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"De mensonges en mensonges", la difficile cohabitation des droites sous le régime de Vichy
©Reuters

Bonnes feuilles

En ce début de XXIe siècle, tout semble à nouveau remis en cause : tandis que les gauches sont menacées de disparition, les droites sont aujourd'hui hégémoniques. Mais le pluriel s'impose plus que jamais. De fait, les oppositions ne manquent pas, entre tenants du libéralisme et droite nationaliste, ou entre "les mondialistes" et "les patriotes", comme Marine Le Pen aime à le répéter. Extrait de "Histoire des droites en France" de Gilles Richard, aux Editions Perrin (1/2).

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Gilles Richard

Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud et agrégé d'Histoire, Gilles Richard a été professeur à l'IEP de Rennes et enseigne aujourd'hui à l'Université de Rennes 2. Il est notamment l'auteur de Histoire des droites en France 1815-2017 (Perrin, 2017).

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La cohabitation des droites à Vichy se révéla cependant sur-le-champ difficile. Philippe Pétain, bien que sa légitimité ne pût être contestée par aucun de ses ministres, n’avait ni l’expérience politique, ni l’entourage adéquat, ni l’énergie suffisante pour arbitrer les inévitables affrontements entre les différentes familles politiques rassemblées autour de lui à l’occasion de la Débâcle. Quant à Pierre Laval, probablement le moins mal placé pour conduire la politique de « Collaboration » voulue par le maréchal depuis octobre 1940, il n’avait pas la légitimité requise pour se substituer au chef de l’État, même s’il obtint, par le 11e acte constitutionnel d’avril 1942, le titre officiel de « chef du gouvernement ». D’où le climat de crise permanente qui régna pendant quatre années à Vichy, alimentée par les honteux marchandages avec l’occupant, de perpétuelles intrigues, d’incessants changements de ministres et de préfets.

Cas d’école parmi ces multiples péripéties, le prétendu complot du « Mouvement synarchique d’Empire26 ». La mort de Jean Coutrot, retrouvé dans une mare de sang au pied de son immeuble le 19 mai 1941, déclencha une campagne dans la presse collaborationniste parisienne, Au pilori et L’Appel puis L’OEuvre (Marcel Déat), Aujourd’hui (Georges Suarez), Les Nouveaux Temps (Jean Luchaire). Un « complot contre l’État » aurait été ourdi par une « association mystérieuse de polytechniciens, d’inspecteurs des Finances et de financiers […] constituée depuis dix ans pour prendre le pouvoir ».

Une association de type occultiste dite « Synarchie », totalement marginale, a bien existé avant-guerre. Des hommes plus ou moins directement liés à la banque Worms ont bien tenu une série de postes importants dans la France occupée à partir de 1941. Mais il n’y eut pas le moindre rapport entre les deux et Jean Coutrot, cheville ouvrière supposée du complot, ne fut pas assassiné pour effacer des traces compromettantes mais se suicida pour des raisons d’ordre strictement privé. Mais les collaborationnistes parisiens – au demeurant divisés entre RNP de Marcel Déat27 et PPF de Jacques Doriot – étaient inquiets de se voir marginalisés par les technocrates proches de François Darlan28. Ils exploitèrent la situation pour tenter de retourner Philippe Pétain, qu’ils méprisaient, contre les suppôts de la banque Worms. Poussé par les adeptes de la vieille France et Pierre Nicolle, représentant des petites et moyennes entreprises, le maréchal tonna bien contre « les trusts » dans son discours du « vent mauvais » (12 août 1941) mais, parfaitement incompétent en matière économique, n’alla jamais plus loin.

D’aucuns continuent de croire aujourd’hui au complot synarchique, y voyant même la cause principale de la défaite française en 194029. L’épisode – rocambolesque s’il ne s’était inscrit dans un contexte tragique – nous apparaît plutôt comme un exemple emblématique des affrontements qui firent rage à Vichy, souvent envenimés par les collaborationnistes parisiens30, entre mouvance conservatrice maurrassienne et technocrates adeptes de « l’Europe nouvelle ». Une opposition qui, un jour qu’il échangeait avec François Darlan, rappela au ministre Henri Moysset un souvenir personnel, le café de son village natal, Gramond dans l’Aveyron, dont l’enseigne annonçait : « Aux nouveaux cyclistes et aux anciens Romains ».

On l’aura compris, la « Révolution nationale » proclamée par l’État français n’était qu’un slogan recouvrant des programmes fort divers entre lesquels le maréchal ne put jamais arbitrer. Au demeurant, l’arbitrage était impossible à rendre parce qu’une contradiction insurmontable minait le régime depuis sa fondation. Pour que Vichy durât, il fallait que le IIIe Reich parvînt à son but : dominer l’Europe. Mais dans l’Europe allemande telle que les nazis la rêvaient, il n’y avait pas de place pour la France, sinon dépecée et transformée en « potager » et en « Luna Park » des Aryens31. Dans le désarroi général de l’été 1940, peu de Français furent capables de l’entrevoir. Mais il y en eut, dès le 17 juin. Ils réagirent d’abord de façon isolée, en dehors des institutions paralysées et des partis politiques évaporés. Certains étaient de gauche, comme Jean Moulin, chef du cabinet de Pierre Cot en 1936, préfet d’Eure-et-Loir au moment de la Débâcle, ou Georges Guingouin, instituteur communiste en Haute-Vienne. D’autres étaient de droite, comme Edmond Michelet, ancien militant de l’AF, président de l’ACJF du Béarn puis de Corrèze, animateur avec Francisque Gay des Nouvelles Équipes françaises depuis 1938, ou Charles de Gaulle.

Les gauches soutinrent après la guerre que les droites n’auraient tenu qu’une place marginale dans la Résistance. À lui seul, « l’homme du 18 Juin » suffit à mettre en doute cette affirmation partisane32. Du côté de sa mère, Jeanne Maillot, fille de manufacturiers, comme du côté de son père, Henri de Gaulle, titulaire de trois doctorats et enseignant au collège jésuite de l’Immaculée-Conception, on trouvait des aïeux qui avaient servi les rois et combattu la Révolution. Charles de Gaulle naquit dans ce milieu légitimiste passé au catholicisme social après le Ralliement et où on lisait L’Action française – mais on crut dès 1898 à l’innocence d’Alfred Dreyfus. Éduqué chez les Frères des écoles chrétiennes, les Jésuites (en Belgique au temps du combisme) puis au collège Stanislas, il devint officier, servant à plusieurs reprises sous les ordres de Philippe Pétain. Lecteur de L’Action française et de Maurice Barrès, mais aussi de Charles Péguy33 et d’Henri Bergson, il appartenait à la mouvance catholique nationaliste (au printemps 1934, il donna une conférence au très maurrassien Cercle Fustel de Coulanges) mais n’adhéra à aucune organisation et se lia à quelques individus hors normes, tel Émile Mayer, colonel israélite socialisant.

Convaincu du rôle social prééminent des officiers et partisan de la réforme de l’État, il n’en fréquenta pas moins certains hommes en vue du régime, à commencer par Paul Reynaud. À l’image d’Henri de Kerillis dont le journal avait défendu ses thèses sur la « force mécanique », il refusa Munich et fit dès lors partie de la petite minorité des droites soutenant dès 1938 un point de vue voisin de celui du PCF, de Léon Blum ou de Pierre Cot. Quand il entra le 5 juin 1940 dans le gouvernement Reynaud, il fut chargé des relations avec le Royaume-Uni et put, le 17 juin, s’envoler vers Londres avec son aide de camp Geoffroy Chodron de Courcel. Sollicité par Winston Churchill qui espérait contrecarrer in extremis la demande française d’armistice, Charles de Gaulle lança le 18 son premier appel aux militaires pour poursuivre la guerre aux côtés des Britanniques.

Des hommes de droite engagés contre le Reich, il y en eut beaucoup à Londres, à Alger ou en France occupée, dans les réseaux et les mouvements de résistance, au Conseil national de la Résistance, au Comité français de libération nationale ou à l’Assemblée nationale consultative de la France libre34. Comment concilier cela avec l’analyse faite précédemment de l’État français ?

Il y eut à Vichy quelques socialistes et syndicalistes (René Belin, ancien secrétaire général adjoint de la CGT, fut ministre du Travail jusqu’en 1942), davantage de radicaux, notamment parmi les hauts fonctionnaires, comme René Bousquet ou Maurice Papon. Mais les hommes issus des partis de droite furent toujours de loin les plus nombreux autour de Philippe Pétain. Ceux de la Fédération républicaine, de la Cagoule (Michèle Cointet qualifie la Milice de « Cagoule ressuscitée35 ») et des anciennes ligues nationalistes, Action française, Jeunesses patriotes, Croix-de-Feu. Ceux de l’Alliance démocratique, à commencer par Pierre-Étienne Flandin, un court moment chef du gouvernement, ou Claude-Joseph Gignoux.

Les agrariens aussi, maîtres de la Corporation paysanne36. Mais cela n’empêcha pas qu’à l’inverse, nombre d’hommes de droite et parmi eux, la majorité des démocrates-chrétiens du PDP, ne soutinrent jamais le régime ou l’abandonnèrent au fil des mois37.

Cela dans tous les partis, comme en témoignent le député agrarien Paul Antier, l’allianciste Louis Jacquinot38, le vice-président du PSF Charles Vallin ou encore Jean Guiter, secrétaire général de la Fédération. Ce dernier, membre de l’Assemblée consultative, fut un temps sénateur gaulliste après la guerre mais sa notice biographique dans le dictionnaire en ligne des sénateurs ignore absolument tout de ses engagements politiques avant 1944 ! Exemple significatif, parmi tant d’autres, de la méconnaissance persistante frappant les droites.

Pour comprendre leur histoire comme pour comprendre l’histoire générale de l’Occupation, tenir compte de la chronologie est impératif. Entre la France de l’été 1940, écrasée par la déroute militaire et l’effondrement du régime républicain, et celle de l’été 1944, aspirant dans sa masse à la libération, la différence était considérable.

À droite (la chronologie est bien sûr différente à gauche), les mois de novembre 1942 à février 1943 furent sans doute le moment clé qui fit basculer le rapport des forces en défaveur de la Révolution nationale, pourtant si attirante en 1940. Le cas de François Valentin, député de la FR devenu en 1940 l’un des dirigeants de la Légion française des combattants, est emblématique de l’évolution de la vaste mouvance vichysto-résistante persuadée que la Révolution nationale, en éradiquant l’esprit de 1936, serait l’antichambre de la revanche contre l’occupant puis découvrant, plus ou moins vite, que Philippe Pétain n’était que le valet d’armes du Reich39. Le débarquement anglo-saxon en Afrique du Nord et le soutien initial des États-Unis au général Henri Giraud contre la France libre marquèrent une indéniable rupture. L’État français, il est vrai, accumula comme jamais les preuves de sa totale soumission à l’Allemagne. Il fit tirer sur les Alliés anglo-saxons débarquant au Maroc et en Algérie, interdit à l’armée d’armistice de résister à la Wehrmacht envahissant la zone dite « libre » (seul Jean de Lattre de Tassigny enfreignit l’ordre et fut condamné à dix ans de prison en janvier 1943), empêcha la flotte de Toulon de s’échapper (elle se saborda finalement) puis créa la Milice en janvier 1943 et, en février, ne put éviter l’instauration du STO – naquirent alors les maquis pour cacher les réfractaires, ce qui nationalisa, en la « ruralisant », une Résistance jusque-là avant tout urbaine.

François Valentin avait déjà abandonné toutes ses responsabilités à la tête de la Légion au retour de Pierre Laval en avril 1942 mais sans prendre encore position publiquement. Il saisit l’occasion du troisième anniversaire de la création de la LFC pour lancer en août 1943 un appel et « libérer enfin [sa] conscience » d’avoir « contribué à tromper sur leur devoir de bons Français, légionnaires ou non ». « Un cri de colère monte de nos coeurs quand nous jetons un regard sur le chemin parcouru depuis trois ans et que, nous rappelant nos espérances d’alors, nous constatons à quelles réalités nous avons été conduits, de chutes en chutes, de combinaisons en combinaisons, de mensonges en mensonges, de lâchetés en lâchetés.» Et de résumer en deux phrases l’insurmontable contradiction originelle de Vichy : « notre erreur a été de croire qu’on pourrait relever un pays avant de le libérer. On ne reconstruit pas une maison pendant qu’elle flambe ».

Extrait de "Histoire des droites en France" de Gilles Richard, aux Editions Perrin

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