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Le libéralisme : le pire des ordres économiques (à l'exception de tous les autres déjà essayés)
©Reuters

Bonnes feuilles

"Diriger c'est servir" : Robert Leblanc prône, expérience à l'appui, l'idée qu'un patron a aussi pour mission de créer les conditions pour que chacun dans l'entreprise, quelle que soit sa place, se sente investi d'une responsabilité et sache sa dignité reconnue. Ce qui n'empêche nullement l'exigence du développement durable donc rentable de l'entreprise. Au contraire ! La réussite n'est durable que si toutes les parties prenantes y trouvent leur compte.

Robert Leblanc

Robert Leblanc

Polytechnicien, président d'Aon France après une carrière dans le domaine de l'assurance, Robert Leblanc est membre du mouvement des EDC (Entrepreneurs et dirigeants chrétiens), qu'il a présidé de 2010 à 2014. Il est également président du comité d'éthique du Medef.

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Pour paraphraser Churchill qui disait que la démocratie est le pire des systèmes politiques, à l’exception de tous les autres déjà essayés, j’affirme que le libéralisme est le pire des ordres économiques, à l’exception de tous les autres déjà essayés. Un ordre et non un système, en ce sens qu’il n’est pas conçu dans sa globalité ; il est un ensemble de mécanismes par lesquels les capitaux circulent et les énergies se rassemblent, pour un temps et en des lieux, au service de projets de production, soumis à différentes exigences de la société. Sous des formes sans cesse renouvelées, cet ordre prévaut naturellement quand aucun système n’est pensé ni imposé.

Le pire parce qu’il se passe des choses inacceptables, on l’a vu. À l’exception de tous les autres déjà essayés, parce que je crois qu’il y a plus de violence encore en dehors du libéralisme et parce que, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, le nombre de personnes qui vivent plus confortablement dans le monde augmente au fur et à mesure que les entraves autoritaires à cet ordre tombent et le laissent se déployer. On peut regretter un affadissement de la vie, un moindre goût pour les élans d’humanité et de spiritualité chez ceux qui se vautrent dans le confort matériel. Aux JMJ de Cracovie, à l’été 2016, le pape François a interpellé ceux qui confondent confort et bonheur : « Chers jeunes, nous ne sommes pas venus au monde pour végéter, pour vivre dans la facilité, pour faire de la vie un divan qui nous endorme ; au contraire, nous sommes venus pour autre chose, pour laisser une empreinte […]. Mais quand nous choisissons le confort, en confondant bonheur et consumérisme, alors le prix que nous payons est très élevé : nous perdons la liberté. Il y a une grande paralysie lorsque nous commençons à penser que le bonheur est synonyme de confort, qu’être heureux, c’est marcher dans la vie, endormi ou drogué, que l’unique manière d’être heureux est d’être comme un abruti. » Mais cela n’est pas du ressort des pouvoirs publics et il vaut mieux qu’ils permettent le développement matériel. À le brider, ils ne garantissent pas une élévation des âmes.

Un ami français de ma génération marié à une Chinoise dit deux choses à ce sujet : la première, c’est que, au fond, sa femme garde un bon souvenir de sa jeunesse dans la Chine communiste où régnaient la gratuité et l’entraide ; la seconde, c’est que, ayant goûté aux avantages de la vie actuelle en France, elle ne pourrait plus vivre comme avant. Les millions de personnes qui sont sorties de la pauvreté ne sont pas prêtes à y retourner. Il ne faut pas mépriser la vie matérielle, même quand on aspire à ne pas y perdre son âme.

D’ailleurs, l’efficacité du système productif conditionne la capacité à financer les besoins de santé et de vie sociale et culturelle. Dominique Schnapper écrivait il y a près de vingt ans dans son livre intitulé Contre la fin du travail : « C’est seulement si la production du secteur concurrentiel est efficace et compétitive qu’on pourra financer les emplois, dont on a indéfiniment besoin, dans le domaine de l’éducation, du social, du culturel. » Benoît XVI allait dans le même sens dans un message pour la journée mondiale de la paix en 2009 : « Doit être écartée comme une illusion l’idée selon laquelle une politique de pure redistribution des richesses existantes puisse résoudre le problème définitivement. Dans une économie moderne, en effet, la valeur de la richesse dépend dans une importante mesure de sa capacité de créer du revenu pour le présent et pour l’avenir. La création de valeur devient donc une obligation incontournable, dont il faut tenir compte pour lutter de manière efficace et durable contre la pauvreté matérielle. »

Le libéralisme a prouvé son efficacité dans la production de richesses. En effet, la démultiplication des centres de décision favorise la confrontation, la liberté d’entreprendre permet le foisonnement de nouvelles propositions et la concurrence, qui stimule une allocation dynamique des ressources, pousse à la créativité et force à des progrès dans la qualité et le prix des produits. L’élimination des concurrents les moins performants est parfois cruelle, elle est rarement injuste tant que les malhonnêtetés sont sanctionnées ; c’est la fameuse destruction créatrice conceptualisée par Joseph Schumpeter. L’évolution technologique crée des ruptures inattendues, avec des modèles économiques inenvisageables auparavant ; l’auto-stop est vieux comme les autos, mais les sites de covoiturage ne pouvaient voir le jour qu’à partir du moment où les smartphones avec géolocalisation étaient répandus et, dès qu’ils l’ont été, des entrepreneurs se sont lancés dans cette offre nouvelle. À l’opposé, les économies planifiées n’ont jamais produit ce qu’en attendaient les théoriciens de l’optimisation globale, souffrant en pratique d’une expression difficile, pour ne pas dire inexistante, de la demande, des pesanteurs d’un système centralisé, de l’absence d’émulation dans les situations de monopole.

Même dans des économies ouvertes, l’État s’est révélé mauvais actionnaire ; la prise en compte de considérations autres que le développement économique, des lourdeurs dans les prises de décisions et des rigidités défavorables aux reconfigurations nécessaires au fil du temps ont souvent donné de mauvais résultats.

Le libéralisme que je revendique exclut donc l’État actionnaire et n’est pas favorable à un interventionnisme trop poussé des pouvoirs publics dans la sphère économique. Il faut bien que l’intérêt général se fasse valoir et fixe des exigences publiques que les consommateurs, pris individuellement, ne pourraient défendre, mais cela ne justifie pas des lois trop intrusives dont les effets sont parfois contraires aux attentes ; je pense par exemple à la loi française récente en faveur du logement qui a gelé le marché et abouti à des difficultés pires qu’avant. À aller trop loin dans les contraintes imposées aux entreprises, on les empêche de se développer et la société a autant à y perdre qu’à y gagner. Le patronat dénonce en France un code du travail d’une complexité et d’une lourdeur incomparables qui, à trop vouloir protéger les salariés, est défavorable aux embauches.

Les reproches adressés au libéralisme ne manquent pas, malgré ses vertus. Ses détracteurs s’en prennent à la « main invisible du marché » d’Adam Smith et dénoncent un ordre qui fait la part trop belle à l’égoïsme, voire qui encourage la cupidité. Considérer que les équilibres économiques se font à partir d’une optimisation par chacun de ses propres avantages reflète pourtant assez bien la réalité. Mais il ne faut pas exagérer, la générosité est présente dans le monde, l’abnégation aussi et les personnes se laissent relier par bien d’autres choses que cette « main invisible » – par les idées, les convictions, la foi, l’amour…

On dénonce aussi l’exploitation de l’homme par l’homme en faisant des détenteurs de capitaux les maîtres du monde. L’expression est un peu passée de mode, mais pas l’idée. Je garde le souvenir d’une conversation avec une grand-mère que je connaissais dans une campagne profonde ; je prenais des nouvelles de ses petits-enfants ; une de ses petites-filles attendait un enfant et je lui demande ce que fait le père. « Rien, me répond-elle ; il aime mieux être au RMI que se faire exploiter. » J’étais consterné. Ce garçon préférait la passivité et la dépendance à une fonction rémunérée, tant l’idée de servir lui semblait le rabaisser. Il devait considérer que les salariés servent les actionnaires, quand je crois pour ma part qu’ils servent ensemble les clients et se servent mutuellement.

Le creusement des inégalités est mis aussi au passif du libéralisme. C’est la réalité : les écarts se creusent et les riches sont toujours plus riches. Mais des millions de personnes sont sorties de la pauvreté avec l’ouverture au marché d’économies auparavant administrées, et cela me semble plus important. Les inégalités ont toujours existé, même dans les régimes qui faisaient de l’égalité leur doctrine, et elles me semblent acceptables à condition que la société ne soit pas figée et que l’égalité des chances soit assurée ; elles peuvent même alors être stimulantes.

Reste l’assimilation du libéralisme à la société de consommation. Il est vrai que, pour se développer, beaucoup d’entreprises attisent le désir des consommateurs et programment l’obsolescence de leurs produits. Cela se traduit par du gaspillage, un matérialisme obsessionnel et des frustrations. On n’a certainement pas besoin de tout ce qu’on achète par tentation. Mais je crois qu’une forme de maturité commence à se faire jour dans les sociétés libérales les plus avancées, tandis qu’on peut comprendre la soif de consommer de la part de personnes qui en ont été privées longtemps par des régimes politiques autoritaires ou par le sous-développement. J’espère que leurs excès se tempèreront comme les nôtres. Dans un monde ouvert, à chacun de trouver ses propres limites, aidé par l’éducation et par une éthique partagée.

D’ailleurs, plus généralement, dénoncer les situations scandaleuses, les dérives et les excès de nos sociétés devrait nous inviter à agir dans le monde tel qu’il est, chacun à notre place, plutôt qu’à attendre l’instauration d’un système alternatif. C’est cela aussi, le libéralisme : la responsabilité de chacun. En tant que citoyen, en tant que consommateur, en tant que dirigeant d’entreprise pour ceux qui le sont, essayons d’agir selon notre conscience, nous avons plus de pouvoir que nous ne l’imaginons souvent.

En 2004, Xavier Fontanet disait : « Le libéralisme, c’est d’abord la conviction que chaque personne est unique et géniale ; chaque personne renferme son propre talent, chaque être est capable de faire des choix qu’il assume et qui le construisent dans la durée […]. Le fondement de l’économie de marché, c’est la confiance en chaque personne humaine. » Il y a, dans cet ordre imparfait du monde qu’est le libéralisme, une confiance dans les capacités de chacun qui le grandit et engage sa responsabilité individuelle. Derrière les organisations publiques comme privées, à la tête des gouvernements, des entreprises et des associations, et pas seulement à leur tête, à tout niveau, il y a toujours des humains et chacun, parce qu’il est une personne, engage sa responsabilité dans tout ce qu’il fait, pour autant qu’il soit libre. Mais « la liberté est un travail long et pénible » pour ceux qui n’y ont pas été formés, nous rappelle Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, qui pointe la nécessité que « chacun cherche en lui-même sa part d’humanité et apprenne à la préserver » pour pouvoir assumer sa responsabilité. Parce que dans un monde libéral, chaque adulte est davantage exposé à sa liberté et à sa responsabilité, on peut affirmer que le libéralisme est un humanisme. Pour autant, tous ne trouvent pas leur place dans ce monde de compétition et, qu’on soit ou non de sensibilité libérale, on ne peut se montrer indifférent à leurs souffrances. Face à un être en détresse physique et morale, puis-je invoquer sa responsabilité d’adulte pour m’en détourner et le laisser seul avec ses difficultés ? Certainement pas ! Considérer l’autre comme responsable ne m’empêche pas de prendre soin de lui, mais implique aussi d’agir sans condescendance. Et me considérer moi-même comme responsable m’oblige à agir sans me retrancher derrière ce que la société a fait de mal et pourrait faire de bien.

Le libéralisme est un humanisme exigeant, marqué de la conscience aiguë de la responsabilité de chacun. Le respect de l’autre poussé jusqu’à l’amour justifie cette exigence pour lui autant que pour soi et le grandit.

Extrait de "Le libéralisme est un humanisme" de Robert Leblanc, publié aux éditions Albin Michel. 

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