le pire.

Quelles sont les méthodes de "déradicalisation" qui sont préférées par ces communautés : l'approche comportementale - qui se fonde sur le couple sensibilisation et sanction - ou l'approche doctrinale, qui fait intervenir des théologiens et des personnalités de la communauté musulmane pour désamorcer les "déviances" ?

Ghaleb Bencheikh : Je pense que la solution allemande est la plus appréciée car elle combine la solution sécuritaire (parce qu'il la faut) et la sensibilisation au niveau théologique et spirituel. Au niveau des partages de la citoyenneté, je vois quelques nuances dans les trois cas, même s'il y a une impression d'un sentiment global en Europe. Dans ces pays, il existe des franges franchement mis-islamiques (Pegida, et même certaines franges du Front national et des Républicains, et en Grande-Bretagne l'UKIP). Si on excepte ces réactions, les musulmans savent qu'ils vont subir les contrecoups de ces événements au niveau politique. En Allemagne, la majorité des musulmans sont de souche turque et ne prennent pas fait et cause pour les idioties des terroristes, et devraient faire de même pour Erdogan, et se tourner vers la nation allemande. En Angleterre, ils sont citoyens britanniques et sujets de sa Gracieuse Majesté, et leur réponse après ces attentats a été de manifester leur patriotisme. Évidemment, les citoyens musulmans de ces pays réagissent aussi aux attaques de l'extrême droite et veulent se défendre. Mais la question pour eux est de se demander comment en temps que citoyen, ils doivent améliorer et contribuer la communauté nationale. 

Madame Merkel agit en Allemagne comme femme d'Etat et est considérée comme telle. De même pour Theresa May et la Reine Elisabeth II en Angleterre. Mais dans notre pays, le vocabulaire de certains gouvernants (et non opposants) choque encore beaucoup la frange musulmane de la Nation. Par exemple quand François Fillon parle de totalitarisme islamique et pas islamiste. C'est une question de vocabulaire certes, mais elle est importante pour les musulmans de nos jours.

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