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Marine Le Pen pourrait-elle bénéficier d'un désir latent de catastrophe que nous partageons tous ?
©Flickr / Mark and Allegra

Certains hommes veulent juste voir le monde brûler

La volonté de faire table rase, la volonté révolutionnaire de tout changer pour repartir sur de bonnes bases ne seraient que les germes d'un désir plus nocif et violent, celui de voir la catastrophe se produire, et de contempler ensuite l'ampleur des dégâts.

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca est maître de conférences en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire et chercheur associé au Ceaq (Sorbonne). Ses derniers livres sont Les Affinités connectives (Cerf, Paris 2016) et Pornoculture. Voyage au bout de la chair (Liber, Montréal 2017, avec Claudia Attimonelli). Il a aussi publié, entre autres, A l’ombre de Berlusconi (L’Harmattan, Paris 2006), Transpolitica (Apogeo, Milan 2010, avec D. de Kerckhove) et Joie Tragique (CNRS éditions, Paris 2010).

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Atlantico : Comment interpréter la radicalité des programmes qui semble habiter cette campagne présidentielle, ainsi que les mots de plus en plus forts employés par les candidats à l’élection ?

Vincenzo Susca : L’usage d’un ton et de contenus autant brutaux est un signe de la crise du système politique tel que nous le connaissons. Les leaders en questions renoncent désormais à mettre en œuvre les discours classiques appartenant aux traditions qui leur sont propres pour crier, surenchérir, faire appel au ventre en abandonnant complètement la dimension rationnelle et même celle idéologique ayant caractérisé pendant longtemps les campagnes électorales. L’opinion publique étant derrière nous, ils font appel à celle que j’appelle l’émotion publique sans pour autant réussir à rentrer en phase avec elle, car celle-ci est déjà ailleurs par rapport au politique. Pour cela ils s’enragent et dépassent les limites du raisonnable : car on ne les entend plus, on ne les suit plus, on ne leur fait plus confiance. Bref, l’âge d’or de la politique touche désormais à sa fin. Les campagnes sont marquées par la présence de "monstres", des figures qui ne ressemblent plus aux citoyens qu’elles sont censées représenter mais exhibent, au contraire, la brutalité résidant au plus profond de l’inconscient collectif ; une brutalité "incivile", alimentée par la soif d’un changement brusque des systèmes institués. En effet, plus la frustration à l’égard de l’ordre établi est aiguë, plus les électeurs, comme dans un sursaut furieux, giflent le système en en favorisant l’invasion par des personnalités rudes et guerrières aux rhétoriques enflammées, de Silvio Berlusconi à Donald Trump et Marine Le Pen en passant par Nicolas Sarkozy.

Est-ce que l’essor contemporain de figures comme celle de Donald Trump et Marine Le Pen n’aurait-il aussi à voir avec un certain désir latent de catastrophe de la part des sociétés et des personnes auxquels ils s’adressent et qu’ils arrivent à séduire ?

D’une certaine manière, tout à fait : si la politique ne correspond plus aux modalités de vivre et d’imaginer qui sont présentes dans la vie sociétale, mieux vaut donc – semble être le discours ambiant – s’en éloigner le plus drastiquement possible, en invoquant des masques capables d’achever la catastrophe dans laquelle les sociétés occidentales sont plongées depuis longtemps. Le choix s’effectue alors de manière presque cynique, sans enthousiasme populaire particulier, comme s’il était guidé dès le départ par une conscience malheureuse, ou bien par de la haine vis-à-vis du status quo. Nous assistons ainsi au triomphe d’une tendance selon laquelle, une fois le réservoir des rêves, séductions et miracles épuisé, ces nouveaux populistes se servent d’un discours plus cru, exhibent un aspect plus rude et cynique et prennent l’apparence des méchants qui ont tant nourri l’imaginaire contemporain, de Joker aux pirates, des barbares aux serial killers en passant par Dexter et Doctor House. C’est presque le résultat d’un inconscient collectif, et même d’une inconscience et d’une irresponsabilité collectives réclamant directement la destruction du politique en choisissant à ce fin ce qu’il y a de pire. Ainsi, voter pour D. Trump (USA), pour M. Le Pen (France) ou pour B. Grillo (Italie), mais aussi, d’une certaine manière, en faveur du Brexit (UK), renvoie en quelque sorte, sur le plan de l’imaginaire, à un acte terroriste contre le système. La violence physique est ainsi remplacée par celle symbolique.

Qu’est-ce qui permet de canaliser un tel investissement symbolique autour de figures aussi improbables et invraisemblables que celles des nouveaux populistes ?

À bien y voir, leur succès est inversement proportionnel à la grâce de leurs visages, à la modération de leurs discours et à l’homogénéité qu’ils manifestent à l’égard des styles caractérisant les élites de nos sociétés. À partir du moment où l’unique modalité effective de participation à la gestion de la république se situe dans l’isoloir électoral, le votant déçu par la politique ne trouve de meilleur ressource à son avide quête de changement que dans l’élection de figures excessives, border-line, métaphores d’un possible sabotage du système. Ces icônes jouissent d’un lien souterrain avec l’imaginaire collectif. Les travestissements auxquels elles ont recours avec succès sont les symptômes du mal-être lancinant qui mûrit dans le corps sociétal, lequel, en les choisissant, hurle de la manière le plus paroxystique son aspiration à la destruction de l’ordre établi. Leur spectacularité diabolique est donc le signal d’une profonde frustration que la politique ne peut toutefois représenter et encore moins contrôler. 

Peut-on tuer ce désir de catastrophe ? Si c’est le cas, comment ?

A l’état actuel, il me semble trop tard : nous sommes loin de toute solution au sens dialectique du mot. Il n’y a plus aucune synthèse possible et peut-être que, comme ce fut le cas pour tous les grands changements ayant caractérisé l’Histoire, nous sommes obligés de passer par le tragique, par une tragédie. Cependant, nous pourrions peut-être la rendre moins insupportable et exacerbée en en comprenant les raisons, les sentiments et les formes. Comme le dit Michel Maffesoli, "la fin d’un monde ne veut pas dire la fin du monde". Il faudrait juste avoir le courage de voir ce qui est en train de naitre dans les ruines de la modernité, pour aller au-delà de la modernité, en sachant que les populistes dont il est question sont une partie intégrante du système qu’ils déclarent vouloir abattre. Ils ne sont pas du tout la solution du problème : ils sont le problème même à son niveau paroxystique.  

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