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Dopage mental : faut-il prendre les mêmes substances que les joueurs d'échecs pour améliorer sa concentration ?
©Reuters

Sans limites

En vue de favoriser l'admission du jeu d'échecs parmi les disciplines des Jeux Olympiques de 2020 à Tokyo, la Fédération mondiale d'échecs a instauré un contrôle anti-drogues pour ses joueurs, enclins à utiliser certains médicaments visant à améliorer leurs performances cérébrales.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico : Plusieurs études ont révélé les effets du modafinil et de la ritaline sur l'amélioration des fonctions cognitives, deux médicaments utilisés notamment à cette fin par les joueurs d'échecs. Comment ces deux médicaments agissent-ils ? Quelles améliorations sur notre activité cérébrale permettent-ils réellement ? 

Stéphane Gayet : Les psychotropes sont l’ensemble des substances chimiques (naturelles, synthétiques ou bien semi-synthétiques) qui ont une action sur le fonctionnement du psychisme. Même en se limitant aux seuls médicaments, on constate qu’ils sont nombreux : les anxiolytiques sont des tranquillisants qui apaisent l’inquiétude maladive, les sédatifs diminuent les états de tension interne, c’est-à-dire la nervosité, les hypnotiques favorisent l’endormissement, les antidépresseurs boostent artificiellement l’humeur des personnes ayant tendance à voir tout en noir et à se replier sur elles-mêmes, les neuroleptiques corrigent les maladies psychiatriques à type de délire ou d’agitation, et les psychostimulants encore appelés psychoanaleptiques activent l’idéation et les fonctions de la mémoire appelées fonctions cognitives. Ce sont-là les principales catégories de médicaments psychotropes, schématiquement.

Le modafinil (plusieurs noms commerciaux, dont MODAFINIL) active l’éveil (l’idéation et la réactivité), améliore le niveau et la durée de l'état de veille (le fait de lutter contre le sommeil) et de la vigilance (le fait de rester attentif à ce qui se passe autour de nous), avec une intensité qui augmente proportionnellement à la dose absorbée. Ce médicament est indiqué chez l'adulte dans le traitement de la somnolence diurne excessive (difficulté à rester éveillé et augmentation de la survenue d'endormissement inapproprié). L’état pathologique le plus grave contre lequel ce médicament permet de lutter est la narcolepsie, qui est un endormissement brutal, profond et inapproprié dans la journée. Elle est parfois associée à une cataplexie, c’est-à-dire une chute brutale du tonus musculaire sans perte de connaissance et entraînant une chute.

La RITALINE (nom commercial) ou plutôt le méthylphénidate, est un puissant stimulant du cerveau. C’est un médicament plus lourd que le précédent, commercialisé uniquement pour traiter les déficits graves de l’attention de l’enfant âgé d’au moins six ans et s’accompagnant d’une hyperactivité (syndrome, de cause inconnue, dit de TDAH : troubles de l’attention avec hyperactivité). Cela concerne ces enfants hyperactifs dont on parle beaucoup depuis quelques années. Ils sont incapables de se fixer sur quelque chose et passent sans arrêt d’une activité à l’autre, en fatiguant beaucoup leurs parents et éducateurs. Ce médicament a beaucoup d’effets indésirables et il n’est indiqué que lorsque les autres mesures se sont montrées insuffisantes. De plus, il est également indiqué en cas de narcolepsie avec ou sans cataplexie, lors d'une inefficacité du modafinil, cela chez l'adulte et chez l'enfant âgé d’au moins six ans.

Honnêtement, on ne connaît pas bien leur mode d’action précis, pour l’un comme pour l’autre. La grande majorité des psychotropes modifient la transmission de l’influx nerveux par une action sur les connexions entre neurones (les synapses), là où interviennent différents neuromédiateurs (substances chimiques assurant la transmission entre deux fibres nerveuses). Le mode d’action du modafinil est un peu mieux étudié et cerné que celui du méthylphénidate, mais cela reste assez limité.

Sur le plan de l’activité observée, ce sont deux psychostimulants puissants. Chez le sujet sain, ils sont capables d’augmenter nettement et objectivement les performances intellectuelles. La lutte contre le sommeil est facilitée, l’éveil est plus intense, la sensation de fatigue est réduite, l’attention est stimulée, l’idéation est accélérée, la concentration et l’abstraction sont plus puissantes, et la mémorisation et la restitution mnésique plus performantes. Globalement, ces produits augmentent donc très sensiblement les performances psychiques de la personne dont le cerveau en est imprégné.

Les récents travaux menés par un groupe de scientifiques allemands et suédois sur 39 joueurs d'échecs ont révélé les résultats suivants quant à l'usage du modafinil et de la ritaline : augmentation de 5% des chances de victoire, de 35 points dans le classement ELO (système d'évaluation du niveau de capacités relatif d'un joueur d'échecs), etc. Les chercheurs précisent par ailleurs que ces substances sont en mesure d'améliorer la qualité de la réflexion du joueur tout en augmentant la durée de cette réflexion. Quelle interprétation peut-on faire de ces résultats ?

Ces résultats ne font que confirmer ce que l’on avait déjà pu montrer lors de tests antérieurs. Ces substances ne paraissent pas modifier le cerveau, en ce sens que leur effet cesse après leur élimination. Elles permettent de l’utiliser de façon plus poussée : il y a certainement un phénomène de recrutement neuronal, associé à divers processus d’activation. En d’autres termes, si l’on estime par exemple que, chez un joueur dont le cerveau n’est pas dopé, il y a une utilisation de 5 % de sa substance grise ou corticale, ce pourcentage pourrait passer à 8 ou 10 % sous l’effet de ces substances. De plus, les circuits neuronaux habituellement utilisés pour ce type de réflexion fonctionnent, du fait de leur activation, plus rapidement sous cette imprégnation chimique. Les résultats sont là et sont incontestables. 

Mais on connaît mal les éventuelles conséquences à moyen et long terme d’une utilisation importante de ces psychostimulants : provoquent-ils un surmenage du cerveau ? favorisent-ils à long terme des déficits intellectuels ? ont-ils un effet favorisant sur le développement de troubles de la personnalité, voire de maladies psychiatriques ? Ou bien est-ce le contraire, c’est-à-dire ont-ils des effets protecteurs sur le vieillissement cérébral ? Il est bien difficile de répondre à ces questions.

Mais une chose est certaine, il s’agit bel et bien de dopants intellectuels, comme l’est du reste la nicotine, à plus faible degré bien sûr, ainsi que les amphétamines et la cocaïne, elles au contraire, d’une façon très puissante, mais particulièrement toxique.

L'obtention de ces stimulants cognitifs est-elle facile ? Qu'est-ce que cela révèle du phénomène du dopage cérébral ?

Ces psychostimulants sont des médicaments qui ne sont pas en vente libre en France, mais il est probablement possible de se les procurer plus ou moins facilement dans certains pays étrangers. Sur Internet, des sites marchands souvent illégaux commercialisent couramment des produits contrefaits, parfois de faible efficacité et qui plus est plus ou moins toxiques par rapport aux substances originelles.

Pour revenir à la réglementation française, le modafinil est classé parmi les médicaments d’exception. Cela se traduit déjà par le fait que sa prescription initiale annuelle est réservée aux spécialistes et aux services spécialisés en neurologie, ainsi qu’aux médecins exerçant dans les centres du sommeil ; et ensuite par la nécessité d’une surveillance particulière pendant le traitement. Mais par ailleurs, sa prescription ne nécessite pas d’ordonnance sécurisée et son renouvellement n’est pas restreint.

Le méthylphénidate, quant à lui, est classé parmi les médicaments stupéfiants, donc de prescription très contrainte. Cela signifie que sa prescription se fait obligatoirement sur une ordonnance de type sécurisé (répondant aux spécifications fixées par l'arrêté du 31 mars 1999) et qu’elle est limitée à 28 jours. De plus, sa prescription initiale annuelle, à l’instar du modafinil, mais avec quelques différences, est réservée aux spécialistes hospitaliers et aux services hospitaliers spécialisés en neurologie, psychiatrie, pédiatrie, ainsi qu’aux centres du sommeil.

L’importance en France et dans le monde du dopage cérébral est très mal connue. Le dopage chez les sportifs fait l’objet de mesures réglementaires très contraignantes et qui ne cessent d’évoluer vers plus de coercition. La raison en est double : cela fausse la compétition et surtout les produits dopants se révèlent très dangereux pour la santé, dès l’instant où leur usage est intensif. La question du dopage cérébral ne se pose pas dans les mêmes termes : son caractère délétère, c’est-à-dire son danger pour la santé, n’est pas affirmé, exception faite des stupéfiants que sont les amphétamines et la cocaïne ainsi que ses dérivés ; les compétitions où le cerveau est l’organe compétiteur principal sont assez rares, si l’on excepte les concours. Il est connu que de plus en plus d’étudiants aient recours à divers psychotropes qui peuvent les aider, notamment du fait qu’ils sont souvent en dette de sommeil en raison de la nécessité de gagner leur vie avec des emplois vespéraux ou nocturnes. Mais qu’en est-il lors des épreuves écrites et orales des différents concours ? On peut être certain que des candidats se dopent avec des psychostimulants, mais dans quelle proportion, avec quels produits ? Faut-il laisser faire les choses ou faut-il faire un contrôle antidopage avant les épreuves d’un concours ? Cela aurait-il du sens et serait-il réalisable ? La question est posée, mais tant que l’on n’assistera pas à un drame lié au dopage cérébral lors des épreuves d’un concours (arrêt cardiaque, crise d’épilepsie, bouffée délirante, violence…), il est plus que vraisemblable que rien ne sera fait.

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