Peut-on être chrétien et licencier ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Peut-on être chrétien et licencier ?
©Reuters

Bonnes feuilles

"Diriger c'est servir" : Robert Leblanc prône, expérience à l'appui, l'idée qu'un patron a aussi pour mission de créer les conditions pour que chacun dans l'entreprise, quelle que soit sa place, se sente investi d'une responsabilité et sache sa dignité reconnue. Ce qui n'empêche nullement l'exigence du développement durable donc rentable de l'entreprise. Au contraire ! La réussite n'est durable que si toutes les parties prenantes y trouvent leur compte.

Robert Leblanc

Robert Leblanc

Polytechnicien, président d'Aon France après une carrière dans le domaine de l'assurance, Robert Leblanc est membre du mouvement des EDC (Entrepreneurs et dirigeants chrétiens), qu'il a présidé de 2010 à 2014. Il est également président du comité d'éthique du Medef.

Voir la bio »

La question est présente dans les discussions d’équipes des EDC. J’avais d’ailleurs animé un groupe de travail sur les licenciements économiques, il y a une bonne quinzaine d’années, bien avant mon mandat de président du mouvement. Ce qui me paraît important, c’est de dédramatiser les changements de perspective professionnelle et, en même temps, prendre en compte le ressenti différent des personnes concernées. L’idée de l’emploi à vie dans une même entreprise a fait son temps. Dans une société où tout est de plus en plus instable et éphémère, où même les familles se recomposent allégrement, les virages professionnels sont à considérer avec flegme. Pour autant, on ne peut ignorer les inquiétudes de ceux qui sont confrontés à la nécessité de se remettre en cause et de chercher un emploi correspondant à leurs compétences dans un contexte de chômage élevé. Les employeurs ont une responsabilité dans la formation de leurs salariés et sont concernés par leur employabilité. Ils doivent aussi anticiper autant que possible les évolutions de leurs métiers et de leurs marchés pour s’y adapter avec le moins de bouleversements possibles.

En tout cas, les dirigeants doivent être conscients des implications humaines, y compris dans ce qu’elles peuvent avoir d’irrationnel, de décisions qui ne sont pas que des arbitrages financiers. Se séparer de quelques personnes dans un bassin d’emplois actif n’est pas comparable à la fermeture d’un site dans une localité dont c’est la seule source de richesses. Mais, dans tous les cas, il faut penser aux personnes concernées et être capable de leur expliquer les motivations de ce qui est envisagé en toute sincérité. Comprendre les nécessités de l’entreprise aide les personnes qui n’y ont plus leur place à accepter les évolutions qu’elles subissent ; je ne dis pas qu’elles s’en réjouissent, mais la souffrance est pire quand elle se double d’un sentiment d’injustice.

Il y a le cap à passer de la mauvaise nouvelle, puis la gestion de la situation pour laquelle des mesures d’accompagnement sont souvent mises en œuvre. De ce que j’ai pu voir autour de moi plus largement, je retiens que, passé le moment de surprise voire de colère à l’annonce qu’on n’a plus sa place, la majorité des personnes reprennent pied d’une manière qui cadre mieux avec leur personnalité et leurs aspirations. Dans le monde de l’assurance en France, je n’ai pas vu grand monde rester durablement en panne.

J’ai fait deux fois l’expérience de la mise en œuvre de plans de réduction des effectifs. La première fois dans une société de Bourse, filiale d’Axa, qui avait été rachetée à la famille fondatrice ; mais celle-ci avait gardé une partie de l’activité d’origine et la société que j’avais rejointe était bancale. Une gestion hasardeuse où certains avaient cru que la hausse du chiffre d’affaires suivrait automatiquement celle des effectifs avait abouti à des déséquilibres nécessitant les mesures radicales que j’ai dû prendre. Le souvenir le plus pénible que je garde de ce baptême du feu, c’est l’annonce aux salariés concernés. C’était une petite entreprise où nous nous connaissions tous. Convoquer une personne pour lui dire qu’elle était visée par le plan me semblait trop solennel ; évoquer en la croisant dans un couloir que j’avais un mot à lui dire, trop désinvolte. Trouver le ton juste n’était pas facile. Et je n’oublierai jamais non plus ces cas de cadres qui m’avaient dit que nous avions raison d’engager cette opération et à qui il me revenait d’annoncer qu’ils étaient personnellement concernés. Quand j’ai quitté cette entreprise pour rejoindre Uni Europe et le monde de l’assurance, le comité d’entreprise m’a fait un cadeau d’adieu. Cela m’a profondément touché ; j’avais tout juste trente-cinq ans et j’ai lu dans ce geste la reconnaissance que j’avais agi en conscience, par nécessité et avec le souci des personnes.

Ma seconde expérience date de mon arrivée chez Aon. Nous ne pouvions pas ne pas traiter le sujet. Les effectifs étaient en décalage par rapport à l’activité qui s’était violemment contractée avant mon arrivée. J’ai estimé que je devais aborder le sujet de front devant les cadres de l’entreprise comme devant les élus du personnel. Ceux-ci savaient que la situation était difficile et que, si la direction française n’avançait pas, le groupe risquait d’intervenir directement avec moins d’attention aux sensibilités locales. Certains cadres étaient peut-être moins conscients de la réalité des difficultés que les élus… Nous avons donc lancé un plan de sauvegarde de l’emploi, comme l’appelle le code du travail ; je regrette d’ailleurs ces périphrases hypocrites : ne pas appeler les choses par leur nom contribue à un mauvais climat car elles n’aident pas à être dans la vérité. À ce moment-là, je venais de prendre la présidence des EDC et je me sentais surveillé des deux côtés : aux EDC, une gestion mal ajustée de ce plan pouvait donner aux membres du mouvement le sentiment d’être représentés par une personne qui bafouait les valeurs humaines qui nous rassemblent et leur faire regretter de m’avoir porté à la présidence. Dans l’entreprise, où l’on connaissait mon engagement aux EDC, ma cohérence personnelle était en jeu et je redoutais d’entendre : « C’est bien la peine d’aller faire le malin à l’extérieur en racontant avec vos amis un tas de choses sur la place de l’homme dans l’entreprise, pour faire ici des licenciements, à peine arrivé… » J’ai donc redoublé de vigilance sur la justification du plan, sur son dimensionnement, sur l’ensemble de ses caractéristiques, sur les mesures d’accompagnement ; surtout, avec notre directeur des ressources humaines, nous avons passé beaucoup de temps avec les partenaires sociaux dans le cadre des instances formelles et au cours de rencontres informelles favorables à une compréhension mutuelle et à la construction d’une relation de confiance.

On peut donc être chrétien et licencier : c’est rarement par vice qu’on le fait, mais par nécessité. Une nécessité qu’une meilleure anticipation, une meilleure gestion auraient peut-être pu éviter, mais il y a bien des situations où cela s’impose malheureusement. Je me souviens d’un ami des EDC qui racontait que, dans l’entreprise familiale qu’il dirigeait avec son frère, il leur était arrivé d’avoir à procéder à des licenciements. « Mon frère va alors chaque fois à confesse, disait-il, moi non ; car, si j’estimais avoir tort de licencier, je ne le ferais tout simplement pas… » Deux frères, une même culture, une même entreprise, deux attitudes… J’ai le souvenir aussi de débats aux EDC sur les délocalisations. Je n’ai pratiquement jamais été confronté à ce sujet qui concerne moins les métiers de l’assurance que ceux de l’industrie ; mais j’ai le souvenir en particulier d’un membre des EDC, à la tête d’une fabrique de meubles de bureau, qui était confronté comme presque tout le monde à la pression des clients sur les prix et qui voyait bien une possibilité de produire beaucoup moins cher les mêmes meubles en Asie. Il avait des scrupules à fermer l’atelier français et à se séparer de collaborateurs fidèles et compétents mais d’un autre côté, à ne rien décider, il savait qu’il finirait par déposer le bilan d’une société condamnée à ne plus rien vendre ou à vendre à perte. Il a partagé ses préoccupations avec d’autres membres du mouvement et a fini par lancer une activité en Asie sans mettre un terme à l’activité en France. Les marges dégagées sur les produits nouveaux permettaient de maintenir l’atelier français et de répartir progressivement l’activité en fonction des atouts de part et d’autre. Une recherche d’un profit maximal à court terme aurait pu condamner l’emploi en France et peut-être aussi compromettre les développements futurs de cette entreprise ; le refus par principe de toute délocalisation n’aurait pas garanti non plus un emploi pérenne en France. Cette solution équilibrée s’est avérée la plus juste. Est-ce toujours possible ? Dans un groupe international, au nom de quelles valeurs peut-on défendre l’emploi dans un pays plutôt que dans un autre ? Évidemment, quand les choix sont visiblement dictés par une optimisation fiscale, au mépris de l’engagement des équipes présentes, l’image de l’entreprise est atteinte. Et l’image aussi a un prix… souvent élevé d’ailleurs, ce qui constitue heureusement un frein aux pratiques les plus immorales.

Extrait de "Le libéralisme est un humanisme" de Robert Leblanc, publié aux éditions Albin Michel

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !